Comment put se produire l'explosion des
déchets stockés ?
Tentative de reconstitution
En 1947, quand la construction du premier grand réacteur plutonigène militaire débuta en URSS, près de Kychtym, les techniques de séparation du plutonium n'étaient pas vraiment au point I.V. Kurchatov avait testé le premier petit réacteur plutonigène expérimental quelques mois plus tôt, non loin de Moscou, et le grand réacteur était en exploitation tandis qu'on mettait au point les techniques de séparation du plutonium avec des produits de fission provenant du réacteur de la région de Moscou. Les premières méthodes trouvées par G.N. Yakovlev étaient imparfaites et ne permettaient pas d'extraire tout le plutonium. B.A. Nikitin et A.P. Ratner développèrent à l'Institut du Radium, une méthode pour extraire davantage de plutonium. Ce procédé fut à la base de la séparation du plutonium à l'échelle industrielle et appliqué dans une usine associée de la même région (67, p. 68). Le principe de la méthode consistait au départ à dissoudre les barreaux de combustible provenant du réacteur (de l'uranium au départ) dans l'acide nitrique. J'ignore les détails et combien d'uranium était transformé en plutonium, mais je pense que le processus de séparation du nitrate de plutonium impliquait la cristallisation des sels. Après la cristallisation, une grande partie de la solution de plutonium restait sous une forme liquide (la " liqueur mère ") et pouvait servir à nouveau. Mais elle ne pouvait être cristallisée indéfiniment par l'apport de nouveaux barreaux dissous de combustible, car le mélange des déchets de réacteur contenait de nombreuses autres substances dont une trop grande concentration aurait affecté la pureté du plutonium extrait. (Les méthodes les plus perfectionnées d'extraction du plutonium, utilisées actuellement aux Etats-Unis, permettent la séparation de 99,5 pour cent du plutonium et de l'uranium avec seulement 0,5 pour cent demeurant dans les déchets (81).)
En 1947 et 1948, il fallut réaliser le projet de toute urgence sans prendre le temps de régler tous les détails de technologie, et produire rapidement le plutonium pur nécessaire à la réalisation de plusieurs bombes. La première bombe devait impérativement exploser avant la célébration officielle du soixante-dixième anniversaire de Staline. Le groupe de Kurchatov mena cette tâche à bien et essaya la première bombe en septembre 1949.
On étudia en même temps le moyen de stocker les déchets provenant de la production de plutonium. Les grands conteneurs (cuves) d'acier et les tranchées en béton semblèrent convenir particulièrement. J'ai vu plusieurs installations de ce genre près des centres d'énergie nucléaire et de radiochimie d'Obninsk, où l'on commença, à partir de 1946, la construction d'instituts semi-industriels pour tester les petits réacteurs. Dans ces instituts à moitié instituts, à moitié prisons, beaucoup de travaux étaient exécutés par des prisonniers, selon l'usage de l'époque. Je présume donc que les régions boisées cachaient de vastes aménagements pour le stockage des déchets. L'aviation américaine surveillait alors les principales régions de l'Oural, et les grandes forêts étaient considérées comme des lieux sûrs de camouflage.
Il est fort possible que jusqu'en 1953-1954, toutes les principales installations pour la production des bombes atomiques et le stockage des déchets en résultant, aient été regroupées en un même lieu, à l'est de Kychtym. Khrouchtchev dispersa de manière radicale la production des armes nucléaires et les centres d'essai des bombes et des ogives nucléaires. Il avait la manie de la " décentralisation " et tenait à ce que les principales installations stratégiques soient très éloignées les unes des autres. La décentralisation des installations nucléaires de l'Oural, qui pourrait bien dater de cette époque, entraîna probablement le transport de déchets extrêmement radioactifs sur de longues distances. Khrouchtchev lança également l'emploi de structures préfabriquées en béton armé, au lieu des constructions en béton coulé. Si de telles structures ont été utilisées pour la construction des cuves de stockage des déchets, de nombreuses fuites ont pu en résulter.
