Pendant toute l'Occupation, Frédéric
Joliot-Curie, resté en France, endure les affres de la
solitude et de la frustration. Privé de ses collaborateurs,
Hans von Halban et Lew Kowarski, qui en 1939 l'ont aidé
à se hisser au premier rang de la recherche scientifique,
il attend avec impatience la fin des hostilités et la possibilité
de se remettre au travail. Cependant, les perspectives sont bien
sombres. La France ne possède aucun des composants nécessaires
à un projet nucléaire depuis que les Anglo-Américains
ont monopolisé les immenses réserves d'uranium du
Congo belge et que l'eau lourde de Joliot a été
évacuée d'abord en Angleterre, puis au Canada. Les
savants français partis collaborer au projet Manhattan
se heurtent à certaines difficultés pour retourner
chez eux, car le général Groves, braqué sur
les problèmes de sécurité, hésite
à les laisser rentrer ; il redoute de voir les secrets
qu'ils ont appris aux Etats-Unis connus du tout Paris scientifique
le jour de leur arrivée et, compte tenu des sympathies
pro-communistes de Joliot, de Moscou le soir même.
Pourtant, lorsque ces savants retrouvent enfin Joliot, ils lui
sont d'une utilité très limitée, car ils
ont travaillé exclusivement au projet de réacteur
à l'eau lourde au Canada et ne possèdent qu'une
connaissance théorique des énormes usines de séparation
de l'uranium. Qui plus est, Joliot ne dispose d'aucun local pour
ses travaux ; la guerre a privé la France de ses laboratoires
et de tout son matériel scientifique, jusqu'aux objets
les plus rudimentaires, tels que les éprouvettes.
Le gouvernement provisoire de Charles de Gaulle se montre le plus
généreux possible. Moins de deux mois après
Hiroshima, il a créé, sous monopole d'Etat, un Commissariat
à l'Energie atomique (CEA) ; malheureusement, le manque
d'argent est si complet que ses activités ne représentent
qu'un dixième de celles du projet nucléaire britannique
et un centième de celles des Américains.
Joliot a pris la tête du CEA et en dépit des obstacles
redoutables, il est bien décidé à réussir.
En fouillant habilement les poubelles des surplus de guerre américains
en Europe, quelques uns de ses énergiques collaborateurs
parviennent à lui fournir du matériel radio ;
ils s'approprient aussi des machines outils trouvées dans
la zone d'occupation française en Allemagne.
C'est au Fort de Châtillon,
un sombre et humide bâtiment des environs de Paris, où
les Allemands avaient entreposé leurs explosifs sous l'Occupation
et où les collaborateurs ont été emprisonnés
et exécutés pendant l'épuration, que Joliot
commence à construire un réacteur expérimental.
Il engage par ailleurs de jeunes étudiants en géologie
et d'anciens combattants de la Résistance, qui partent,
armés de compteurs Geiger, parcourir les colonies françaises
(surtout en Afrique) à la recherche d'uranium.
Au début, il n'est pas question de bombe : Joliot
déclare ne s'intéresser qu'à l'énergie
nucléaire pacifique et tente en vain d'inciter les savants
des pays autres que les Etats-Unis à en faire autant. C'est
d'ailleurs aussi la politique officielle exposée comme
telle en juin 1946 devant les Nations unies. Quatorze années
plus tard, au Sahara, la France procède fièrement
à sa première expérience atomique. Tout a
été préparé, comme en Grande-Bretagne,
dans le plus grand secret.
Dans les premiers temps, il est très
facile à Joliot de proclamer bien haut qu'il ne veut pas
fabriquer de bombe, mais en réalité le plan français
est beaucoup plus compliqué. Dès le début,
plusieurs réacteurs semblables à ceux que les Américains
ont construits à Hanford pour le projet Manhattan sont prévus au
programme du CEA. Tous sont capables de produire du plutonium
de bonne qualité et en l'espace de cinq ans - en tout cas
certainement dès le milieu des années cinquante
- la France aura théoriquement accumulé suffisamment
de plutonium pour fabriquer une bombe. Si Joliot semble peu désireux
de regarder les choses en face, il n'en va pas de même pour
ses collègues. Kowarski notera plus tard : «
[Joliot] y avait une certaine ambiguïté dans ses propos
concernant sa véritable utilité [celle du réacteur
au plutonium]. »
Les Américains ne s'y trompent pas mais sont trop occupés
par leur magistrale réussite pour faire preuve d'autre
chose que d'autosatisfaction et de scepticisme. Au cours d'un
voyage aux Etats-Unis, en 1946, Joliot rencontre Bernard Baruch
qui lui assure que c'est « de la folie de vouloir essayer
l'énergie atomique en France. Vous n'obtiendrez jamais
une pile - encore moins deux - [étant donné] l'état
dans lequel se trouve votre pays ».
