Science & Vie
n°872, mai 1990:
Les Anglais savent dorénavant qu'un ouvrier du nucléaire court 8 fois plus de risques qu'un autre d'avoir un enfant leucémique. Les Français, eux, ne le savent pas.
Passant en revue l'ensemble des installations
nucléaires de Grande-Bretagne (1), des chercheurs britanniques
ont constaté que dans les districts proches de ces installations,
la mortalité par leucémies, notamment leucémies
lymphoïdes, et aussi par la maladie de Hodgkin, chez les
sujets de moins de 24 ans était de 15% supérieure
à ce qu'elle est dans la même classe d'âge
chez les populations non exposées. En l'occurrence, on
remarquera que les chercheurs ont seulement étudié
la mortalité, ce qui laisse supposer une incidence réelle
des leucémies plus importante (en effet, depuis les années
1960, le traitement des leucémies, surtout chez les sujets
jeunes, s'est considérablement amélioré et
la mortalité a beaucoup diminué).
Quand on compare les communes où
plus des deux tiers de la population vivent à moins de
10 km d'une centrale avec des communes témoins, on constate
une augmentation de 100% des morts par leucémies lymphoïdes
et de 46% des morts par l'ensemble des leucémies, entre
0 et 24 ans. Si on élargit le cercle jusqu'à un
rayon de 16 km autour des installations nucléaires, l'incidence
des décès par leucémies n'augmente plus que
de 15%, celle des leucémies lymphoïdes que de 21 %,
toujours par rapport aux communes témoins. Plus on s'éloigne
des centrales, moins le sur-risque est grand.
Mais la comparaison de cette étude et à des études
épidémiologiques plus anciennes montre que l'augmentation
des leucémies ne se limite pas, comme on l'avait cru d'abord,
aux communes situées à proximité immédiate
des installations nucléaires.
Par ailleurs, on pensait que l'augmentation des leucémies
lymphoïdes chez les enfants ne se manifestait qu'autour des
installations ayant démarré avant 1955, Or l'étude
actuelle fait apparaître une augmentation significative,
pour tous types de leucémies, autour de Sellafield, une centrale mise en activité
après cette date.
Les chercheurs ont également découvert que la zone
urbaine de Liverpool est responsable, à elle seule, d'une
augmentation de 68% du risque pour l'ensemble des leucémies
et de 125% pour la seule leucémie lymphoïde: 71 des
cas diagnostiqués l'ont été dans cette seule
région (qui comprend la centrale de Capenhurst).
Mais Liverpool est unique: la taille de sa population et sa composition
sociale sont très différentes de celles des autres
régions hébergeant des installations nucléaires.
On ne peut tout à fait exclure, qu'un autre risque soit
cause de cette augmentation anormale des leucémies.
Ces chiffres appellent évidemment différents commentaires.
Pour que la cause de l'augmentation des leucémies soit
une surexposition des enfants aux radiations dans l'atmosphère
ou aux eaux de refroidissement des centrales, il faudrait que
le risque relatif varie d'un facteur mille d'une centrale à
l'autre. Or, le sur-risque de leucémies infantiles ne varie
que de 1 à 10 seulement d'une centrale à l'autre.
C'est inexplicable !
D'autre part, les doses reçues par les populations vivant
autour des centrales sont, de toute façon, très
inférieures à celles qui pourraient produire de
telles augmentations du nombre des leucémies.
Les chercheurs se sont acharnés à trouver d'autres
raisons que l'effet des radiations (hasard, compétence
médicale, "méchanceté" particulière
des leucémies, etc.).
Dernière explication, d'ailleurs très controversée,
celle qu'a avancée Leo Kinlen (2), épidémiologiste
de l'université d'Edimbourg, dans l'hebdomadaire médical
The Lancet de décembre 1988. Kinlen pense que la
population autour des centrales nucléaires a été
"infectée", au cours d'apports massifs de population,
par des virus leucémogénes apportés par les
nouveaux habitants, et que ce sont ces virus et non la présence
d'une centrale nucléaire qui seraient responsables de l'excès
de leucémies infantiles observé. Pour lui, les populations
en question vivent dans des régions géographiquement
très isolées. Loin des brassages urbains et suburbains,
elles n'ont jamais - ou très rarement - été
en contact avec des agents infectieux et sont donc plus "susceptibles"
que d'autres.