Il est néanmoins possible que le plutonium se soit séparé par précipitation dans les cuves ou qu'il se soit accumulé dessous après avoir filtré au travers du béton, créant alors une situation analogue à celle de la tranchée Z-9 de Hanford. Il tombe davantage de neige et le niveau de la nappe phréatique est plus proche de la surface dans la région de Tcheliabinsk qu'à Hanford. Ce qui, par conséquent, était peu probable dans l'un des cas, pourrait s'être concrétisé dans l'autre. Si la fuite radioactive avait gagné la surface durant l'hiver, une tempête de neige pouvait l'avoir dispersé au loin. (Cela pouvait également s'être produit au printemps, par l'érosion de la surface qui précède l'apparition des feuilles.) En outre, dans la région de Kychtym, le sol gèle jusqu'à cinquante centimètres de profondeur en hiver. Cette couche gelée ne pouvait être rompue qu'avec une pression accrue qui aurait provoqué une explosion plus forte.
En discutant de mon premier article paru dans le New Scientist, un professeur anglais de physique, J.H. Fremlin, du Service de radioactivité appliquée de l'Université de Birmingham, affirma qu'il ne pouvait y avoir eu d'explosion car il n'y avait qu'un réacteur en URSS en 1958. Cette déclaration insensée parut dans le Christian Science Monitor du 12 janvier 1977, dans un article de Lloyd Timberlake, éditeur scientifique de Reuters. Cet article s'intitulait " Les faits demeurent rares sur le désastre nucléaire de l'Union Soviétique ". En fait, même les biographies officielles extrêmement discrètes de Kurchatov (67, 68) confirment que l'URSS exportait déjà du matériel nucléaire en 1957, et qu'elle avait construit des réacteurs en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est, en Pologne, en Chine, en Hongrie et en Bulgarie (68, p. 181).
Obninsk.
L'exploitation d'une petite centrale nucléaire (la " première au monde ") débuta à Obninsk en 1954, et on construisit des réacteurs près de Leningrad, en Asie Centrale et en Géorgie. Il semble néanmoins que les usines de production de plutonium qui existaient (il y en avait manifestement deux), étaient encore dans l'Oural et que les combustibles usés provenant des divers réacteurs devaient y être livrés et conservés là sous une forme ou une autre. Je n'exclus pas la possibilité que l'explosion se soit produite sur le lieu de stockage de cette matière fissile dangereuse contenant une grande quantité de plutonium. Celle-ci fut apparemment manipulée sans aucune précaution, dans la hâte qui marqua le début des années 1947 à 1949. Plus tard, il fut possible de la stocker pendant un an, de sorte que les isotopes de courte durée de vie aient décru, ce qui facilitait les opérations chimiques nécessaires à l'extraction plus complète du plutonium. Korsakov et al. (28) basèrent leurs travaux sur un modèle d'explosion de déchets de réacteur propageant la radioactivité sur une zone étendue. Les auteurs affirmèrent que la concentration de la matière dispersée dans leurs expériences atteignait seulement un curie au kilomètre carré. Ils essayèrent de reproduire avec précision un accident dans une installation pour le traitement de produits de fission de longue durée conservés 200 à 350 jours après leur sortie du réacteur.
Dans l'un des documents de la CIA cités dans le chapitre précédent (Discussion sur la possibilité qu'un tremblement de terre ait endommagé les conteneurs de déchets radioactifs), un expert de la CIA fait observer que le stockage des déchets fortement radioactifs en URSS reste une affaire secrète qui n'a jamais été traitée par les scientifiques soviétiques ni dans la presse, ni lors des conférences internationales ou autres. D'après lui, les Russes n'acceptèrent d'examiner que le stockage des déchets moyennement ou faiblement radioactifs. Précisons que le problème des déchets moins radioactifs ne doit pas être négligé; ceux-ci ne sont en aucun cas " inoffensifs ". Finalement, les déchets stockés à Hanford dans les tranchées où s'accumulèrent des centaines de kilogrammes de plutonium étaient peu ou moyennement radioactifs. En fait, l'adsorption sélective de l'isotope transforma une partie de ces déchets en déchets de haute activité.