Cependant, à mesure que la guerre froide s'intensifie,
les attitudes changent. En 1948, lorsqu'il devient évident
que les Français produiront bientôt d'importantes
quantités de plutonium, les Américains commencent
à élever des objections contre la présence
de Joliot à la tête du projet. Sa femme Irène,
partie faire une tournée de conférences en Amérique,
est arrêtée par les services américains d'immigration
et détenue une journée entière. Le magazine
Time fait remarquer : « Dans une démocratie,
tous les communistes sont des espions et des traîtres en
puissance. » Le Département d'Etat américain
va jusqu'à demander - en vain - aux Britanniques d'essayer
de les débarrasser de Joliot en intervenant directement
auprès du président du Conseil français.
Mais il est hors de question pour les Britanniques de s'en prendre
à Joliot, une des grandes célébrités
scientifiques de l'époque, prix Nobel, gendre de Marie
Curie et héros de la Résistance. Finalement, Joliot
provoquera lui-même sa chute.
Tôt ou tard, en effet, le physicien va être obligé
de faire un choix entre sa loyauté politique au parti communiste
français et son désir profond de prendre la tête
de la renaissance scientifique de son pays. Dès que ses
réacteurs pacifiques auront produit un gramme de plutonium,
les forces de la réaction en France réclameront
« leur » bombe ; d'ailleurs, d'après un sondage effectué en 1946,
le peuple français dans son ensemble est favorable à
une bombe atomique nationale. A sa façon
très personnelle, Joliot est pris au piège du classique
dilemme de l'énergie atomique le lien indestructible qui
unit les deux utilisations, pacifique et guerrière, de
l'atome ne permet pas de trancher nettement entre les deux.
Le tournant se situe à la fin de novembre 1949, lorsque
l'équipe de Joliot extrait les premières, et infimes,
quantités de plutonium. Pour Joliot, le moment n'aurait
pu être plus mal choisi quelques mois plus tôt, en
effet, en août 1949, les Russes ont effectué leur
première expérience atomique. L'Amérique,
prise de panique à l'idée qu'elle n'est peut être
pas prête à les affronter, envisage de s'associer
à plusieurs pays d'Europe occidentale, dont la France,
pour former l'OTAN. Les communistes français saisissent
toutes les occasions de s'opposer à leur gouvernement :
les dockers communistes refusent de charger sur les bateaux des
armes à destination de l'Indochine, des envois sont sabotés
par les cheminots, et les discours des leaders communistes reprennent
sans cesse le thème de la paix et du désarmement
nucléaire. Joliot se rapproche de plus en plus de la ligne
officielle du PC et, comme le note Kowarski, « se laisse
entraîner sous nos yeux ». En mars 1950, à
Stockholm, le savant français est le premier à signer
l'appel de Stockholm en faveur de l'interdiction des armes nucléaires.
Cet appel, qui sera signé par des milliers de personnes
dans le monde entier, devient le grand cheval de bataille des
communistes français dans leur campagne contre la bombe.
Un mois plus tard, au cours d'un grand meeting du parti communiste,
Joliot achève de s'immoler sur l'autel du pacifisme en
déclarant : « Le peuple français ne veut
pas faire et ne fera jamais la guerre à l'Union soviétique
[...] Les savants progressistes et communistes ne donneront pas
une miette de leur savoir [dans ce but]. » Il confie à
ses collègues : « Si le gouvernement ne me sacque
pas après ça, je ne sais pas ce qu'il leur faut !
» Trois semaines plus tard, le président du Conseil
Georges Bidault, cédant aux pressions des députés
de droite et du centre qui le somment de débarrasser le
pays de son plus célèbre homme de science, prie
Joliot de quitter le service du gouvernement.
Ainsi donc, le chef de l'équipe qui, la première
au monde, a confirmé les fondements de la réaction
en chaîne, est définitivement coupé de son
oeuvre. Tout au long de son exil professionnel, Joliot continuera
à soutenir la science française par des conférences
dans tout le pays, particulièrement sur le désarmement.
