
Le Figaro, 24 décembre 2002:
L'ingénieur du nucléaire Tommaso
Fronte a perdu vendredi la dernière action en justice dans
le conflit qui l'oppose à son ancien employeur, Atea, une
ancienne filiale de Framatome. Selon lui, la société
qui l'a licencié en 1997 aurait livré sciemment
des pièces non certifiées du point de vue de la
sécurité, pour les centrales nucléaires de
Belgique et d'Afrique du Sud. La question de la sûreté
demeure en arrière plan dans cette complexe affaire judiciaire.
Au chômage depuis 1997, Tommaso
Fronte poursuit seul sa lutte pour prouver que son licenciement
a été abusif et que les règles de sûreté
ont été bafouées par son ancien employeur,
Atea, à l'époque filiale de Framatome. Après
le jugement du tribunal correctionnel de Nanterre qui l'a débouté
vendredi dernier, l'ancien ingénieur semble avoir tiré
ses dernières cartouches dans son combat juridique. Les
cinq anciens employés d'Atea, qu'il accusait d'avoir fait
de faux témoignages lors de son action aux Prud'hommes,
ont été relaxés, et il a en outre été
condamné à leur verser à chacun 500 ¤
de dommages et intérêts pour «procédure
abusive».
Cette affaire très complexe, tant par ses aspects techniques que juridiques, n'a fait que très peu de bruit en France, mais elle a en revanche fait la une des quotidiens belges depuis 2001. En effet, la centrale de Tihange, à 80 km de Bruxelles, a été équipée d'une des pièces dont Tommaso Fronte dénonce le manque de sûreté. Cet équipement, appelé «nouvelles étanchéités» sert, comme son nom l'indique, à assurer l'étanchéité des sondes qui contrôlent en permanence la température dans le coeur du réacteur nucléaire. Il s'agit d'un système de joints et de boulons de serrage pour éviter que de la vapeur radioactive sous pression ne sorte de la cuve du réacteur et ne contamine la centrale.
La nouvelle version de cette pièce a été conçue par les ingénieurs de Framatome pour pouvoir être démontée plus rapidement, lors des opérations de rechargement du combustible (des barres d'uranium). Il ne s'agit pas seulement d'une amélioration destinée à limiter le temps où le réacteur est à l'arrêt, opération coûteuse pour l'opérateur, mais aussi d'un gain de temps pour les techniciens qui travaillent alors dans des conditions où ils prennent des doses importantes de rayonnements. Le démontage de la pièce se fait plus rapidement car une pièce de serrage avec quatre boulons a été remplacée par un système avec un seul boulon.
Ce système de «nouvelles étanchéités» a été d'abord installé en 1995 sur la centrale de Koeberg, en Afrique du Sud, avant de l'être également à Tihange, en Belgique, en 1999. Tommaso Fronte affirme que les pièces ont été livrées à l'Afrique du Sud sans que les notes de calculs réglementaires aient été établies. Et que celles-ci ont ensuite été faites à la hâte pour répondre aux exigences plus contraignantes de l'opérateur belge Electrabel. Le licenciement de Tommaso Fronte est justement lié à la réalisation de ces dossiers d'«analyses et de calculs». Atea reproche à l'ingénieur de n'avoir pas effectué le travail demandé, alors que celui-ci affirme qu'il n'avait pas reçu les documents nécessaires pour boucler le dossier, et qu'il avait refusé de faire un rapport de complaisance sur cette pièce cruciale pour la sûreté des centrales nucléaires.
Dans ce sens, Fronte demandait aux Prud'hommes de considérer que les causes de son licenciement étaient liées à des contraintes propres à la sûreté nucléaire, et non pas à de simples intérêts commerciaux pour son employeur. Malheureusement pour l'ancien ingénieur, le conseil des Prud'hommes de Nanterre a débouté ses demandes.
D'autre part, l'Autorité de sûreté nucléaire française, contactée par M. Fronte, a entendu ses remarques mais a déclaré ne pouvoir ouvrir d'enquête puisque les pièces en question n'avaient pas été livrées en France.
A ce sujet, Tommaso Fronte affirme que les pièces n'ont pas été livrées en France justement parce que Framatome savait qu'elles n'étaient pas assez sûres. Une assertion que dément Framatome, en ajoutant que les centrales d'EDF disposaient déjà d'un système adéquat, qu'il n'était pas nécessaire de remplacer.
A la suite d'un article publié dans Le Monde en mai 2000, l'affaire rebondit en Belgique, où les parlementaires s'inquiètent de la situation auprès du ministre de tutelle de la Sûreté nucléaire, le ministre de l'Intérieur. Dans la foulée, la bourgmestre de Huy, la ville la plus proche de Tihange, assigne en référé Electrabel, l'Etat belge et Framatome pour savoir quel est le statut exact de ces pièces qui assurent l'étanchéité de la cuve de la centrale. La justice lance alors une enquête, et désigne en décembre 2000 trois experts pour répondre aux questions sur le dossier de certification des pièces.
Au début de l'année, l'affaire rebondit dans la presse belge, car le premier ministre Guy Verhofstadt s'inquiète publiquement de «graves anomalies» à Tihange et demande une enquête administrative au ministère de l'Intérieur : rapidement, l'autorité de sûreté belge affirme que tout est en règle. Mais entretemps, les trois experts du tribunal de Huy déclarent que les documents dont ils disposent sont insuffisants, et qu'il leur faut plus de fonds pour poursuivre leurs travaux. Mais la bourgmestre de Huy, qui a intenté les actions en justice, refuse de financer seule une enquête qui concerne tous les Belges.
Le seul procès qui pourrait répondre aux affirmations techniques de Tommaso Fronte est donc pour le moment enlisé.
Cyrille Vanlerberghe
Le Figaro, 24
décembre 2002:
[...] Au cinéma, les individus isolés
qui sonnent l'alerte gagnent souvent face aux grandes institutions
ou entreprises auxquelles ils s'attaquent. Mais la réalité
est moins rose pour ceux qui défient leurs supérieurs
pour alerter le public, et révéler des pratiques
illégales, ou dangereuses. Le phénomène est
bien connu aux États-Unis, ou ces individus portent le
surnom de «whistleblowers», équivalent à
«ceux qui tirent la sonnette d'alarme». D'après
C. Fred Alford, qui leur a consacré un livre, «près
de la moitié de ces donneurs d'alerte sont licenciés,
et ceux qui restent dans l'entreprise sont mutés dans des
placards». D'autre part, ils risquent autant d'être
renvoyés s'ils alertent leurs supérieurs plutôt
que le public. D'après Alford, les donneurs d'alarmes sont
craints par leurs supérieurs car ils sont perçus
comme pouvant mettre en cause l'intérêt suprême
de l'entreprise. Avant d'être licencié en 1997, Tommaso
Fronte avait alerté son supérieur hiérarchique
de l'absence de dossier de sûreté sur une pièce
qui avait été livré à la centrale
de Koeberg en Afrique de Sud.
C. V.
Le Monde, 24
mai 2000:
Un ingénieur licencié par une filiale
de Framatome met en cause la sûreté de dispositifs
nucléaires.
Ces équipements avaient été exportés
en Afrique du Sud et en Belgique...