Cependant, Boris Belitzky, correspondant scientifique de Radio Moscou, décrit dans deux récents articles les différentes méthodes utilisées en URSS pour stocker non seulement les déchets peu ou moyennement radioactifs, mais aussi les plus radioactifs. Le premier article (76) fut publié en février 1976, et le second (77) parut après mon premier article et le témoignage du professeur Tumerman en avril 1977.
En commentant ces articles, je ne me propose pas de juger de la sûreté de l'une ou l'autre méthode d'isolement des déchets, surtout s'il s'agit de méthodes actuelles (récemment conçues en URSS ou dans d'autres pays) comme la solidification ou la bituminisation des déchets liquides. Ces méthodes, qui ne sont pas employées partout, ne s'appliquent pas au désastre qui se produisit il y a plus de vingt ans. En ce qui concerne la classification des déchets en URSS, selon leur taux de radioactivité, ceux qui contiennent moins de 10*-5 curies par litre sont considérés comme peu radioactifs, ceux contenant 10*-5 à 1 curie par litre le sont moyennement, et tous ceux qui dépassent ce taux sont fortement radioactifs.
Belitzky fait une description globale du stockage à long terme des déchets de très haute activité dans son premier article.
En Union Soviétique, on traite les déchets fortement radioactifs en les enterrant dans des conteneurs spéciaux, dans des cuves profondes doublées d'acier inoxydable et entourées de béton armé. L'étanchéité des cuves est vérifiée avec soin (76, p. 435).
En ce qui concerne le stockage des déchets peu et moyennement radioactifs, Belitzky signale (77) que dans la région d'Oulianovsk, qui comporte des centrales nucléaires, plus de 700 000 tonnes de déchets liquides accumulés en l'espace de dix ans furent pompés sous pression et refoulés jusqu'à 1400 mètres de profondeur, dans des trous forés dans des couches géologiques profondes. Ces forages étaient isolés latéralement par des minéraux imperméables, et isolés des couches aquifères par des épaisseurs d'argile imperméable. D'après Belitzky, on n'a constaté aucune migration de radio-isotopes à partir de ces réservoirs géologiques mais seuls les déchets peu et moyennement radioactifs sont traités de cette manière.
Ces méthodes doivent néanmoins être considérées comme des procédés modernes. On peut admettre que, malgré le risque de fuite, une explosion n'est plus possible dans de tels cas. Mais pour en revenir à l'accident de Kychtym, premier centre militaire de l'industrie nucléaire soviétique, on peut affirmer que, lorsqu'on commença à produire du plutonium, le combustible usé provenant des réacteurs n'était pas gardé longtemps, ni refroidi continuellement (parfois un an), comme on le fait aujourd'hui. On ne disposait pas du temps nécessaire.
La biographie de Kurchatov prouve que le premier réacteur militaire ne fut lancé qu'au début de 1948. Kurchatov se rendit sur le chantier durant l'automne 1947 (66), pendant la construction du réacteur. " Pendant la construction, Kurchatov venait chaque jour sur le chantier et suivait attentivement la progression des travaux... Il prenait des décisions sur place... Certains accidents ne purent être évités ".
