Juillet 1991. Michel Lavérie, alors directeur de l'autorité de sûreté nucléaire, prend connaissance de l'étude psychopathologique réalisée sur le personnel de la centrale de Chinon. Lavérie manque s'étrangler. Trois chercheurs du laboratoire de psychologie du travail des Arts et Métiers ont interrogé au début de l'année des agents EDF du service de maintenance. Entre autres objectifs, il s'agissait d'« apprécier les relations entre la souffrance des travailleurs d'un côté, la qualité du travail, la sécurité des personnes, et la sûreté des installations de l'autre ». L'enquête des chercheurs est impressionnante. « Certains agents font des crises sur le site. Les larmes, les effondrements en pleurs ne sont plus exceptionnels. (...) D'autres agents ont des comportements qui intriguent : crises de tremblements incoercibles, tics ou stéréotypies motrices incontrôlables. (...) D'autres souffrent de troubles d'humeur et ne sont plus capables de se maîtriser. (...) Nous n'avons jamais rencontré cela dans aucune des enquêtes que nous avons faites à ce jour, quelle que soit la branche d'activité industrielle ou économique. » Les agents interrogés souffrent d'une « perte d'expérience » : ils passent plus de temps à contrôler le travail effectué par les entreprises extérieures qu'à exercer leur métier. Quant aux agents de ces entreprises sous-traitantes, « les agents EDF pensent que leur sort est encore pire que le leur ».
Si l'état de délabrement moral qui règne au sein du personnel est inquiétant en soi, Michel Lavérie s'intéresse surtout aux conséquences sur la sûreté des centrales nucléaires. Il écrit au chef du service de la production thermique d'EDF : « J'ai noté dans l'étude les phrases suivantes : " Les agents en sont parfois rendus à renoncer aux vérifications ", " La tricherie est ordinaire ", " Les fraudes restent fréquentes ", " Les doutes des agents de la sûreté résultent de ce qu'ils ont des preuves qu'il est possible de dissimuler des travaux non faits ou mal faits. Et que non seulement c'est possible, mais que cela devient une pratique non exceptionnelle. " » Michel Lavérie enjoint EDF de « prendre position sur ces quelques points ».
Deux ans plus tôt, une étude semblable a été effectuée à la centrale du Bugey. Les conclusions étaient en gros les mêmes. Contrairement à celle de Chinon qui, à l'automne 1991, commence à circuler à l'intérieur d'EDF et dans la presse, puisqu'en octobre, j'en révèle la teneur dans Libération, l'étude sur Bugey a été interdite de diffusion, d'un commun accord entre la direction et le Comité d'hygiène et sécurité de l'établissement, effrayés par les termes de « fraudes » et de « tricheries ».
En 1991, les syndicats CFDT et CGT demandent officiellement à EDF la mise en chantier d'une troisième étude psychopathologique, à l'échelle de toutes les catégories du personnel nucléaire, sur un autre site. Mais EDF a compris : plus aucun « psy » extérieur ne sera autorisé à travailler sur ses sites.
Pourtant, chercheurs ou pas, les travailleurs du nucléaire ne vont pas mieux. En 1993, c'est au tour de l'Institut de protection et de sûreté nucléaires, le très officiel IPSN, de publier une étude intitulée « Facteurs humains sur l'organisation des arrêts de tranche » : « Les observations montrent que des limites sont atteintes au niveau physiologique et/ou psychologique et entrent en concurrence avec les exigences de qualité. »
En octobre 1996, des seringues contenant des traces d'héroïne sont découvertes dans une centrale nucléaire du Cher. EDF décide d'instaurer un dépistage systématique de la consommation de drogue pour ses salariés travaillant en zone nucléaire. Face à la réaction scandalisée des syndicats, Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'Industrie, précise en novembre 1997 que ce dépistage systématique ne se justifie que « dans des cas particuliers qu'il appartient au seul médecin du travail de justifier ».
La Fédération nationale de l'énergie CGT dénonce la « souffrance mentale » des salariés d'EDF, et une « consommation de tranquillisants supérieure à la moyenne nationale ». Ces problèmes psychologiques, assure le syndicat, sont la cause de 14 % des arrêts de travail dans l'entreprise.
Mais pas de panique ! L'outil technique est fiable, la machine nucléaire est conçue pour pallier les défauts de ses pilotes. Tout va bien. Dans leur ouvrage, La Sûreté nucléaire en France et dans le monde, MM. Bourgeois, Tanguy, Cogné et Petit se veulent d'ailleurs apaisants à propos de l'influence du facteur humain sur la sûreté au quotidien : « Une installation bien conçue doit être pardonnante. Il ne faut pas qu'une erreur humaine puisse conduire irrémédiablement à l'accident ; elle doit pouvoir être "rattrapée " par des réactions intrinsèques de la machine, par des automatismes ou par l'homme lui-même. »
Hélène Crié,
extrait de "Ce nucléaire qu'on nous cache",
Michèle Rivasi - Hélène Crié, 1998,
chez Albin Michel.