En 1984, David Black, un autre épidémiologiste britannique,
a étudié l'augmentation inexpliquée du nombre
de cancers dans la région de Cumbria, en particulier l'augmentation
du nombre de leucémies
infantiles dans le village de Seascale, proche de la centrale
géante de retraitement nucléaire de Sellafield et
reconnu qu'il était impossible de trouver une explication
valable dans le mode de vie, dans les différents indices
de contamination par l'environnement, dans la nourriture, la consommation
de poisson ou de légumes du jardin, ou dans le fait que
les enfants aient ou non joué sur les plages où
pourraient se trouver des effluents radioactifs.
Mais le rapport Black avait découvert quelque chose de
tout à fait étrange. C'est que le risque était
augmenté surtout chez les enfants dont le père travaillait
à la centrale de Sellafield, et surtout si ces pères
avaient été exposés à des doses relativement
élevées de radiations, et cela bien avant que les
enfants en question ne soient conçus!
Quatre de ces pères avaient reçu des doses cumulées
de 100 millisieverts (3), ou plus, avant la conception de l'enfant.
Dans ce cas, le risque relatif de survenue d'une leucémie
dans la descendance était multiplié par 6 ou 8 !
Depuis le rapport Black, trois autres études indépendantes
(Independent Advisory Group, 1984 ; Committee on medical aspects
of radiation in the environment, 1988 et 1989) ont confirmé
cet excès de leucémies infantiles, tout en remarquant
qu'il était trop important pour être simplement expliqué
« par l'effet direct sur les enfants » de
la pollution radioactive. De son côté, le Dr Tom
E. Wheldon, cancérologue à l'université de
Glasgow, a lui aussi confirmé devant la société
royale de statistiques, qu'il était impossible que les
doses directement reçues par la population puissent expliquer,
à elles seules, un tel excès de leucémies.
Les anomalies chromosomiques peuvent être
de 3 types: |
Cependant l'industrie nucléaire produit
bien des enfants leucémiques: le Dr J. H. Dunster, ancien
directeur du British National Radiological Protection Board, a
calculé qu'un employé du nucléaire qui recevrait
20 millisieverts de rayonnements aurait une chance sur 400 d'avoir
un enfant leucémique, alors que le risque dans la population
générale britannique est de une leucémie
pour 2 750 enfants. Autrement dit, près de 7 fois plus!
Puisque la dose et le débit de dose ne peuvent expliquer
directement l'excès de leucémies, il faut trouver
des pistes plus complexes.
Martin Gardner, le plus célèbre épidémiologiste
britannique, s'est attelé à cette tache et vient
de publier dans le British Medical Journal un rapport qui
relance la controverse sur les dangers auxquels seraient exposées
les populations habitant à proximité des centrales
nucléaires, et plus particulièrement sur le risque
professionnel encouru par les travailleurs du nucléaire.
Cette étude a porté sur les 52 cas de leucémies
et les 22 cas de lymphomes non hodgkiniens apparus dans la région
de Sellafield, entre 1955 et 1985: en comparant ces 74 cas avec
1001 cas de sujets sains issus des mêmes registres de naissance,
Gardner et ses collègues, comme d'autres avant eux, ont
été amenés à écarter la fuite
de matières radioactives dans l'environnement en tant que
facteur causal. Etudiant les pères des enfants cancéreux,
ils se sont aperçus que le risque relatif d'avoir une leucémie
est 7 à 8 fois supérieur si l'on est l'enfant d'un
père exposé à une irradiation cumulée
de 100 millisieverts, ou à une irradiation de plus de 10
millisieverts dans les 6 mois précédant la conception,
ce qui confirme parfaitement l'étude de Dunster citée
plus haut.