Il y a une description mentionnant la découverte de bore dans le bâtiment du réacteur. Le bore est un élément qui n'est pas censé contaminer le graphite. Un contrôle révéla la présence de bore dans le linoléum recouvrant le sol du bâtiment. Ce revêtement fut donc jeté. Une fois l'édifice achevé, on entreprit la construction du coeur en graphite. Je cite le biographe de Kurchatov : " Le graphite était posé. C'était maintenant la phase la plus cruciale : le chargement du réacteur en combustible uranium. C'est alors que Kurchatov, en donnant l'exemple, persuada Vannikov de commencer à enfoncer les barreaux d'uranium dans les canaux, tandis que les physiciens contrôlaient en permanence le niveau des neutrons ambiants, afin de savoir à chaque instant si le réacteur allait devenir critique " (66, p. 71).
L'auteur précise que le démarrage du réacteur fut une entreprise compliquée et que " tout ne se fit pas sans difficulté " (il faut lire : il y eut des accidents). " Et le gouvernement s'informait continuellement de la progression des travaux ".
Même en supposant qu'il y eût un roulement de trois équipes par jour, il est évident que plusieurs mois s'écoulèrent entre l'arrivée de Kurchatov et le moment où le réacteur atteignit sa pleine puissance. Il est donc fort probable que le réacteur a été démarré au printemps 1948.
" Le réacteur approchait de son plein rendement quand survinrent des phénomènes inattendus de corrosion, auxquels s'ajoutèrent le gonflement de l'uranium et du graphite irradiés et d'autres phénomènes encore inconnus. Tout l'uranium métallique extrait dans le pays servit à alimenter le premier réacteur, dont la construction fit appel à des ressources considérables. Que le pays obtienne en temps voulu le plutonium nécessaire ou qu'il subisse un retard dépendait de Kurchatov. "
Des milliers de travailleurs s'ingéniaient alors à maîtriser dans divers domaines les nouvelles méthodes technologiques pour la production de plutonium et la séparation de l'uranium 235. " C'est à cette époque si difficile, en août 1948, que Kurchatov devint membre du Parti communiste soviétique ".
Le biographe de Kurchatov ne donne pas d'autres dates importantes, sauf celle du premier essai nucléaire soviétique : septembre 1949.
Si le réacteur accumula du plutonium pendant sept à huit mois (le cycle habituel dure un an), sa recharge en combustible et la dépose des barreaux de combustible usé chargés de précieux plutonium commencèrent à la fin de 1948 ou au début de 1949. Il est certain qu'on ne pouvait attendre les deux à trois cents jours nécessaires pour le refroidissement des barreaux. Personne n'était disposé psychologiquement à attendre si longtemps. Le déroulement des opérations montre bien que la séparation du plutonium commença aussitôt après le déchargement du combustible usé. Il fallait dissoudre les barreaux dans l'acide nitrique (HN03) pour pouvoir extraire le plutonium. Cela nécessita l'usage de millions de litres d'acide nitrique (qui, semble-t-il, fut neutralisé par la suite) qui durent s'accumuler à la centrale. On déversa ce liquide fortement radioactif et certainement très chaud dans des conteneurs situés à proximité. Il n'y avait pas encore de moyen sûr pour transporter ces déchets liquides. On commençait à découvrir tous les problèmes concernant la technologie nucléaire du cycle du plutonium. On construisit de nouveaux réacteurs autour de l'usine de production de plutonium au fur et à mesure que cette production s'accrut. Selon les biographes de Kurchatov, on comptait multiplier le nombre de réacteurs dès que le premier serait en fonctionnement. Le centre nucléaire qui surgit dans l'Oural ressemblait vraisemblablement au complexe de Hanford, aux Etats-Unis, où plusieurs réacteurs furent construits autour de l'usine de retraitement. Dès 1949, l'URSS étudia la production d'une bombe H. Il fallait de plus en plus de plutonium. Les barreaux de combustible usé durent par conséquent être refroidis à l'eau au cours des premières années du cycle d'extraction du plutonium.
Les cuves modernes pour les déchets liquides de très haute activité sont construites avec des doubles ou triples parois entre lesquelles circulent de l'eau, et elles sont recouvertes d'une épaisse couche de béton. Les responsables du projet atomique soviétique de Kychtym (Boîte Postale 40) de 1948 à 1950 n'étaient certainement pas prêts à concevoir ce genre d'installations.
