Témoignage Chrétien, 13 juin 2002:
Les choses ne tournaient pas rond depuis longtemps. Trop longtemps. Pire, elles s'aggravaient année après année. La nature ne se comportait plus comme elle le faisait depuis toujours, leur univers leur était devenu hostile.
Ils pensaient qu'une malédiction s'était
abattue sur leur tête. Ils, ce sont des Adivasis, les aborigènes
animistes du Jharkhand, un état à l'est de l'Inde.
Depuis une trentaine d'années, des phénomènes
étranges les inquiétaient. Ils pensaient que Singbonda,
dieu de la forêt, leur faisait payer la conversion de certains
des leurs à l'hindouisme. Les femmes ne donnaient plus
d'enfants, ou de moins en moins. Lorsqu'ils parvenaient à
terme, beaucoup de nourrissons souffraient de maux jusqu'alors
inconnus ou naissaient avec des malformations monstrueuses. Les
adultes mouraient de plus en plus jeunes. Plus étrange
encore, lorsque les paysans ressemaient le riz, celui-ci ne germait
pas pour donner une récolte la saison suivante. Il était
devenu stérile. Aujourd'hui, les 30 000 habitants de la
région savent qu'ils ne sont pas les victimes d'un fléau
imposé par les forces sylvestres, mais bien plutôt
d'un énorme scandale que le gouvernement indien voudrait
bien passer sous silence. Le mal est là, constamment présent,
énorme, il occupe et déforme tout le paysage. La
responsabilité de ce désastre est aujourd'hui évidente,
cependant la contamination, la pollution restent invisibles. Et
pour cause, la radioactivité, contrairement au pétrole
ou à d'autres agents polluants, ne se remarque pas quand
elle se répand. Les ravages qu'elle provoque mettent parfois
beaucoup de temps à se révéler.
Malformations chez 35 % des enfants
Tout a commencé dans les années 60. A l'époque,
l'Inde recherchait du combustible pour ses premiers réacteurs
atomiques. Après de longues investigations, un gisement
d'uranium est découvert à Jadugoda, un village d'indigènes
situé dans l'état du Bihar. En 1967, l'UCIL, l'Uranium
Corporation of India Limited, propriété du gouvernement
indien, y ouvre une mine. Au début, l'exploitation se composait
d'un puits et d'un étang. Au fil des années, la
société s'agrandit. Aujourd'hui, elle compte trois
mines et trois étangs sur un périmètre d'environ
dix kilomètres.
Problème : la population indigène, qui vit à
Jadugoda et dans les villages alentours, ne fut jamais prise en
compte quand il fut décidé d'ouvrir puis d'étendre
le complexe minier. Pourquoi s'en soucier ? Les gérants
de la mine prétendaient que leurs activités étaient
sans danger. Sans danger ? Voyons cela. . .
Depuis trois générations,
ces gens vivent à l'ombre des sinistres structures de la
compagnie et de graves problèmes, mettant en péril
tant la population que l'environnement, sont observés.
JOAR (Jharkhand Organization Against Radiation) est le nom de
l'association montée par certains autochtones pour faire
entendre leur voix. Son président, M. Biruli, avance des
chiffres étourdissants : «Pendant les 34 années
d'exploitation du complexe, 35% des enfants nés dans la
région ont été marqués par des malformations».
Il ajoute que «60% des ouvriers de plus de 50 ans qui travaillaient
à la mine ou sur les étangs sont affectés
par au moins un problème de santé grave touchant
leur sang, leurs os ou encore leur cerveau». Mais quel crédit
pouvait on accorder à des statistiques avancées
par des indigènes ? Conscients de ce handicap, les gens
de JOAR firent appel, en 1997, à un scientifique reconnu,
le Pr Upadhyay du Center of Applied Ecology, un institut indépendant.
Le professeur et son équipe n'ont pas seulement mesuré
le taux de radioactivité de l'air, du sol et des eaux,
ils se sont aussi intéressé à l'état
de santé des habitants de la région ainsi qu'à
l'évolution de la faune et de la flore. Les conclusions
de leur rapport sont accablantes.
Aucune naissance depuis quatre ans
Le taux de radiation ambiant atteint 50 fois la limite de sécurité
préconisée par les normes internationales. Cette
radioactivité est suffisante pour provoquer des dégâts
irréparables sur une population vivant perpétuellement
à son contact. Premières constatations : plus les
gens vivent près du complexe, moins les familles sont nombreuses
(de l'ordre de quatre individus par famille, ce qui est rare en
Inde) et plus les cas de cancer, leucémie, maladie pulmonaire
et malformation congénitale sont abondants. L'espérance
de vie sur toute la zone contaminée est de 42 ans alors
qu'elle approche les 65 ans pour le reste du sous-continent. Dans
les villages de Chatikocha et de Dungriddih, les plus proches
des étangs de retenue des rejets miniers, 50 % des habitants
sont atteints d'une infection ou d'une infirmité. Aucune
des 130 familles qui peuplent ces deux villages n'est épargnée.