Il meurt en 1958, l'année où de Gaulle revient triomphalement
au pouvoir. Malgré la vive opposition de ses fidèles,
le général lui fait des funérailles nationales.
Dans la mort, la gloire de Joliot transcende les querelles politiques.
Les doutes concernant les véritables intentions de Joliot
- ce qu'il pensait qu'il adviendrait du plutonium produit par
ses réacteurs - demeurent. Vingt ans plus tard, ils vont
revenir au premier plan : selon un ministre français,
de Gaulle lui aurait un jour confié que Joliot avait accepté
de fabriquer une bombe atomique dès avant la fondation
du CEA, en 1946. Si cela est vrai, Joliot a dû travailler
quatre ans dans le vain espoir que les partisans de la bombe française
disparaîtraient d'une façon ou d'une autre. Rien
n'aurait pu être plus éloigné de la réalité.
A mesure que le mouvement en faveur de la bombe prend de l'ampleur,
les physiciens français traversent la même cruelle
crise de conscience que leurs collègues américains.
A leur tour, ils vont avoir leur illustre victime de la chasse
aux sorcières, en la personne de Joliot, puis ils se verront
retirer le contrôle de leur travail, exactement comme les
Américains se sont vu arracher le leur par le général
Groves. Après le départ de Joliot, les anticommunistes
réclament qu'on restreigne encore le pouvoir du CEA :
son budget est considérablement réduit et un certain
nombre d'autres savants connus pour leurs sympathies de gauche
sont congédiés - officiellement pour raisons économiques.
L'influence des savants
décline rapidement et les ingénieurs administrateurs
prennent les commandes ; c'est la
réplique presque exacte du projet Manhattan - à
la sauce parisienne.
Le relais, en effet, n'est pas pris par les militaires, mais par
le corps des Mines, une sorte de franc-maçonnerie du pouvoir.
Il fonctionne encore à l'époque d'après une
charte établie par Napoléon et regroupe les meilleurs
élèves de l'Ecole polytechnique. Si ces derniers
ne sont pas militaires comme leurs homologues américains
de l'US Corps of Engineers, ils ont encore davantage d'importance
politique que les Spécialistes rouges. Leur arrivée
aux commandes va confirmer la poussée à droite du
CEA après les purges et ouvrir la voie à la bombe
atomique française.
La formation des polytechniciens repose sur la science, la logique
et les mathématiques : « Quand ils sortent de
là, ils savent tout, a déclaré le maréchal
Pétain, mais ils ne savent que ça. » Il reste
que, tant par leur compétence que par leur proverbial esprit
de corps, ils sont quasiment assurés d'accéder aux
plus hauts postes.
Purs produits de la technocratie française, ils professent
une foi inébranlable dans l'efficacité, le progrès,
la technologie, le pragmatisme et, en conséquence, une
impatience considérable devant le « manque d'efficacité
» des politiciens. Eux ne servent pas des intérêts
partisans, mais l'intérêt général,
que représente, de façon purement abstraite, le
concept de « l'Etat ». Le monde de l'énergie
atomique va fournir un terrain idéal à l'implantation
de cette idéologie.
Le corps des Mines, l'élite de cette élite, puisqu'il
n'est ouvert qu'aux dix premiers de chaque promotion, va, au fil
des ans, monopoliser l'accès à toute une série
de postes clefs dans les principales branches du secteur public
et aussi, de plus en plus, aux postes les plus importants du secteur
privé. En 1951, il annexe le Commissariat à l'Energie
atomique. Pour mener à bien cette opération, il
trouvera un chef jeune et agressif en la personne de Pierre Guillaumat,
qui voit là l'occasion où jamais de satisfaire son
ambition et d'arracher la France au déclin dont il a été
le témoin durant ses années de formation. Fervent
patriote, il rêve de revoir les « jours de gloire
» de la Première Guerre mondiale (pour reprendre
la phraséologie nationale), au cours desquels son père,
le général Guillaumat, s'est illustré.
Pour un garçon comme lui, à qui son père
a laissé un nom glorieux, mais une fortune très
modeste, le meilleur moyen d'accès à la richesse
et au pouvoir, c'est l'Ecole polytechnique. Guillaumat va grandir
en uniforme, puisqu'il sera élève du sinistre prytanée
militaire de La Flèche, avant de sortir dixième
de sa promotion à Polytechnique, ce qui lui ouvre les portes
du corps des Mines. Il va faire un passage très bref à
l'administration des Mines, où il servira dans deux colonies
françaises, l'Indochine et la Tunisie. En 1944, lorsque
de Gaulle prend la tête du gouvernement provisoire, après
la libération, Guillaumat, alors âgé de trente
cinq ans, persuade le général de le nommer directeur
des Carburants, poste crucial pour la reconstruction de l'industrie.