Il est inutile d'affirmer quoi que ce soit quant aux causes de l'explosion qui eut lieu à la fin de 1957 ou au début de 1958. Nous pouvons néanmoins examiner les diverses possibilités.
Peut-être cette explosion ressemblait-elle à celle qui faillit se produire à la tranchée Z-9 : chauffage thermique de résidus de plutonium adsorbé de manière sélective, l'action modératrice de l'eau sur le plutonium ayant provoqué une réaction en chaîne.**
Peut-être y eut-il une explosion dans une cuve insuffisamment refroidie (une cuve ayant par exemple un seul système de refroidissement qui tomba en panne), ou dans une cuve sans aucun système de refroidissement. Après la séparation du plutonium, les déchets concentrés dégagent une chaleur considérable, surtout la première année : 60 kilowatts par tonne les premiers mois, 16 kilowatts par tonne au bout d'un an, et plus de 2 kilowatts par tonne au bout de 10 ans (78). Cette chaleur intense peut engendrer une forte pression risquant de provoquer une explosion.
Il existe une autre possibilité. En URSS, d'après Parker (80), les " déchets liquides ", extrêmement radioactifs, sont refoulés sous pression dans des formations géologiques " autorisées ". Ces injections sont extrêmement dangereuses étant donné la forte pression qu'elles nécessitent. Une explosion peut se produire. Cette méthode existait-elle en 1957-58 ? J'en doute, car on l'aurait abandonnée par précaution si une telle explosion avait été à l'origine du désastre de l'Oural. Or, elle est encore utilisée.
L'un de mes correspondants, le docteur J.E.S. Bradley, a proposé d'expliquer le désastre de l'Oural par une autre hypothèse :
D'importants forages avaient été effectués en profondeur dans cette zone de l'Oural, autour de Kychtym. Les solutions provenant du retraitement furent évacuées sous terre dans cette zone extrêmement complexe du point de vue géographique (l'Oural forme une sorte de frange entre l'Europe et l'Asie). Quelque temps plus tard, les résidus de plutonium contenus dans les solutions furent concentrés par une adsorption sélective (probablement dans les couches d'argile) et, en présence d'une eau abondante, constituèrent un assemblage critique qui explosa (peut-être assez lentement, et par un processus auto entretenu, la chaleur de la réaction précédente favorisant la concentration des solutions). Les différents produits et les déchets extrêmement actifs résultants furent évacués dans une vapeur très dense à travers les nombreux joints des roches de cette région.
A vrai dire, on ne peut bâtir des hypothèses sur les causes exactes de l'explosion qu'avec une imagination scientifique (ou un don pour la " science fiction "). Ce n'est pas possible autrement, tant que les personnes directement responsables du premier centre atomique soviétique n'auront pas donné elles-mêmes la description des faits. Mais une chose est certaine, c'est que l'explosion se produisit réellement, qu'elle fit de nombreuses victimes et contamina un vaste territoire, et qu'elle fut la conséquence d'un stockage défectueux de produits de réacteurs.
Le coût humain
On ne peut pas encore donner de chiffres exacts ni de renseignements sur les victimes du désastre de l'Oural. Même lorsqu'un tremblement de terre se produit en URSS, le nombre de victimes n'est jamais révélé. Ce fut le cas lors des tremblements de terre qui eurent lieu il y a une trentaine d'années, cette omission ne pouvant en aucun cas être imputée au gouvernement actuel. La nouvelle édition de la Grande Encyclopédie Soviétique précise dans son article " Tremblements de terre " que le tremblement de terre qui eut lieu en octobre 1948 à Achkhabad se range parmi les plus désastreux de l'histoire humaine et que la ville, capitale du Turkménistan, fut complètement détruite. Le tremblement de terre se produisit à 4 heures du matin, alors que tout le monde dormait. Achkhabad comptait environ 200 000 habitants en 1948. Il y en avait 170 000 en 1959. Pour tous les autres grands tremblements de terre (Japon, Chine, Etats-Unis, Turquie, etc... ), l'article précise le nombre de victimes, mais en ce qui concerne Achkhabad, cela reste un secret d'Etat. Le nombre de victimes des accidents de mine, de chemin de fer, de la route et d'avion reste également secret. Ce n'est pas une exception pour les accidents nucléaires.
