De nombreux témoignages venant d'URSS
nous permettent de prendre conscience des problèmes considérables
qui se posent encore maintenant dans les zones contaminées
d'Ukraine et de Biélorussie. L'analyse que nous en faisons
n'est pas destinée à condamner l'incapacité
bureaucratique à gérer une crise nucléaire
ou à vanter les mérites de la Perestroïka qui
permet la diffusion des informations. La situation actuelle en
URSS nous montre qu'une catastrophe nucléaire ne se réduit
pas à quelques jours de crise avec un retour assez rapide
à la normale.
"Plus de trente morts, environ 7 000 irradiés, près
de 150 000 personnes évacuées... Le bilan de Tchernobyl
ne s'oubliera pas de sitôt". C'est ainsi que le bilan
sanitaire était résumé dans Le Monde du
31 mai 1989.
Une catastrophe ferroviaire ou aérienne est beaucoup plus
meurtrière et cela n'intéresse les journaux que
quelques jours.
135 000 personnes rapidement évacuées. Pourquoi
ne sont-elles pas autorisées à rentrer chez elles ?
Pourquoi évacuer maintenant des villages ? Où sont
les dangers ? Pourquoi parle-t-on encore de la catastrophe de
Tchernobyl ?
La délégation soviétique à la conférence
organisée à Vienne en août 1986 par l'Agence
Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) présenta un
rapport très détaillé (voir Part 1, et Part 2 en Pdf) sur l'accident. L'annexe 7 de ce document concernait les problèmes médico-biologiques. Elle est particulièrement importante pour établir
le bilan sanitaire de l'accident.
1. Les effets aigus des personnes irradiées par de très fortes doses : plus de la moitié de l'annexe 7 est consacrée à ces effets, de nombreux détails cliniques y sont fournis : examens effectués, évolution de certains indicateurs biochimiques, liste des tests de contrôle, niveaux de contamination interne, soins, échec des greffes allogènes de moelle osseuse, bilan de mortalité : au total près de 30 morts.
2. Les doses reçues par les populations
: c'est certainement le point le plus
important de ce rapport. Il est indiqué que les tâches
principales concernant le contrôle du rayonnement furent
:
"- évaluer l'irradiation interne et externe possible
du personnel de la centrale nucléaire de Tchernobyl, des
habitants de Pripyat et de la population de la zone des 30 km
qui fut ultérieurement évacuée afin d'identifier
les personnes qui avaient besoin d'une assistance médicale.
- estimer les niveaux d'irradiation possible pour la population
dans les régions de forte contamination radioactive en
dehors de la zone des 30 km afin de décider s'il était
nécessaire de procéder à une évacuation
partielle et totale au-delà de cette zone ou établir
des recommandations temporaires concernant l'alimentation et les
activités de ceux qui vivaient dans ces régions.
- prévenir la dissémination des matières
radioactives par des contacts avec les régions contaminées
et aussi par la consommation de produits alimentaires contenant
des quantités de radionucléides supérieures
aux valeurs réglementaires".
On peut s'interroger sur l'efficacité avec laquelle fut
menée la 2ème tâche. On verra dans le dossier
que nous publions que des mesures d'évacuation au-delà de la zone des 30 km ont été
prises bien plus tard et certaines sont encore actuellement envisagées
dans des régions très loin du site de l'accident
car il est difficile, voire impossible de respecter les limites
réglementaires.
Le rapport signale qu'avant l'accident survenu au réacteur
de Tchernobyl, en URSS comme dans les autres pays, la seule réglementation
concernait la limite admissible annuelle d'incorporation (LAI)
des radioéléments et la concentration maximale admissible
pour l'eau de boisson. Il n'y avait pas de réglementation
particulière pour la contamination maximale de la nourriture.
Il semble, d'après le rapport, et bien qu'il soit fait
état d'une interdiction au 1er mai de vente de laits dépassant
3 700 Bq/l en Iode 131, que les premières normes furent
établies les 8 et 12 mai et officiellement publiées
par le Ministère de là santé d'URSS le 30
mai 1986, plus d'un mois après l'accident. Elles sont fondées
sur une dose admissible pour le corps entier de 5 rem.