Par opposition, les 1 546 enfants ayant fréquenté
l'école de Seascale, le village proche de la centrale,
sans y être nés, ne présentent pas un taux
relatif anormal.
Les Anglais ont calculé le risque de leucémie chez les jeunes de 0 à 24 ans vivant près d'une centrale nucléaire. Ils ont classé en trois catégories les différents districts du pays (équivalents de nos communes) en fonction du pourcentage de leurs habitants vivant à moins de 10 miles (16 km) d'une centrale. Catégorie A (en jaune): districts dont moins de 10 % de la population sont concernés. Catégorie B (en orange): de 10 à 66 % de la population. Catégorie C (en rouge): plus de 66 % Ils ont comparé avec des districts témoins (éloignés des centrales) et trouvé partout un pourcentage de risque supplémentaire chez les voisins des centrales (sauf dans quelques cas, notamment autour de Harwell, où ils ont mesuré des "Sous-risques"). |
Inutile de dire que le rapport Gardner fait
grand bruit, et qu'il mobilise non seulement la commission de
radioprotection britannique, mais l'ensemble de l'industrie nucléaire
britannique. La commission qui, en 1988, avait recommandé
que la dose cumulée maximale des employés de l'industrie
nucléaire soit abaissée à 20 millisieverts
(la dose "légale" maximale étant de 50
millisieverts) doit aujourd'hui encore réviser à
la baisse cette dose limite. Et le gouvernement britannique a
réclamé des études supplémentaires
pour l'ensemble de l'industrie nucléaire militaire et civile.
De son côté, le comité américain sur
les effets biologiques des radiations ionisantes a publié
peu de temps auparavant le tome 5 de sa surveillance permanente:
là encore, il est fait état d'une augmentation du
risque relatif de leucémies dans la population de 5 villes
situées à proximité de réacteurs nucléaires.
Habitez-vous a moins de 10 km d'une centrale nucléaire ? Plus la centrale est vieille, plus la dose cumulée est importante, dans l'environnement et chez les employés de la centrale exposés aux radionucléides. Le risque relatif de leucémies chez les enfants d'habitants limitrophes dépend surtout de la dose cumulée par les futurs pères à la date limite: 6 mois avant la conception de l'enfant. Pour mieux connaître les dangers réels, les Britanniques ont lancé une vaste étude sur toutes leurs centrales. En France, nous ne faisons rien. Voici, pour chaque centrale, la liste des communes situées dans un rayon de 10 km. |
Jean Michel Bader
(1) Ont été étudiées les installations
nucléaires de Sellafield, Springfields et Capenhurst (British
Nuclear Fuels), Harwell et Winfrith (UK Atomic Energy Authority),
Aldermaston (Ministry of Defense), Amersham, Bradwell, Berkeley,
Dungeness, Hinkley, Oldbury, Sizewell, Trawfynydd et Wylfa.
(2) L'idée de Kinlen consiste à comparer deux régions
parfaitement isolées, ayant sensiblement les mêmes
caractéristiques de population, d'habitat et d'environnement,
ayant l'une comme l'autre subi un afflux massif de population;
la seule différence étant la présence ou
l'absence d'une centrale atomique, source potentielle de radiations.
Il a trouvé un district rural écossais, Kirkclady
DC, dont la population a doublé entre les recensements
de 1951 et de 1956. Le nombre de décès par leucémies
survenant chez des sujets de moins de 24 ans est significativement
plus important à Kirkcaldy DC que dans la région
de Thurso: le calcul prévoyait en effet 3 décès,
et l'on en a observé 10, dont 7 chez des enfants de moins
de 5 ans. Mais comment expliquer l'absence de foyers épidémiques
de leucémies infantiles, comme il en survient dans les
épidémies de maladies infectieuses traditionnelles ?
Parce que, dit Kinlen, la leucémie est une réponse
rare, qui ne survient pas chez tous les enfants qui sont massivement
en contact avec ces virus.
(3) 1 millisievert = 1 millirem.