Le Nouvel Observateur
n°42, 1er septembre 1965:
Quelle est la signification de l'expérience « Gemini V » ? Pourquoi les militaires américains et soviétiques s'emparent de la recherche spatiale ? Verrons-nous des rampes de lancement sur la Lune ? Qui seront les premiers soldats du vide ?
« Fantastique, terrifiant », écrit
le « New York Times » dont la sobriété
est proverbiale. « Dramatique, inquiétant »
ponctue le « New York Herald Tribune ». Il avait suffi
de quelques phrases prononcées la veille par le président
Johnson. Elles ne concernaient ni le Vietnam, ni le problème
noir, ni le dollar. Mais elles annonçaient au monde qu'une
nouvelle phase de l'histoire commençait : la guerre de
l'espace. On savait que « Gemini V » avait pour mission
de mettre au point le fameux rendez-vous spatial. Pour cette fois-ci,
c'est manqué et cela retardera d'autant la mise sur orbite
du dernier enfant chéri du Pentagone : le M.O.L. (Manned
Orbital Laboratory « laboratoire orbital habité »)
dont le président Johnson a ordonné la fabrication
dans les plus brefs délais.
Cette décision est sans doute la plus grave depuis le lancement
de la première bombe atomique sur le Japon. Militairement,
elle marque le début d'une montée aux enfers. Demain,
la mort viendra du ciel. Son point de départ sera la Lune
; ses escales, les satellites militaires. Dans quelques mois,
on saura comment prendre un satellite en marche et comment sauter
avant l'arrêt ; c'est cela, le « rendez-vous de l'espace
». La « pile à combustible » sera au
point, elle aussi et les équipages bien rodés. On
pourra jouer sérieusement aux soldats du vide.
Les amateurs de science-fiction, bien sûr, connaissent tout
cela. Mais cette fois, on ne rit plus. Les études que mènent
les experts militaires depuis le premier bip-bip du Spoutnik I
en arrivent enfin au stade de la réalisation. Une idée
simple est à la base des recherches. Un général
américain nommé Power qui commandait alors le Stratégic
Air Command déclarait en 1960 : « Nous devons penser
désormais en termes d'espace. De même que la suprématie
aérienne au cours de la Seconde Guerre mondiale signifiait
la victoire, il se peut que la maîtrise de l'espace entraîne
lors d'une prochaine guerre la maîtrise du monde. »
Il y a quelques jours, Wernher von Braun lui-même déclarait
lors de son passage à Paris : « La puissance qui
atteindra la Lune et s'y installera la première dominera
stratégiquement le monde. »
Les aviateurs ont gagné
Depuis vingt ans, c'est-à-dire depuis
l'explosion de la bombe expérimentale d'Alamogordo, au
Nouveau Mexique, la stratégie a effectué cent fois
plus de chemin que durant toute l'histoire de l'humanité.
Il y eut d'abord les modestes bombardiers porteurs de bombes A,
puis de bombes H. Vinrent ensuite les missiles à portée
intermédiaire (I.R.B.M.) et, rapidement intercontinentale
(I.C.B.M.). Chaque phase, chaque progrès réalisé,
soit par les U.S.A., soit par l'U.R.S.S., a impliqué une
stratégie particulière. La dernière en date
est l'« escalade graduée », mise au point par
M. McNamara, secrétaire d'Etat à la Défense
des Etats-Unis. La course à l'espace et à son contrôle
est sur le point de tout bouleverser ou tout au moins de compliquer
encore davantage les données. Car la course à l'espace
n'est plus seulement une démonstration de prestige ou de
capacité scientifique, elle devient un indice déterminant
de puissance tout court, c'est-à-dire de domination du
monde.
Etait-ce inévitable ? On apprend difficilement ce qui se
passe réellement en U.R.S.S. Mais les choix des présidents
Eisenhower et Kennedy avaient été clairs. Ils s'étaient
opposés de toutes leurs forces à la « nucléarisation
» de l'espace, à la prise en mains par les militaires
des problèmes spatiaux. Dès 1960, en un discours
retentissant, le général Eisenhower déclarait
devant l'O.N.U. (M. Khrouchtchev étant présent)
qu'il fallait éviter le lancement de satellites armés.
Il suggérait un contrôle des Nations unies sur les
lancements de satellites. La NASA, l'organisme américain
qui dirige et contrôle le programme spatial, restait entre
les mains des civils et les crédits pour les projets militaires
étaient réduits. Cette ligne de conduite fut reprise
par le président Kennedy, non sans une très vive
opposition des lobbies militaires, et des controverses publiques.