Quand on discute du désastre de l'Oural, n'oublions pas qu'il survint dans une zone extrêmement peuplée et qu'il toucha un vaste territoire. L'évacuation, qui se fit trop tard, frappa des milliers de personnes. En ce qui concerne la gestion médicale du désastre, je ne connais que deux personnes, le Professeur G.D. Baisogolov qui travailla dans la région de Tcheliabinsk et fut nommé en 1965, directeur adjoint de l'Institut de Radiologie d'Obninsk, et A.I. Burnazian, vice-ministre de la santé. Tous deux reçurent le Prix Lénine pour avoir découvert des traitements efficaces des maladies dues aux radiations. La remise de ce prix ne fut pas mentionnée dans la presse. Ce prix fut également remis collectivement à d'autres scientifiques et membres de l'équipe médicale. On n'aurait pas remis le Prix Lénine à un vice-ministre pour une intervention médicale insignifiante. Parler des maladies dues aux radiations, cela implique nécessairement les formes graves. Les formes atténuées passent souvent inaperçues, alors que les doses redoutables, qu'elles soient internes ou externes, tuent immédiatement les victimes. Des effets moins visibles, mais finalement mortels, peuvent durer des semaines, des mois et des années. Ils sont transmis aux générations suivantes. Seule une estimation statistique est possible, ce qui n'est pas toujours fait. Personne ne connaît le pourcentage d'anomalies chromosomiques survenant dans les zones où est concentrée l'industrie nucléaire car ce genre de recherche est non seulement confidentiel, mais formellement interdit en URSS. Les comparaisons par régions des taux de mortalité par cancer, tout comme les études sur les autres causes de mortalité, restent secrètes.
On doit donc se baser sur les rumeurs et les hypothèses qui, naturellement, peuvent être exagérées. Mais, si même les spécialistes n'ont pas accès aux faits réels, comment peut-on condamner ceux qui cherchent à découvrir la vérité à partir de preuves secondaires et indirectes ?
De nouveaux témoignages individuels confirment depuis peu ceux des " sources " de la CIA déjà mentionnés, concernant les nombreuses victimes de l'explosion de Kychtym et l'encombrement des hôpitaux de la région de Tcheliabinsk et de Sverdlovsk, même un ou deux ans après le désastre. La société britannique de télévision Granada, qui produisit un programme sur l'explosion de Kychtym, parvint à trouver parmi les récents immigrés soviétiques en Israël, deux témoins ayant vécu dans le sud et le centre de l'Oural. Voici leur témoignage, transmis en anglais en novembre 1977 :
Une nouvelle source d'informations sur la Russie s'est développée en Israël au cours des dernières années. Mais sur les milliers de Juifs russes autorisés à émigrer, quelques-uns seulement viennent de la région de Sverdlovsk. " World in Action " parvint à suivre deux d'entre eux jusqu'à leur nouveau domicile. Ayant encore de la famille en URSS, ils refusèrent de se présenter.
Le premier témoin oculaire quitta la Russie au début des années 1970. Il déclara ceci :
" En 1948, je vivais avec mes parents dans un village nommé Kopaesk, dans la banlieue de Tcheliabinsk. De nombreuses personnes exilées de Kychtym arrivèrent à Tcheliabinsk et à Kopaesk. Le bruit courut alors que Kychtym se dépeuplait car on y construisait une usine militaire secrète. On apprit que l'usine s'appelait Tcheliabinsk 40.