La fermeté avec laquelle il fait valoir qu'il existe un
lien vital entre l'indépendance nationale et l'approvisionnement
en énergie impressionne de Gaulle. Du jour de sa nomination,
Guillaumat va véritablement personnifier l'économie
politique gaulliste.
Il exige impitoyablement de ses collaborateurs exactitude, efficacité,
rapidité, ténacité et discrétion.
« C'est une machine qui ne se dérègle jamais
», déclare un collègue. C'est un organisateur
né qui exerce son pouvoir sans plus de crainte que de doute.
Il n'accepte aucun compromis, ne demande aucun conseil, ne recherche
aucune popularité, n'éprouve aucun besoin de rendre
compte de ses actes - pas plus en privé qu'en public -
et surtout, ne se mêle jamais des affaires des autres. On
ne l'a jamais pris en défaut là-dessus mais en contrepartie,
il exige qu'on lui rende la pareille. Il évite notamment
les parlementaires, encore davantage les journalistes qui ont
la fâcheuse manie de fourrer leur nez partout. Un grand
magazine français s'est excusé un jour auprès
de ses lecteurs de publier une interview de Guillaumat, dont ce
dernier avait corrigé le brouillon au point de le rendre
méconnaissable. Il n'accordera sa première interview
officielle qu'en 1974, après trente années au coeur
même du pouvoir.
Ses remarquables talents d'administrateur donnent au CEA un style
et une confiance en soi qui subsistent encore aujourd'hui. Fervent
partisan de la bombe française, ce ne sont pas les scrupules
moraux qui le poussent à frustrer les ambitions de l'Armée
désireuse d'avoir plus de poids au CEA mais seulement le
goût du pouvoir et l'obsession du secret.
Pendant toute la course à la bombe, il n'aura jamais de
sérieuses difficultés avec le remplaçant
de Joliot, Francis Perrin. Celui-ci, fils d'un prix Nobel de physique,
voisin et intime des Curie et lui-même d'une très
grande valeur scientifique, est un homme plein de grâce,
de charme, de raison. Ces vertus, si notoirement absentes chez
l'agressif Guillaumat, handicapent automatiquement le savant dans
la lutte intestine et bureaucratique qui va se solder par la victoire
des administrateurs au sein du CEA. A l'instar de Joliot, Perrin
est opposé à la bombe atomique, mais il sera incapable
d'empêcher les études sur les armements ou la construction
d'un matériel nucléaire ambivalent.
Peu avant son arrivée au CEA, le premier Plan quinquennal,
prévoyant la construction de deux réacteurs au plutonium
de très grande puissance, vient d'être approuvé.
Pour Perrin et tous les savants qu'il dirige, la taille des réacteurs
et la priorité absolue qui leur est donnée ne peuvent
tendre que vers un seul but : la bombe atomique. Il se console
toutefois à l'idée que le plutonium pourrait aussi
être utilisé à des fins pacifiques, sans doute
dans un réacteur générateur - du type qui
produit davantage de plutonium qu'il n'en utilise. Il n'empêche
que la possibilité de bombe demeure et plus tard l'historiographe
semi-officiel du projet français, Bertrand Goldschmidt
- un savant du CEA qui a travaillé à l'extraction
du plutonium pour la bombe atomique -, reconnaîtra que cette
possibilité « prédomine incontestablement
» dans les esprits de ceux qui ont conçu le programme
et en ont pris la responsabilité. [Lire: Le problème du Plutonium, Atomes
n°40, juillet 1949.]
Guillaumat cependant ne s'intéresse pas qu'à la
bombe ; il partage la conviction, fort répandue à
l'époque, que l'avènement de la puissance nucléaire
« économique » est imminent. Toujours poussé
par cette ambition d'assurer au pays son indépendance énergétique,
qui l'a incité à bâtir l'empire pétrolier
français, il continue à explorer les réserves
d'uranium en France et dans les ex-colonies, il encourage l'industrie
privée à développer sa propre technologie
nucléaire et il crée le département industriel
du CEA, un groupe géré par l'Etat et autorisé
à construire des centrales nucléaires et à
assurer leur fonctionnement.