En avril 1961, par exemple, M. Eugène Zuckert, secrétaire
d'Etat à l'Aviation affirmait : « Les Etats-Unis
et leurs alliés doivent s'assurer que les moyens de dominer
le monde résultant de la maîtrise de l'espace ne
vont pas passer à nos ennemis ».
En 1963, de violentes polémiques publiques opposèrent
tenants et adversaires de la stratégie de l'espace. Rien
ne fut profondément changé dans les programmes.
Mais il semble que l'arrivée au pouvoir du président
Johnson renversa le courant. Il ne peut plus y avoir de doute
aujourd'hui. L'armée de l'Air, qui voyait arriver avec
inquiétude le moment où les avions du S.A.C. seraient
périmés, car vulnérables aux fusées
antiaériennes, a gagné. Le S.A.C. va enfanter un
commandement stratégique de l'Espace.
Des croiseurs de l'espace
C'est peut-être une des clefs de la hâte
que mettent les Américains à développer leur
programme Gemini. Bien des observateurs scientifiques ont souligné
que les responsables du projet ont pris des risques considérables.
Certes on ne connaît pas les déboires des Soviétiques
qui mènent plus discrètement leurs expériences.
Mais les incidents qui ont marqué le vol de Conrad et de
Cooper, les deux passagers de « Gemini » ont été
particulièrement nombreux. Les deux cosmonautes ont essuyé
bien des « plâtres ». Le fonctionnement défectueux
de la fameuse pile à hydrogène et oxygène
qui assurait l'alimentation en électricité de la
capsule (et qui était essayée dans l'espace pour
la première fois) l'a prouvé. Mais pour les stratèges
de Washington, chaque semaine compte. C'est à qui, des
Russes ou des Américains mettra sur orbite les charges
les plus lourdes à qui réussira le premier à
assembler les plates-formes spatiales, ces stations-service de
l'espace, et à atteindre la Lune. La folle course qu'Eisenhower
et Kennedy voulaient éviter est désormais engagée.
Alors que l'on continue à parler, à Genève,
de désarmement, les perspectives les plus terrifiantes
s'ouvrent devant l'humanité.
Quelles sont-elles ? Des projets précis existent, élaborés
par une section spéciale du Pentagone qui travaille en
liaison avec la NASA. Certains ont été rendus publics
par leurs protagonistes au premier rang desquels se plaçait
le docteur Walter Dornberger, ancien commandant du centre allemand
de Peenemünde.
Dénonçant l'aveuglement des hommes politiques, il
demande en 1961 « des véhicules sur orbite, avec
et sans équipage, manoeuvrables, précis et récupérables
». Toute une gamme d'engins, offensifs et défensifs,
est déjà prévue sur le papier. Elle peut
être complétée par certains appareils déjà
en service, à des fins civiles ou d'espionnage.
Dans le dispositif offensif, il s'agit de mettre sur orbite une
sorte de « croiseur » spatial porteur de fusées
à têtes thermonucléaires. Quelques douzaines
de ces croiseurs, orbitant à différentes altitudes,
permettraient de survoler en permanence la quasi-totalité
du monde, en particulier la Chine et l'U.R.S.S. La menace serait
permanente. Pour le moment les avions du S.A.C. rebroussent chemin
avant d'atteindre le fameux point de « non-retour »
aux frontières de l'U.R.S.S. Avec un tel dispositif, soutiennent
les défenseurs de cette solution, les Russes devraient
avant toute attaque détruire non seulement nos bases au
sol, nos sous-marins Polaris, nos appareils en vol permanent,
mais également nos satellites, sous peine d'être
rasés. Peut-être même serait-il possible de
supprimer toute base nucléaire sur le sol même des
U.S.A. La simple attaque d'un satellite provoquerait la riposte
puisqu'elle démontrerait l'intention de nous détruire.
Au-delà il y a la Lune. « Si nous sommes les premiers
sur la Lune et que nous y construisons une base stratégique,
il faudra que les Russes nous détruisent deux jours et
demi avant de s'attaquer aux U.S.A. La sécurité
serait alors quasi totale ». Cela suppose que les Américains
soient seuls à occuper la Lune. Les avantages stratégiques
seraient alors, selon les experts américains, considérables.
Toute attaque serait décelée longtemps à
l'avance. Les engins lancés de la Lune sur la Terre peuvent
être observés optiquement et téléguidés
beaucoup plus facilement. Vu la faible pesanteur lunaire les puissances
requises pour atteindre la Terre sont relativement faibles. De
la même manière cette faible pesanteur rend la défense
plus aisée.