En 1954, je partis faire mes études à l'Institut de Technologie de Sverdlovsk. Je retournais voir mes parents à Kopaesk aussi souvent que possible, parfois chaque fin de semaine. Je prenais le bus, la voiture ou le train et traversais ainsi la région de Kychtym, très verdoyante et fertile et parsemée de nombreux villages, parfois tous les 20 ou 30 kilomètres.
Vers la fin de 1957, le bruit courut qu'un terrible accident s'était produit à Tcheliabinsk 40. Il s'agissait d'une formidable explosion nucléaire provoquée par le stockage des déchets radioactifs de l'usine. On ferma sans tarder les routes entre Sverdlovsk et Kopaesk, de sorte que je ne pus voir mes parents pendant environ un an. J'eus l'occasion pendant ce temps de m'entretenir avec des amis médecins. Je me rendis un jour à l'hôpital de Sverdlovsk pour me faire enlever une verrue, et un de mes amis médecin m'apprit que l'hôpital entier était bourré de victimes de la catastrophe de Kychtym. C'était, ajouta-t-il, le cas de tous les hôpitaux de la région, non seulement à Sverdlovsk, mais aussi à Tcheliabinsk. Il y a là d'immenses hôpitaux comptant des centaines de lits. Tous les médecins me dirent que les victimes étaient atteintes par la contamination radioactive, ce qui représentait des milliers de gens, je pense. On m'a dit que la plupart d'entre eux moururent ".
Le deuxième témoin oculaire retourna à Kychtym en 1967, après sa reconstruction. Les habitants, dix ans plus tard, souffraient encore des séquelles de la radioactivité que le vent avait pourtant déplacée en grande partie vers l'est de la ville.
Notre témoin, maintenant infirmière en Israël, consigna son témoignage avec un ami de langue anglaise. Il n'y avait pas de signe de destruction, mais ils devaient mesurer avec des radiamètres, tout ce qu'ils achetaient sur le marché et même les champignons qu'ils ramassaient dans les bois. Ils étaient munis de petits radiamètres.
Quand " elle " vint ici, " elle " se trouvait enceinte et les médecins lui dirent de se débarrasser de l'enfant à cause des radiations, ils étaient inquiets qu'il y eut quelque chose d'anormal et elle dut donc se faire avorter.
Commentaire de la télévision
Ces témoins signalent une autre conséquence visible de l'accident. Il y avait dans la campagne, des champs clôturés contenant des tas de terre végétale sur lesquels poussaient des plantes courantes aux formes et aux dimensions anormales. On les appelait dans la région " les cimetières de la Terre ".
Plusieurs éléments confirment l'exactitude de ces deux témoignages. Ces renseignements ne sont pas directement liés à la CIA, où " Tcheliabinsk 40 " figure pourtant comme adresse du centre atomique industriel. En Union Soviétique, on désigne généralement l'adresse des installations secrètes par un numéro de boîte postale. Même l'institut de recherches nucléaires d'Obninsk fut désigné par un numéro de boîte postale jusqu'en 1968, année au cours de laquelle la ville d'Obninsk commença à exister officiellement. L'institut était nommé auparavant " Maloyaroslavets 2 ", comme la ville la plus proche. On décontamine généralement en enlevant au bulldozer la couche la plus contaminée de terre végétale. Le fait que ces tas de terre aient été simplement clôturés au lieu d'être stockés ailleurs, prouve l'importance considérable de cette couche contaminée au maximum, et provenant apparemment des zones où l'on étudia l'algue Chlorella.
