Extrait:
PENDANT L'ÉTÉ, je décide de trouver un logement plus près de la centrale, pour ne plus avoir à faire soixante kilomètres tous les matins. Les miliciens me proposent de dormir dans une école maternelle abandonnée. Elle a un joli nom: elle s'appelle Skazka, « Conte de fées ». Là vivent les hommes chargés de mesurer la radioactivité dans chaque partie de la centrale: les dosimétristes. Ils s'occupent tout particulièrement d'aller sur le toit du réacteur n°3 où l'explosion a projeté une grande quantité de déchets hautement radioactifs. Entre nous, nous les appelons Krychnye Koty, les « Chats du toit ». Ils élaborent des plans. Ils cartographient progressivement toute la centrale. Ainsi, au moment d'envoyer des machines ou des troupes, on sait précisément à quelles doses de radioactivité ils vont être exposés. Ils travaillent par périodes de quarante secondes, parce qu'ils vont là où personne ne va, là où les radiations sont les plus fortes.
LES « CHATS DU TOIT » sont nimbés d'un certain mystère.
Ils sont au nombre de dix huit et travaillent la nuit, comme des
chats qui chassent leurs femelles. Logé au même endroit
qu'eux, je sympathise avec certains. Je leur confie ma difficulté
à accéder au plus près du réacteur
n°4. Je leur montre mon accréditation: mes photos seront
publiées dans le monde entier !
Ils m'écoutent en souriant. Ils pensent que je suis un
peu fou, mais ils acceptent que je les accompagne. La nuit suivante,
avant de monter sur le toit de la centrale, je prends une photo
de groupe. On dirait une photo de classe ou d'usine. Au dessus,
on voit encore ce slogan qui date d'avant l'explosion: «
La centrale nucléaire "Lénine" de Tchernobyl
travaille pour le communisme » !
Quand nous levons les yeux vers le slogan, cela nous fait rire.
Sur cette photo, on voit Sacha Iourtchenko. Sur le toit, c'est
lui qui m'a pris en charge. Il en connaissait tous les recoins.
Tout n'était plus que ruines, mais il savait comment passer
entre les pierres, par les tunnels et les trous dans la structure.
Il marchait lentement, le dosimètre à la main, cherchant
à déterminer avec précision les points de
plus forte contamination. Dès qu'il trouvait une «
tache » de radioactivité, il en suivait les contours
et la dessinait sur le plan. Dans les premiers temps, on a
pensé envoyer principalement des machines automatiques
ou téléguidées pour déblayer les blocs
de graphite du toit. Mais il est apparu rapidement que la radioactivité
détruisait leurs circuits électriques. Encore une
fois, on a utilisé ce qu'il restait: des hommes. On les
appelait des robots biologiques ou encore des robots « verts
» à cause de leur uniforme.
SUR LE TOIT, ils
ne doivent rester que quarante secondes. Le temps de jeter une
ou deux pelletées de déchets radioactifs dans le
trou béant du bloc n°4. Parfois, le taux de radioactivité
atteint dix mille röntgens. Et personne n'a même simplement
imaginé qu'il était possible de travailler à
dix mille röntgens. La sirène retentit. Huit soldats
sortent en courant et se précipitent sur le toit. Quarante
secondes plus tard, la sirène retentit encore: ils reviennent,
toujours en courant. Sacha lourtchenko monte sur le toit avant
moi. Il y promène son dosimètre. Il cherche l'endroit
d'où je peux prendre des photos sans courir trop de risques.
Puis il revient en courant et se cache derrière un mur
épais: c'est à moi de jouer. Je monte, frappé
par un étrange sentiment mystique. J'ai l'impression d'être
sur une autre planète. Tout est recouvert par le «
fuel », un mélange de carburants radioactifs. Mes
mains tremblent. Je ne sais plus où je suis, mais je prends
des photos quand même. À peine une minute plus tard,
je sens un coup sur mon épaule, et puis une voix qui me
dit:
- Putain, mais dépêche toi ! Je bouffe plein de radiations,
à cause de toi. Rentre vite, maintenant !
Sacha me pousse à l'intérieur de l'abri.
Le seuil maximum
d'absorption de radioactivité par le corps humain est fixe
à vingt cinq röntgens. C'est une norme militaire.
Les premiers jours, on nous a distribué des carnets pour
noter notre taux d'irradiation quotidien. Avec les homes de la
brigade des « Chats du toit », je comprends qu'il
faut mentir. Si l'on atteint vingt cinq röntgens, on est
renvoyé. Pour terminer la liquidation de la catastrophe,
les « Chats » notent dans leurs carnets un chiffre
dix fois inférieur à la réalité de
leur irradiation. Et sur le moment, je ne dis rien, pour ne pas
les trahir, parce qu'ils veulent rester pour finir leur travail.
Un jour, le général Tarakanov, qui dirige
la brigade, est venu me trouver :
- Igor, pour ne pas brûler inutilement mes soldats, il
me faudrait des grandes photos panoramiques du toit.
On y marquerait l'emplacement des morceaux de graphite à déplacer. Quand les robots biologiques reviennent du toit à la fin de la journée, on leur donne un diplôme officiel, un bout de papier, même pas une vraie médaille. Et puis cent roubles et un certificat de démobilisation. Ils prennent le train et rentrent chez eux. Près de cinq mille homes se sont succédé sur le toit pendant le mois de septembre. Moi, j'ai reçu cinq diplômes officiels. Ce sont des petits cartons rouges, tout simples, qui sentent le porridge, la transpiration et le plomb. J'en suis très fier.
C'EST CE DONT JE SUIS le plus fier dans ma vie. J'ai vu des homes déplacer des blocs radioactifs de graphite à mains nues. C'est la première fois dans l'Histoire. Je crois qu'une telle chose n'est possible que dans ce pays. Un pays où la vie d'un home ne vaut pas grand chose. Pour preuve: le régime les a laissés tomber. Personne n'a jamais appelé Vania, Petia, ou Volodia, pour savoir comment ils allaient, s'ils n'avaient pas besoin de quelque chose. Pire encore, on leur a supprimé leurs allocations et leurs avantages. On a peut être cru que les robots, comme les chats, avaient sept vies... Descendus du toit, ils se sont discrètement évaporés, avec leurs bons regards et leurs rires. Quand les héros n'ont pas de noms, on les traite come s'ils n'existaient pas. Et ils disparaissent.