Dossier d'Henri Pezerat, toxicologue:
Mémoire sur l'accident de travail concernant Monsieur V. G. survenu sur le site de La Hague en 1991 (Pdf)

Sans entrer dans la chaîne des responsabilités des trois employeurs concernés (Cogema, S..., Manpower), rappelons que la Société S..., chargée des travaux de maintenance sur le site de dépôt des déchets radioactifs de La Hague, a donné l'ordre [...] à Monsieur V. G. de procéder à des travaux d'entretien au fond d'un puits (un regard), ouvert en surface de cette montagne de fûts, coques, conteneurs, etc. que constitue le dépôt. Pour situer le site dans le cadre de l'inventaire national des déchets radioactifs, il est reconnu que son activité globale est estimée proche d'une centaine de millions de curies, ce qui pourrait bien en faire le plus important site de déchets radioactifs de surface au monde. Il date de plus de vingt cinq ans. [voir ci-dessous]


Le centre de stockage de la Manche (
avant et après recouvrement).

Compte-tenu des fuites sur une partie des fûts entassés, il a été prévu un réseau souterrain de drains, de canalisations, enterrés profondément sous la montagne de déchets, pour tenter de récupérer les effluents liquides et les renvoyer au retraitement. Ce réseau souterrain peut être inspecté très ponctuellement par des puits, des regards ouverts en surface de la montagne artificielle.

Le 19 juillet 1991, Monsieur V. G. et deux de ses collègues ont été envoyés pour inspecter, nettoyer et consolider une canalisation au fond de l'un de ces puits, d'environ 1 m de diamètre et 6 m de profondeur. Seul, Mr V. G. est descendu au fond du puits, ses deux collègues restant en surface. Les parois du puits sont des cylindres de ciment emboîtés les uns sur les autres, avec des fers en U scellés en guise d'échelle. Le puits est ouvert pour permettre l'évacuation des radioéléments gazeux, en particulier le radon, qui se forment en permanence au sein de la masse des déchets.

Lors d'une telle opération, la première des précautions - élémentaire - était de munir l'ouvrier chargé de ces travaux d'entretien, d'équipements de protection individuelle appropriée (combinaison étanche avec adduction d'air, gants, etc.), compte-tenu qu'il serait - au fond du puits - dans une enceinte très étroite, contaminée par des effluents solides, liquides et gazeux. La seconde précaution - tout aussi élémentaire - était de ventiler fortement le fond du puits juste avant la descente de l'ouvrier pour au moins diminuer la concentration de l'un des contaminants gazeux, le radon. La troisième mesure à prendre était évidemment de munir l'ouvrier de dosimètres classiques (essentiellement sensibles aux rayonnements X et gamma) et d'un dosimètre alpha.

Aucune de ses précautions n'a été prise, et Monsieur V. G. descendu au fond, sur ordre, en bleu et mains nues, avec une truelle.

 

 

Le Monde, 1979:

La Hague, une usine nucléaire qui vieillit mal


La tenue « Shadok » pour les zones fortement contaminées.

9 novembre 1978 : « incident » à l'atelier AT 1 du Centre de retraitement de La Hague, trois employés sont contaminés. 14 novembre : nouvel « incident » dans le bâtiment de décontamination. Sous la pression, des « filtres absolus » s'envolent par la cheminée. 15 janvier 1979 : à l'AT 1 encore, un nuage radioactif d'iode 131 s'échappe dans l'atmosphère. 25 janvier : deux jours avant l'arrivée du Pacifie Fisher, 15 grammes d'oxyde de plutonium se répandent dans l'atelier de plutonium... [1/1 000 000 ème de gr de plutonium inhalé suffit à provoquer un cancer]
Le centre de retraitement de La Hague a été mis en route en 1967, pour traiter une centaine de tonnes de combustibles irradiés, à l'uranium naturel. On voudrait « faire avaler », en 1980, à ce prototype, agrandi il est vrai d'une unité à haute activité oxyde, 800 tonnes de combustibles à uranium enrichi, quatre fois plus radioactif.

Résultat : les installations vieillissent mal en atmosphère active, les « incidents » se multiplient.

Nous verrons demain pourquoi, après avoir respecté un certain silence, les agents, techniciens, ingénieurs et scientifiques du CEA (Commissariat à l'énergie atomique), devenu Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires, société privée à capitaux d'Etat), « sortent » de leur réserve.
Aujourd'hui, c'est un OS de l'atome qui parle de son travail : celui de décontamineur. « Le sale boulot », le plus dangereux. Celui que les agents titulaires ne veulent plus faire. Depuis trois ans, la Cogema fait appel aux sociétés d'intérim. Aujourd'hui, ils sont plus d'un millier au centre de La Hague, autant que de titulaires. Pour 2 200 F par mois et 400 F d'indemnité et de primes diverses d'insalubrité, André, vingt-cinq ans, a été « femme de ménage atomique intérimaire » du mois d'avril au mois de septembre 1978.


