Depuis un peu plus d'un an on constate une modification importante du comportement des journaux d'information vis-à-vis des problèmes liés à l'énergie nucléaire. Des activités officielles à but purement médiatique ne sont pas commentées, voire, même pas mentionnées.
Par exemple, la signature en octobre 1996 d'un accord international patronné par l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) sur la sûreté des réacteurs. Cet accord n'impose aucune contrainte, aucun contrôle intempestif, il fait appel à la bonne volonté des exploitants nucléaires. L'effet pratique? Néant, la sûreté ne fait pas le poids face aux contraintes économiques. (Ainsi, pas question d'imposer à l'Ukraine la fermeture de Tchernobyl compte tenu de la situation économique désastreuse du pays). L'AIEA pensait probablement tirer de cet accord un effet médiatique afin de renforcer l'image de marque de l'industrie nucléaire en tant qu'industrie " sûre ". Résultat nul, personne n'en a parlé.
Autre exemple : quand l'infatigable Tubiana fait son numéro traditionnel sur la non-toxicité des faibles doses de rayonnement à l'audit organisé par le député Claude Birraux le 23 novembre 1996 pour l'Office Parlementaire d'Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques sur la radioprotection et les fondements scientifiques de la révision des normes de radioprotection (révision à la baisse contestée en France par notre Académie des Sciences subjuguée par Tubiana), on ne relève aucun écho dans la presse.
Concernant l'étude de Jean-François Viel sur l'existence d'un excès de leucémies chez les enfants vivant à proximité de l'usine de La Hague, Le Monde a tout d'abord rapporté rapidement les propos virulents et stupides des responsables de l'INSERM stigmatisant non seulement l'étude elle-même mais aussi la revue scientifique British Medical Journal qui avait publié l'article de Viel. Puis, virage au Monde et depuis on a pu lire de nombreux articles sur La Hague, une apologie de la CRII-RAD sur une page entière et plus qu'un entrefilet au ton plutôt favorable au sujet d'un article britannique sur un excès de leucémie chez les enfants autour de centres nucléaires dans le Bershire et l'Oxfordshire. (A signaler que l'article important sur les leucémies des bébés grecs exposés en tant que foetus suite aux retombées de Tchernobyl n'a été mentionné nulle part).
Enfin dans d'autres journaux nationaux (France Soir par exemple) des journalistes osent publier des critiques antinucléaires (ou plutôt sont parfois autorisés à publier quelques critiques).
Traditionnellement le lobby nucléaire contrôlait soigneusement l'information produite dans les médias. Si ceux-ci publient des critiques vis-à-vis de l'énergie nucléaire, c'est probablement parce que le renouvellement du parc nucléaire n'est pas évident à l'intérieur même de l'establishment, aussi bien à EDF qu'au gouvernement. Ainsi cette attitude nouvelle des médias pourrait être l'expression d'un groupe de gestionnaires (politiques et économistes) et non pas une subite percée d'arguments antinucléaires!
L'arrêt définitif de Superphénix est intéressant à analyser. Tout d'abord, un petit rappel historique qui nous ramène au précédent gouvernement socialiste lors de la première cohabitation.