On estime que les couples sont tous stériles car pas un
enfant n'y est né depuis près de quatre ans. La
faune montre elle aussi des signes de dégénérescence.
L'équipe scientifique a noté la disparition progressive
d'un groupe de singes qui fréquentait les abords d'un temple
religieux. On en dénombrait plus de trois cents il y a
une quinzaine d'années. lIs moururent d'abord de maladies
auxquelles ils résistaient auparavant. Quand plus de la
moitié des leurs eurent disparu, ils décidèrent
de quitter les lieux. Bien avant les hommes, ils réalisèrent
que la région était devenue invivable.
«Il est évident que le désastre de Jadugoda
est le résultat de la main de l'homme. Par pure avidité,
les dirigeants d'UCIL n'ont pris aucune précaution durant
ces trente-cinq années pour préserver l'environnement
ainsi que la vie des villageois.» Les propos du Dr Upadhyay
sont on ne peut plus clairs. Et il ne décolère pas
: «A ma connaissance, il n'y que l'Inde pour se permettre
d'exploiter une mine d'uranium sous le nez même des gens.»
Aucune des normes de sécurité imposées par
l'INSN (International Nuclear Safety Norms) n'est respectée.
Les ouvriers travaillent sans aucune protection.
Mauvaise foi, cynisme et sectarisme.
La plus grande faute des dirigeants de la société
est d'avoir négligé le contrôle et la conservation
des déchets radioactifs. Les premières activités
du complexe de Jadugoda sont d'extraire I'uranium, de le broyer,
puis de le traiter afin d'en éliminer les concrétions
parasites. Les résidus, à fortes radiations et composés
de nombreux produits chimiques tels que des acides, sont rendus
liquides par l'ajout d'eau afin d'être évacués
et stockés plus facilement. Première erreur : les
étangs conçus à cet effet furent creusés
sans avoir été imperméabilisés en
leur fond, ni clôturés comme il se doit. Ainsi, les
particules radioactives s'infiltrent dans le sol et contaminent
les eaux consommées par les indigènes. Alors que
ces pratiques dépassent déjà largement les
limites du raisonnable, I'UCIL s'est également vu confier
la charge de conserver les barils de déchets hautement
radioactifs revenant par train de I'usine de traitement de la
ville de Hyderabad, située à plus de mille kilomètres.
Deuxième erreur : la compagnie a pour devoir d'engranger
les récipients dans les galeries désaffectées,
mais des villageois ont constaté à plusieurs reprises
que des barils étaient enfouis dans la vase des étangs.
Pire, le contenu de certains containers y fut déversé
directement. M. Upadhyay affirme avoir aperçu des barils
provenant de Hyderabad réutilisés par des habitants
pour y conserver des aliments.
De son coté, l'UCIL qui, rappelons-le, dépend du
DAE, le ministère de l'Energie, et donc du gouvernement
indien, nie tout en bloc. EIle s'appuie sur ses propres analyses
qui révèleraient un taux de radioactivité
tout à fait normal pour la région. Pour l'UCIL,
seule cette étude fait foi et rend obsolète toutes
les autres. Enfonçant plus encore le clou de la mauvaise
foi et du cynisme, le gouvernement indien ordonna, sous prétexte
de sécurité nationale, que les bilans de toutes
ces études ne devaient en aucun cas être mis entre
les mains des médias. Aussi, M. KK Beri, directeur d'UCIL,
prétendait en 1998 que les gens de la région étaient
victimes de leur manque d'hygiène et de leurs habitudes
alimentaires. L'argument est sectaire et oublie que l'équipe
du professeur Upadhyay avait pris soin de mener parallèlement
une étude dans deux autres villages situés respectivement
à quinze et vingt-cinq kilomètres du complexe minier.
Tant au point de vue ethnique qu' au niveau de ses habitudes alimentaires
et hygiéniques, la population de ces villages était
en tout point identique à celle de Jadugoda. Là
encore, les résultats sont limpides et montrent que ces
habitants sont, eux, en parfaite santé.
L'Etat indien coupable
En soutenant, sans scrupules, que la zone était sans risque,
l'exploitation n'a pris aucune mesure pour épargner les
indigènes ni ne les a informés sur les risques qu'ils
couraient. Ainsi, pendant des années, les habitants se
baignaient dans des eaux où étaient déversés
des déchets extrêmement radioactifs. Leur bétail
s'y abreuvait et chaque année, pendant la mousson, les
étangs débordaient et inondaient les rizières.