14 février 1979, Jean Darriulat :
Cotentin: des habitants inquiets pour leur sécurité (en Pdf)

 


Avec André, 25 ans, « femme de ménage atomique intérimaire »
(Lire cette autre interview d'André)

De notre envoyé spécial
CHERBOURG, début avril 1978.
Une petite annonce dans le journal local : « Société de nettoyage industriel embauche laveurs de carreaux. » André, vingt-cinq ans, père d'un enfant et d'un autre à naître, chômeur depuis des mois, niveau BEPC, est prêt à tout pour trouver un emploi.
A l'agence de la société O'Net, on lui propose un contrat de trois mois renouvelable, à condition qu'il satisfasse à l'examen médical. « Tiens, pourquoi ? - Pour travailler dans une usine. »
Lundi matin suivant, 8 h. Par la route qui relie Cherbourg, à la pointe de La Hague, la colonne des cars atteint la double enceinte grillagée du Centre atomique de retraitement. C'était donc ça. « J'étais intrigué. Deux oncles de ma femme avaient travaillé ici, mais jamais ils n'en parlaient. »
Au centre médical, examen « assez poussé » pour les nouveaux. Grand, mince, d'allure plutôt chétive, André ne pensait pas être « apte ». «. Je comprendrai plus tard, que pour le travail demandé, il suffit d'être en bonne santé. Un point c'est tout. »

La formation ? « Rudimentaire : trois jours à peine dans une salle de cours... Un atome c'est quoi ? Et un rayon alpha, bêta, gamma... aujourd'hui encore j'ai pas très bien compris... ; la différence entre la contamination (contact interne ou externe avec des particules radioactives) et l'irradiation (exposition à un rayonnement radioactif) ; les zones dites "actives" 700, à faible irradiation (couloirs et salles de contrôle), 800 à irradiation et contamination permanentes, dites "zones occasionnelles" mais qui, pour nous, décontamineurs, seront notre lieu d'intervention quasipermanent, zone 900 enfin, la plus proche du combustible, 1000 dite "zone interdite", d'irradiation mortelle, où nous aurons pourtant à pénétrer pour de très brèves interventions, munis des tenues en vinyle étanches appelées "shadok".

"Pour ne pas nous affoler, tout cela est présenté enrobé de considérations dans le genre: Vous vous protégez bien du soleil, protégez-vous du rayonnement. Vous vous protégez bien des maladies, protégez-vous de la contamination."
Jeudi matin, 8 h. Le vestiaire. Zone 700 : slip, chaussettes, pantalon et veste de coton blanc, chaussures souples. Contrôle du stylo dosimètres de poitrine par un membre du SPR (Service de protection des radiations), on passe un premier sas. Zone 800 : combinaison en coton blanc à bande rouge, cagoule de coton, masque à gaz, deux paires de surbottes en coton, trois paires de gants en latex scotchées... Il fait une chaleur épouvantable là-dessous.
De nouveau un sas. Zone 900 : André enfilé par-dessus tout ça la tenue Shadok reliée à un tuyau souple d'arrivée d'air frais. Il a l'air d'un cosmonaute. « Au début, c'était la panique. J'étouffais là-dessous (...). Sous cette tenue, sans parler du risque qu'il y a à la déchirer, on perd facilement de un à trois kilos chaque jour par transpiration. »
Cette première intervention en zone 900, André n'est pas prêt de l'oublier. « Dans le vide sanitaire et l'égout, il fallait résorber toute la contamination d'une fuite provenant de l'atelier de plutonium situé juste au-dessus. Dans l'obscurité, nous avancions à la lumière d'une baladeuse. J'avais la labyline entre les mains pour mesurer la radioactivité. Je ne m'en étais jamais servi. Le gars sous son masque gueulait: Fais ceci, fais cela. »

Mort de fatigue et de peur

Il poursuit : « On a commencé à éponger... en vain, la radioactivité ne diminuait pas. Les particules s'étaient incrustées. Alors, on a attaqué le béton au marteau-piqueur. Je n'avais jamais utilisé cet outil... Un quart d'heure environ s'est écoulé. J'étais en eau. Nous devions regagner le sas, car nous avions largement pris notre dose : 80 millirems, quatre fois plus que la dose quotidienne admissible (voir ci-dessous). J'étais mort de fatigue et de peur, pris de coliques. Ils m'ont mis au vert, en zone non active, les trois jours suivants. Je ne suis plus retourné dans l'égout, mais j'ai appris qu'ils n'avaient pas réussi à résorber la contamination. Ils ont dû couler une dalle de béton dessus. »
Le soir, chez lui, André ne parle plus que de cela à sa femme, à ses amis. il veut arrêter, trouver un autre emploi. Mais à Cherbourg, par les temps qui courent...