En attendant de « contrôler » la Lune les militaires
américains jugent que les « croiseurs » porteurs
de fusées constituent une solution acceptable. Il faudrait
qu'ils puissent manuvrer et changer eux-mêmes d'orbite,
pour déjouer une attaque adverse. Ils seraient encadrés
et protégés par des satellites chasseurs.
Ce projet a été baptisé « Saint »
: (Satellite Interceptor : intercepteur de satellites).
Les « saints » pourraient accoster certains engins,
les contrôler, voire les détruire. Les Soviétiques
viennent d'ailleurs d'accuser Conrad et Cooper de s'être
livrés au cours de leur vol à certaines expériences
militaires visant précisément la technique de l'interception.
Aux croiseurs et aux chasseurs s'ajoute toute une organisation
qui transpose dans le domaine de l'espace les diverses tâches
d'une armée classique, de l'intendance au renseignement.
Le projet « Bambi » (Balistic Missile Booster Interceptor)
prévoit la mise sur orbite d'un essaim de 800 à
3 600 satellites à faible altitude, prévus pour
attaquer et détruire les engins balistiques ou les satellites
adverses. Il y a les ateliers de réparations et de ravitaillement.
Il y a les observatoires météorologiques, les engins
destinés à photographier les installations ennemies,
les engins chargés de l'interception des communications
adverses (on connaît l'importance des liaisons radio et
des télécommandes dans les essais spatiaux). On
ne peut qu'énumérer les projets : « M.T.S.S. »
(Military Test Space Station), véritable laboratoire
spatial prévu pour un équipage de 12 hommes, disposant
d'un radar et d'un réacteur nucléaire ; le «
SLOMAR » (Satellite Logistics for Maintenance and Repairs),
« SMART » (Satellite Maintenance and Repair Technic).
Bref, qu'il s'agisse : d'entretien, de réparations, de
changements d'équipages, de surveillance, tout est prévu
: il ne manque que le feu vert et les crédits.
Pour le moment, certaines tâches ont déjà
été entreprises. En particulier pour la surveillance
du territoire soviétique. C'est le satellite-espion Midas
qui s'en charge (de même semble-t-il, que les « Cosmos
» soviétiques surveillent le territoire américain).
Mais il faudra attendre la réalisation du projet MOL pour
que le vrai départ soit donné.
La riposte soviétique
Il semble que le projet MOL ait été
accordé à l'armée de l'air quand il a fallu
abandonner le « Dyna Soar », engin qui devait prendre
la suite du fameux X 15, l'avion fusée américain.
Mais il ne s'agissait que d'une promesse. Le président
Johnson a maintenant franchi le pas. L'armée s'apprête
à prendre le relais des efforts civils.
Le Pentagone entend contrôler l'espace. Le MOL sera en 1968,
si tout se passe bien, une véritable station spatiale :
12 tonnes, 13 mètres de long, un laboratoire. Originalité
de l'entreprise : plusieurs « équipages » de
deux ou quatre hommes se succéderont à bord par
une véritable « navette » de capsules spatiales
dérivées des actuelles Gemini, et qui viendront
se fixer à l'avant du MOL pour permettre le transbordement.
Chaque équipage pourrait y séjourner si les
expériences montrent que les cosmonautes le supportent
jusqu'à un mois ou plus.
Les Etats-Unis ont voté un budget de plus d'un milliard
et demi de dollars pour la réalisation de MOL. Lorsque
la technique du rendez-vous sera parfaitement rodée et
que seront surmontés les aléas de la navigation
spatiale, MOL sera agrandi par adjonction d'autres éléments.
Il préfigurera alors la plate-forme spatiale de demain,
celle qui permettra aux cosmonautes de faire escale dans des refuges
de l'espace où ils pourront trouver vivres, carburants,
techniciens et docks de réparation. Après MOL, viendra
MORL (Manned orbital Research Laboratory) qui abritera
un équipage de 6 à 9 hommes.
Son successeur, LORL (Large Orbiting Research Laboratory)
emportera à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres
de la terre une équipe de 24 techniciens. A ce moment,
un pas important vers la conquête de la Lune aura été
franchi.
Quelle sera la riposte soviétique ? On murmure depuis quelque
temps, à Moscou, que les Russes préparent un grand
coup. Un « Proton » de 12 tonnes a été
récemment satellisé sans bruit. De toutes manières,
la fracassante décision du président Johnson change
psychologiquement toutes les données du jeu. L'espace qui
aurait dû être le terrain de la coopération
des peuples de la Terre n'est plus un stage, un terrain de compétition
pacifique, mais un champ de bataille potentiel. Les limites de
la folle humaine semblent encore reculer.
James T. Cross