Kopeisk (et non pas Kopaesk) est une petite ville située à une quinzaine de kilomètres à l'est de Tcheliabinsk. Le récit du témoin selon lequel les gens durent quitter Kychtym. à cause de l'implantation d'usines militaires est tout à fait plausible. Il s'agissait d'un projet hautement prioritaire. Il fallait donc évacuer les appartements pour des centaines de spécialistes et membres des équipes de construction. Il fallut non seulement installer dix " camps de redressement " sur les lieux, mais aussi trouver des logements pour les " travailleurs libres ". Seuls les travaux les plus durs et les plus dangereux étaient exécutés par les prisonniers. Les plans, les études, les essais, la mise au point des méthodes, etc. faisaient appel à des milliers de spécialistes et d'experts " libres ". D'après les recensements et les données encyclopédiques, la population de presque toutes les villes de l'Oural doubla largement entre 1939 et 1958. Plusieurs éditions des encyclopédies soviétiques précisent que Kychtym comptait 16 000 habitants en 1926, 38 000 en 1936, 32 000 en 1958 et 36 000 en 1970. Une décroissance démographique de 38 000 en 1936 à 36 000 en 1970 est exceptionnelle pour une ville industrielle de l'Oural située dans une région vraiment pittoresque. Durant cette période, la population de Sverdlovsk doubla et même plus, puisqu'elle passa de 390 000 à 1 025 000.
Les " villages " situés tous les 20 ou 30 kilomètres, dont parlèrent les témoins, correspondent à une infidélité de traduction. Le mot russe était posyolok. " Village " se traduit en russe par derevnya, qui est une petite colonie agricole, généralement le centre d'une ferme collective ou d'une ferme d'état. Un posyolok est une cité ouvrière, une petite ville construite autour ou près d'une usine. Dans la zone industrielle de l'Oural, il y a effectivement des petites cités ouvrières tous les 15 ou 20 kilomètres entre Sverdlovsk et Tcheliabinsk : Kasli, Novogorodny, Karabash, Kaslinskoye, etc... Chacune compte entre quinze et trente mille habitants. La région possédait environ deux cent mille habitants avant la contamination. Les villes industrielles ont été décontaminées et leurs rues goudronnées à nouveau. Quant aux villages et aux domaines agricoles, ils sont restés abandonnés.
J'achève cet ouvrage sans conclusion proprement dite. Le désastre de l'Oural fut sans aucun doute la plus grande tragédie nucléaire en temps de paix que le monde ait connue. Il est à l'origine de la plus vaste zone écologique jamais contaminée par la radioactivité [avant Tchernobyl], qui sera toujours présente dans une centaine d'années. Quand cette région se repeuplera-t-elle ? Je souhaite qu'on arrive un jour à ne plus cacher ce genre d'événements et qu'on dresse des monuments à proximité de Kychtym, tant pour les prisonniers qui moururent en construisant ce complexe industriel militaire que pour les victimes ultérieures du désastre de Kychtym. Un seul monument, la tête géante d'Igor Kurchatov sur la place Kurchatov de Moscou, devant l'institut où fut conçu le complexe atomique de Kychtym est insuffisant. Il faut autre chose pour rendre honneur à ceux qui contribuèrent à fonder la puissance nucléaire de l'Union Soviétique, et pour marquer la tragédie qu'ils vécurent.
Extrait de: Désastre nucléaire en oural,
Jaurès Medvedev,
Editions Isoète 1988,
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* Note de l'éditeur : depuis que J. Medvedev a écrit son livre, il a été révélé par des sources non officielles, qu'un rejet de Polonium 210 s'était aussi produit. Récemment, des documents gouvernementaux qui jusqu'alors avaient été tenus secrets, ont été rendus publics. Manifestement, les informations officielles après l'accident de Windscale en minimisèrent l'importance, ainsi que les conséquences sur la santé de la population.
** Les chercheurs d'Oak Ridge inclinent plutôt vers l'hypothèse d'une explosion de nitrate d'ammonium formé dans les déchets, d'une force de 100 tonnes de TNT, dans ce cas, il ne s'agirait donc pas d'un accident de criticité.