Après un arrêt prolongé de Superphénix dû à de multiples incidents techniques affectant notre merveille technologique nationale, un rapport des Autorités de Sûreté achève la bête. Danger du réacteur, incapacité à produire une électricité à un coût raisonnable, et le coup de grâce pour un prototype : si on devait faire à l'avenir des réacteurs à neutrons rapides ils seraient très différents de Superphénix. Celui-ci ne pourrait donc pas fournir d'indications pour les réacteurs du futur. Le ministre de l'Industrie de l'époque, le farouche nucléocrate Strauss-Kahn refuse le rapport de Michel Lavérie, directeur de la Sûreté des Installations Nucléaires (DSIN). Le rapport "fuit" et Libération en fait l'analyse. L'autorisation de redémarrage se complique. Strauss-Kahn passe le bébé au premier ministre Bérégovoy : l'arrêt de Superphénix n'est pas prononcé par le gouvernement socialiste et peu de temps après c'est le retour de la droite au pouvoir. L'embarras causé au consensus nucléaire par le responsable de la sûreté nucléaire au ministère de l'Industrie sera sanctionné sans pitié : quelques jours avant la fin du ministère socialiste, Strauss-Kahn envoie Michel Lavérie au placard. Dans la foulée ce ministre socialiste étend les prérogatives du patron de la COGEMA, Syrota, car il le nomme, en plus, responsable du Corps des Mines dont les membres sont particulièrement impliqués dans la surveillance de la sûreté nucléaire au niveau local. Cela fera hurler les Verts, mais seulement quelques mois après avoir d'abord appelé à voter pour le socialiste Strauss-Kahn pour qu'il revienne prendre sa place. (C'est désormais chose faite, l'espace d'un gouvernement de droite).
Le lobby nucléocrate dans cette affaire a réussi un bon coup comme le montre la suite de l'histoire. Il est intéressant de s'apercevoir qu'un certain nombre de responsables politiques auraient aimé fermer Superphénix mais sans en prendre la responsabilité. Une Commission de "savants" est mise en place par le nouveau ministre de l'Environnement Corinne Lepage dans l'espoir d'achever la bête. Stupéfaction, les "savants" en redemandent (hormis R. Sené, physicien membre du GSIEN qui démissionne de la commission). Il faudra trouver une autre stratégie. Enfin les récentes élections et l'accord Rose/Vert permettront de se débarrasser du monstre. Un rapport de la Cour des Comptes va focaliser l'attention sur les coûts trop élevés, terrain sans danger et bien balisé. Mais notre nouveau ministre de l'Education, Claude Allègre a bien vendu la mèche : il faut arrêter Superphénix pour éviter qu'il ne porte atteinte à l'image de marque de l'ensemble de notre industrie nucléaire. Ainsi les politiciens ont réussi à arrêter Superphénix sans que soit abordé le problème des autres réacteurs.
Superphénix était une pièce maîtresse du programme électronucléaire français mais ce point est totalement oublié. De plus la mise à l'arrêt définitif pose de gros problèmes techniques car pas grand chose n'a été prévu à ce sujet par les constructeurs. Comment va-t-on gérer l'énorme stock de sodium? Mystère. Les concepteurs avaient-ils envisagé de faire fonctionner Superphénix pendant l'éternité?
Et les contrats financiers qui lient les entreprises européennes avec Superphénix, qui réclame leur publication? Personne. Pourtant il serait bien intéressant d'en connaître le contenu.
Dernière nouvelle, on nous annonce que Jospin met un terme à l'aventure du Carnet. Voyons le problème d'un peu plus près :
Notre parc nucléaire est largement surdimensionné et sous-employé. EDF compte augmenter la production nucléaire du parc existant (qui s'est dernièrement enrichi des deux réacteurs de Chooz auxquels va s'ajouter sous peu celui de Civaux-1) en réduisant la production des centrales thermiques à combustibles fossiles, celles à charbon en particulier.
Notre parc nucléaire date, en gros, de 1980. EDF envisage une vie de 40 ans pour ses réacteurs. Nos plus vieux réacteurs fermeraient ainsi vers 2020. Compte tenu des délais de construction c'est vers 2010 que la décision de renouvellement devrait être prise. On voit que la décision d'enterrement des réacteurs du Carnet en 1997, alors qu'aucune décision ne pourra être prise avant 2010, ne peut pas être considérée comme une victoire notoire des antinucléaires (bien que ce soit toujours ça de gagné) mais comme un bonus accordé aux élus verts pour que la situation globale du parc nucléaire ne soit pas remise en question.