Tout cela ne l'empêchera pas de soulever assez rapidement
auprès du gouvernement la question d'une bombe atomique
française. Au début, il fait obliquement allusion
à « l'importance et l'urgence des décisions
préliminaires dans le domaine militaire », mais quand
il s'aperçoit qu'il ne parvient pas à arracher ces
décisions aux gouvernements de la IVe République,
déchirés par leurs luttes de factions, il décide
de tirer parti de cette espèce de paralysie politique et
d'oeuvrer au développement de la bombe. Tactique fort efficace
puisque tout au long de l'histoire agitée de la IVe République,
aucun dirigeant politique ne sera assez puissant pour opposer
son veto au projet de bombe cher à Guillaumat qui bénéficie
du soutien inconditionnel de ses amis dévoués, les
gaullistes en herbe.
Le premier obstacle politique survient en décembre 1954,
lorsque le président du Conseil Pierre Mendès France,
pressé par le CEA et les partisans de la bombe au sein
de l'Armée de clarifier la politique nucléaire du
pays, demande qu'on lui précise d'abord quels aspects de
la recherche atomique possèdent une orientation exclusivement
militaire. Guillaumat, Perrin et Goldschmidt sollicitent quelques
instants de réflexion avant de répondre. S'étant
retirés dans un coin de la pièce, ils se mettent
à discuter à voix basse. Lorsque l'entretien reprend,
ils vont donner à Mendès France des renseignements
tout à fait erronés.
Ils lui affirment, en effet, que depuis le premier Plan quinquennal
- prévoyant la construction des réacteurs au plutonium
- il n'y a eu aucune recherche de nature exclusivement militaire.
Mendès France sort de cette entrevue persuadé que
l'on peut établir une nette distinction entre les réacteurs
au plutonium pacifiques et ceux à usage militaire. Ses
conseillers ont tout simplement omis de lui signaler que les réacteurs
en question se prêtent tout aussi bien à un projet
de bombe, si jamais quelqu'un décide d'en fabriquer une.
Il ne reste plus, en fait, qu'à dessiner l'engin.
Ce n'est là qu'un exemple parmi tant d'autres de la façon
dont Guillaumat exerce son autorité indépendamment
de tout contrôle. Il y en aura un autre au cours de ce même
mois de décembre 1954, le 24 très exactement ;
Mendès France organise ce jour-là une nouvelle réunion,
cette fois pour essayer précisément de savoir si
la France doit ou non fabriquer une bombe atomique. Guillaumat
y assiste, bien entendu. La réunion dure longtemps et se
termine sans qu'on soit parvenu au moindre accord. Mendès
France conclut sur une directive générale, demandant
au CEA de ne pas renoncer définitivement à la possibilité
de bombe atomique et de continuer toutes les recherches fondamentales
qui peuvent être d'une quelconque utilité. Au cours
des années suivantes, Guillaumat va interpréter
à sa façon les remarques du président du
Conseil. Les archives du CEA indiquent en effet que la réunion
s'est terminée par un accord général non
seulement sur les questions de recherche, mais aussi sur la «
préparation d'un prototype d'arme nucléaire » ;
il n'existe pourtant ni décret, ni procès verbal
officiels de cette décision.
En outre, Mendès France niera plus tard l'avoir prise.
Les preuves indirectes confirment ses dénégations
et tout spécialement le fait que le CEA, à peine
deux mois plus tard, demande au gouvernement de délimiter
exactement ses pouvoirs - ce dont il n'y aurait eu nul besoin
si le résultat de la réunion du 24 décembre
avait été tel qu'il apparaît dans ses archives.
Guillaumat prend donc, délibérément, les
conclusions très vagues du 24 décembre pour un ordre
précis. Il choisit rapidement une équipe chargée
de dessiner la bombe et place à sa tête un militaire,
le général Albert Buchalet. Ce projet est mis sur
pied dans le plus grand secret sous le nom de code « bureau
des études générales ».
Guillaumat sait pertinemment qu'il ne peut pas compter sur le
soutien inconditionnel des savants atomistes français.
Subodorant une action en coulisse en faveur de la bombe, un tiers
d'entre eux a déjà adressé à Perrin
une pétition contre la bombe, arguant qu'elle détourne
des fonds fort nécessaires au programme pacifique. Guillaumat
esquive en nommant au nouveau bureau le seul savant de valeur
favorable à la bombe, Yves Rocard.