Les contremaîtres de la société O'Net, au vestiaire raillent « les fillettes », « ceux qui se dégonflent ». « Il y a des gars un peu kamikases qui aiment cette ambiance de baroudeurs de l'atome.
- En dehors ce ces interventions exceptionnelles, en quoi consiste votre travail de décontamineur ?
- Cela consiste à travailler la plupart du temps à quatre pattes, avec le masque. "Pas plus de quatre heures de masque par jour", prévoient les conventions collectives du CEA. Nous n'en faisions jamais moins. A l'aide de "petits cotons", imbibés de white spirit ou d'acétone, où d'un tampon jex et d'ajax, ou encore d'un aspirateur, nous nettoyions les surfaces de ciment ou de tuyauteries contaminées. A chaque fois on devait jeter le coton et les gants dans des sacs en plastique qui, à leur tour, vont rejoindre les déchets radioactifs dans les fûts de béton. On use jusqu'à cinquante paires de gants par jour. C'est toujours un spectacle assez hallucinant de voir, dans cette usine soi-disant atomique, une cinquantaine de gars, à quatre pattes dans un hall immense, tenter de résorber une contamination.
- Pourquoi tenter ?
- Parce que l'usine de la Hague est trop vieille, ça pisse de partout là-dedans. La contamination est de plus en plus tenace, de plus en plus importante.
Théoriquement, quand ça pète quelque part, le SPR
part d'abord, mesure la dose qu'il y a et balise la zone que nous devons décontaminer, avant que les techniciens et les chimistes n'y remettent les pieds (...). Théoriquement, car, un jour, un petit chef O'Net, qui en avait assez d'attendre les gars du SPR, a voulu me faire intervenir à son idée. C'était encore en zone 900. II s'agissait de nettoyer un éjecteur, une sorte de pompe, qui fuyait, avant de le démonter. Le petit chef voulait m'y envoyer comme ça, en tenue Shadok, avec un tampon jex â la main. Heureusement le gars du SPR est arrivé. Il l'a engueulé. L'irradiation était telle à cet endroit que j'ai dû travailler à distance, muni d'une longue perche avec le tampon jex au bout, protégé par une planche en bois au niveau du bas ventre. Ce jour là encore j'avais pris ma dose.

Une autre fois encore, me déplaçant dans un hall, mon "dose" s'était bloqué à 200 milli. Nous étions deux dans ce cas. Je n'ai jamais su si j'avais réellement pris 200, ou plus, ou si c'est le "dose" qui s'était emballé.
- Et que font vos chefs lorsque vous avez pris plus de 20 millirems en une journée.
- Théoriquement, ils doivent nous mettre de repos ou sur un chantier en zone non active pour le nombre de jours correspondant au dépassement. Mais pour les intérimaires ce n'est pas comme pour les agents du CEA. C'est O'Net qui décide. Qui ''interprète
" : ''T'as pris plus de 20 "milli" aujourd'hui, demain tu feras moins (...), de toute façon, t'as droit à 100 milli par semaine, il y a encore de la marge". C'est comme ça qu'ils s'expriment. »
A
u cours des six mois qu'il a passés à La Hague, André sera contaminé sérieusement par trois fois : « A chaque fois au cou, par la sangle du masque. Trop longue, elle traîne sur le sol quand on est à quatre pattes. Au déshabillage, j'ai retiré le masque trop vite, la sangle m'a touché. Conduit au service médical, on m'a décontaminé : plusieurs shampooings jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de traces. Puis analyses d'urine et selles. On te donne deux bocaux que tu dois remplir chez toi pendant trois jours. »
Anne, vingt-trois ans, sa femme : « Lorsque je le voyais arriver avec ses bocaux j'avais peur de le toucher. II fallait que je me domine. C'était idiot car je risquais rien... mais j'étais enceinte. »
« Et puis, un soir au vestiaire, une semaine avant la fin de mon contrat, un petit chef est venu me voir : "Toi, demain, c'est pas la peine de revenir. Tu passeras au bureau on te réglera".

- Pourquoi ?
-
"C'est secret... DST". J'ai eu beau réclamer mon dossier médical à la COGEMA et à la société O'Net, à laquelle le centre l'a communiqué, je n'ai jamais pu l'obtenir. Si bien que je ne sais pas exactement, des raisons politiques - j'avais pris contact avec des écolos pour les mettre au courant de la situation - ou médicales, laquelle a réellement motivé mon renvoi. »

 
150 millirems en un mois

Le rem est l'unité de mesure d'une radiation d'un rad, absorbé par l'organisme, soit la quantité d'énergie libérée par le rayonnement d'un gramme de matière irradiée. La Commission internationale de protection contre les radiations a défini les doses maximales admissibles comme suit:
5 rem/an pour les travailleurs de l'atome ;
0,5 rem/an pour la population environnante d'un centre nucléaire
et 0,5 rem en trente ans pour l'ensemble de la population (ce qu'on appelle la « dose génétique »).
Sur le document que nous présentons ici, le relevé mensuel et « confidentiel » de dosimétrie d'André, nous pouvons constater qu'au cours du mois de juillet 1978 l'organisme de celui-ci a reçu une dose totale de 150 millirem. Soit autant en un mois que la dose annuelle moyenne de l'ensemble des travailleurs du Centre en 1968.

 

Jean Darriulat