La décision d'abandonner le projet du Carnet concerne l'abandon du site et pas l'abandon de construire le prototype d'un nouveau réacteur nucléaire, le réacteur franco-allemand EPR actuellement à l'étude. EDF pourrait l'implanter sur les sites qu'elle occupe déjà. De plus, avec un flou artistique, EDF avait laissé entendre, au départ, qu'au Carnet ce pouvait être soit un réacteur nucléaire soit une centrale à charbon d'un nouveau type, moins polluante. Les nucléocrates d'EDF n'ont pas tout perdu avec la fin du Carnet. Ils y gagnent l'enterrement du projet de centrale à charbon que certains envisageaient pour remplacer les réacteurs nucléaires.
Le Japon et la France sont les seuls pays nucléarisés ayant encore des ambitions d'extension. Au Japon l'accident de Monju a permis au gouvernement de porter un coup à la nucléocratie japonaise. Une réforme des responsabilités Etat/Secteur privé est annoncée et pourrait bien porter un coup fatal aux projets nucléaires japonais.
Les autres pays industrialisés ont depuis longtemps compris que l'énergie nucléaire ne pouvait pas, dans une économie de marché, être une énergie d'avenir. Alors que tous les industriels du monde envisagent leurs investissements à "flux tendu" comment pourraient-ils être partants pour investir des capitaux considérables dont l'amortissement ne peut être envisagé que 20 ans après (avec 10 ans de construction). L'énergie nucléaire n'est pas une énergie "raisonnable" pour la pensée unique économique.
Cette extinction de l'avenir nucléaire dans la plupart des pays s'est traduite par une extinction de la contestation antinucléaire. L'accident majeur est évacué partout alors que le vieillissement des réacteurs le rend de plus en plus menaçant.
Certains pays ont réussi ce qu'on pourrait appeler une gestion "raisonnable" de l'énergie nucléaire. Prenons la Suisse par exemple. Elle calme ses antinucléaires par un moratoire. Elle importe de l'électricité nucléaire française, à bas prix, sans investissement et sans déchets à stocker. On ne peut pas faire plus "raisonnable". Personne, à ma connaissance, ne proteste violemment en Suisse contre l'importation d'électricité nucléaire française. Quand on fait le bilan exact du nucléaire suisse, importation comprise, on voit que ce pays se place très en tête (derrière la France) comme pays nucléarisé et cela grâce à un moratoire particulièrement astucieux.
L'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni, consomment notre énergie nucléaire, permettant à EDF de survivre économiquement malgré son énorme surcapacité. Ce problème ne semble pas avoir été discuté par les écologistes "antinucléaires" européens et ne semble pas être à l'ordre du jour. Quand on aborde ce problème - ce que j'ai fait à Salzburg - on est assez mal reçu par les écologistes étrangers qui sont, en général, très virulents contre la France nucléaire sans se rendre compte que leurs propres pays sont des complices de cette France nucléaire.
Devons-nous être satisfaits d'une gestion "raisonnable" de l'énergie nucléaire? Le danger nucléaire ne disparaît pas lorsqu'on n'envisage pas le renouvellement du parc nucléaire. Il s'accroît avec le vieillissement des installations et les contraintes économiques de rentabilité à court terme. L'arrêt de Superphénix et l'abandon du Carnet ne peuvent justifier une pause dans notre critique. Ce ne sont que des leurres afin que l'énergie nucléaire ne soit pas réexaminée soigneusement (alliances électorales obligent). Les fondements économiques des prises de décisions pourraient bien sûr être bouleversés si une crise survenait dans les pays producteurs de pétrole.
Les considérations économiques doivent être secondaires pour juger l'énergie nucléaire. Nous ne voulons pas de cette énergie parce qu'elle est dangereuse, qu'elle peut produire des catastrophes bien plus importantes que ce que l'industrie hors nucléaire est capable de produire. Ces catastrophes auraient des conséquences extrêmement graves pour la vie des populations et pour la structure sociale. Le risque majeur ne peut conduire qu'à une société autoritaire.
Lettre d'information du Comité
Stop
Nogent-sur-Seine n°77,
juillet-septembre 1997.