Février 1955 voit la chute du gouvernement Mendès
France. Pierre Guillaumat et les gaullistes vont profiter du flottement
qui précède l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle
coalition, sous Edgar Faure, pour faire passer leur projet de
bombe. En l'espace de quelques jours, Guillaumat signe - dans
la plus grande discrétion - un accord avec les chefs de
cabinet du nouveau ministère de la Défense et de
l'Energie atomique, eux aussi partisans de la bombe. Quatre mois
plus tard, cet accord est entériné, comme il se
doit, par le ministère des Finances et le 20 mai 1955,
l'ordre est donné de transférer, confidentiellement,
certains fonds au ministère de la Défense, pour
la construction d'un troisième réacteur au plutonium.
Le même jour, Faure annonce qu'il double le budget du CEA,
afin - dit-il - de favoriser la recherche sur la production d'électricité ;
le président du Conseil précise bien à l'Assemblée
nationale que le gouvernement a décidé de ne faire
aucune étude sur la bombe atomique, encore moins d'en fabriquer.
Au début de 1956, le successeur de Faure, Guy Mollet, découvre
le projet secret de bombe atomique. II veut immédiatement
y mettre un terme, mais la menace agitée par les gaullistes
de lui retirer leur soutien et d'entraîner ainsi la chute
inévitable de son gouvernement l'en dissuade. Après
la crise de Suez, en 1956, qui souligne sans équivoque
les faiblesses de l'Armée française, les doutes
de Mollet s'évanouissent et Guillaumat obtient un nouveau
protocole secret avec le ministère de la Défense
nationale. Ce document établit dans le détail le
programme militaire qui va déboucher sur la première
expérience atomique française en 1960. Il reste
que, malgré tous ces fiévreux préparatifs,
il n'existe toujours aucun ordre officiel de fabriquer la bombe.
Cet ordre sera finalement signé par l'ultime président
du Conseil de la IVe République, Félix Gaillard.
En 1951, Gaillard, qui est alors le ministre dont dépend
l'énergie atomique, a lancé le plan « pacifique
» de production de plutonium, qui déjà à
l'époque est secrètement orienté vers un
objectif militaire. Son gouvernement tombe en mai 1958, laissant
le champ libre à de Gaulle qui prend le pouvoir le mois
suivant. Gaillard va d'ailleurs entériner l'ordre au cours
de la période d'intérim. Mieux, il se laisse persuader
par le ministre gaulliste de la Défense, Jacques Chaban-Delmas,
de l'antidater pour le rendre légal. Ce paraphe final est
digne de toutes les manoeuvres subreptices visant à imposer
coûte que coûte la bombe atomique française.
Celle-ci explose au Sahara, le 13 février 1960. En signe
d'ultime protestation contre la façon dont les scientifiques
ont été totalement manipulés par les «
X », Francis Perrin refuse d'assister à l'expérience.
Extrait de "Les barons
de l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman, le Seuil, 1982.
Lire: Le vase clos des «nucléocrates », La Croix, 29/12/95 en Pdf
Remarque:
"Les premières applications de l'énergie nucléaire datent de trente et un ans. Elles étaient militaires. C'est à cela qu'on pensait à l'époque, quoi que l'on dise au public. On cherchait à développer les technologies nucléaires dans le sens le plus avantageux pour les applications militaires. C'est là l'origine de la filière dite française, qui a d'abord été développée en Angleterre.
Aux Etats-Unis, cela s'est passé un
peu autrement: la préoccupation des centrales électriques
a coïncidé non pas avec la fabrication du plutonium
militaire, mais avec la propulsion des sous-marins. Le résultat c'est
qu'en Angleterre et en France, on s'est lancé sur la filière
la plus propre à fabriquer du plutonium militaire, et qu'aux
Etats-Unis on s'est lancé dans la filière la plus
propre à assurer la propulsion des sous-marins. [...]
Une fois que les militaires, qui ont l'habitude d'exiger de la
bonne qualité et qui peuvent payer, ont suscité
les activités industrielles dans leurs pays respectifs,
les industriels forment eux-mêmes le personnel, et le personnel,
bien entendu, veut faire valoir ses compétences, il veut
agir dans la direction dans laquelle il est compétent,
Voilà pourquoi, quand il s'agit de centrales nucléaires,
d'abord en Angleterre, ensuite en France, on a tout de suite continué
à appliquer la filière graphite-gaz-uranium naturel,
et aux Etats-Unis à appliquer tout de suite la filière
à eau légère et uranium enrichi."
Extrait du livre "La babel nucléaire" de Louis Puiseux, Editions Galilée, 1977.