Aujourd'hui, beaucoup de ces habitants aimeraient suivre l'exemple
des singes et fuir cette région mortelle. Comment peuvent-ils
y parvenir si l'Etat indien n'avoue pas sa culpabilité
et ne décide pas de les aider à s'installer ailleurs
? Qui d'autre que le gouvernement pourrait racheter leurs terres
irradiées ? Pour le moment, l'affaire est entre les mains
de la justice. Ayant reçu tout récemment le soutien
d'autres organisations, telles que Greenpeace notamment, et sous
la pression de quelques personnalités politiques, JOAR
a saisi la cour suprême. C'est déjà un premier
pas, mais que peut-on attendre de la justice en Inde où
la corruption est un sport national, où la pratique du
bakchich, est aussi vieille que le pays ? Enfin, que peut bien
peser la justice face à de tels enjeux économiques
et stratégiques : Jadugoda reste l'unique gisement d'uranium
du pays ?
Jadugoda : le village de l'horreur
GandhaIva est né handicapé moteur et mental. II
n'a qu'un il, I'autre est remplacé par une tumeur. Malgré
ses onze ans, il a la corpulence d'un enfant de cinq ans. II ne
parle pas mais gémit continuellement. Il passe ses journées
entières allongé, là où sa mère
l'a posé. De loin, Leyla a l'allure d'une fillette de huit
ans. De plus près, les traits de son visage, ou plutôt
la texture de sa peau, pourrait indiquer qu'elle a dépassé
la quarantaine. En fait, Leyla a 24 ans. Elle souffre d'un mal
qui n'est pas clairement diagnostiqué et qui semble mêler
des problèmes de croissance et de rachitisme. Padya est
le fils d'un de ces paysans qui travaillait de temps à
autre à la mine pour arrondir les fins de mois. Le père
est décédé d'un cancer il y a quelques années.
Quant à Padya, il semble en pleine forme et tout à
fait normal. En tout cas, tant qu'on ne baisse pas les yeux pour
regarder ses pieds nus. Ces derniers possèdent chacun six
orteils. Encore cela n'a rien d'exceptionnel, quoique, chez Padya,
le sixième orteil ait la taille d'un index et soit planté
sur le dessus du pied. Voila trois des dizaines et des dizaines
altérations morphologiques congénitales que I'on
rencontre dans le secteur.
Elles ne représentent que la partie visible de l'effroyable
iceberg qui s'est coincé dans cette vallée.
La course effrénée à l'atome
En 1948, le gouvernement indien entame son programme nucléaire.
L'Inde construit en 1955 le premier réacteur d'Asie, I'URSS
mise à part. Au cour des années 60, le pays acquiert
toute l'infrastructure nécessaire à la production
des combustibles nucléaires, mais reste contraint d'importer
I'uranium des Etats-Unis. Après de longues investigations
à travers le pays, un gisement d'uranium est découvert
à Jadugoda et, en 1967, I'UCIL y ouvre une mine. Aucun
autre filon ne sera découvert et Jadugoda restera l'unique
fournisseur d'uranium des dix réacteurs atomiques du pays.
Parallèlement, le gouvernement indien développe
un programme nucléaire militaire clandestin, tout en cherchant
la coopération de I'étranger pour son programme
civil. L'Union soviétique et la RFA fournissent de I'eau
lourde avant que l'Inde parvienne à la fabriquer elle-même,
grâce à l'aide de la France.
En 1968, l'Inde refuse de signer le traité de non-prolifération
et n'autorise pas l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA) a effectuer des vérifications après
sa première explosion atomique «pacifique»
de 1974. En 1998, I'lnde procède à cinq essais nucléaires.
Selon le gouvernement indien, deux d'entre eux concernaient une
bombe à fission et une bombe thermonucléaire et
ont été réalisés pour des raisons
de sécurité nationale.
Spectre atomique sur le conflit indo-pakistanais
La course à l'armement nucléaire dans laquelle s'est
lancé l'Etat indien depuis 1948 est largement dictée
par sa rivalité avec le Pakistan. Les deux puissances nucléaires
se livrent une guerre froide au Cachemire depuis leurs indépendances
respectives. Ces dix dernières années, ce «conflit
de basse intensité» a fait plus de 30 000 morts.
La tension est à nouveau montée ces dernières
semaines. Les centaines de milliers de soldats déployés
de part et d'autre de la «ligne de contrôle»
(en fait, une véritable ligne de front) ont intensifié
les bombardements d'artillerie tandis que, au Cachemire indien,
les groupes séparatistes pro-pakistanais multiplient attentats
et assassinats. Washington et Londres jouent les médiateurs
et envisagent de déployer une force d'interposition sur
la ligne de contrôle. Sa mission sera probablement de traquer
les milices intégristes islamistes qui se sont rabattues
sur le Cachemire après avoir été chassées
d'Afghanistan.
Sébastien Gaudard