Le rapport ne donne aucune indication sur la façon dont
concrètement la réglementation a pu être respectée
: quantité de nourriture contrôlée,
rejetée, approvisionnement en aliments acceptables, etc...
Il est indiqué que dans le Sud de la Biélorussie,
les niveaux maximum d'Iode 131 furent fixés à 37
000 Bq par litre de lait et que des contaminations allant jusqu'à
370 000 Bq/kg furent enregistrés dans les légumes
verts.
Les experts soviétiques
ont estimé les doses reçues par la population. Voici
quelques chiffres pour résumer :
a) pour la population
évacuée dans un rayon de 30 km, 135 000 personnes,
la dose moyenne pour le rayonnement externe est de 11,9 rem ;
24 200 d'entre elles reçurent plus de 35 rem. Cette estimation
néglige toute contamination interne. Celle-ci n'a certainement
pas été négligeable ; par exemple il est
indiqué qu'à Pripyat l'activité béta
totale dans l'air était de 15 000 Bq/m3, soit pour un homme
standard inhalant 20 m3 d'air par jour une incorporation de 600
000 Bq en 48 heures. La nourriture consommée avant l'évacuation
devait être très fortement contaminée.
b) l'estimation porte sur la population de l'Ukraine et de la
Biélorussie, soit 75 millions d'habitants : les valeurs
explicitées sont les suivantes pour cette population
Dose engagée pour 70 ans
- par rayonnement externe 29 millions personnes x rem
- par contamination par les Césium 210 millions personnes
x rem
Mortalité par
cancers de la thyroïde induits par l'Iode 131 : 1 500.
Les experts soviétiques se réfèrent à
la publication 26 de la CIPR (1977) qui recommande un modèle
de risque cancérigène sans seuil, directement proportionnel
à la dose de rayonnement reçu. Se référant
toujours à la CIPR, ils indiquent que ces concepts pourraient
surestimer le risque.
Le bilan de l'excès
de mortalité par cancers radioinduits pourrait être
de 30 000 à 40 000 pour les 70 ans à venir.
Le rapport mentionne qu'il n'a pas été tenu compte
du Strontium 90 faute de données fiables sur ses coefficients
de transfert, mais il est signalé qu'il pourrait être
une des composantes importantes de la contamination radioactive
avec le Césium.
c) aucune estimation n'est
faite pour le reste de l'URSS. Ceci devrait alourdir le bilan
car, même si la contamination y a été plus
faible, elle touche une population bien plus nombreuse 200 millions
d'habitants environ).
d) effets génétiques : aucune estimation n'est faite
pour ces effets.
3. L'organisation des examens médicaux pour les habitants du voisinage de Tchernobyl. Peu de détails sont donnés dans le rapport. Ces examens ont touché des groupes importants de personnes, ils étaient effectués après leur décontamination.
4. Le programme à long terme pour
le suivi médical des populations. Il
concerne à la fois un suivi clinique des populations pour
déterminer les effets de morbidité et un suivi statistique
à long terme pour les effets stochastiques (cancers). Tout
ce programme nécessite de gros moyens en personnel et en
argent. Il est difficile actuellement de savoir avec quelle efficacité
il a été mis en place et de déterminer le
degré de fiabilité des quelques chiffres qui sont
parfois avancés par les officiels soviétiques.
Jusqu'à présent, l'URSS avait une très mauvaise
réputation en démographie : recensements non fiables,
causes de mortalité soumises aux programmes sanitaires
de la bureaucratie, etc... La mise en place du programme décrit
dans le rapport a dû soulever des problèmes pratiques
considérables. La présentation disparate et souvent
incohérente des premières observations par les porte-paroles
officiels est inquiétante et n'est guère un critère
de crédibilité.
Le Rapport du Comité d'Etat de l'URSS sur l'utilisation
de l'énergie atomique établi pour la Conférence
de Vienne et dont l'annexe 7 faisait partie, était signé
par 23 personnes dont Iline, Izraël, Legassov, Pavlovski.
Les critiques occidentales
Les effets à long terme
ont été très âprement débattus
par les experts internationaux à la Conférence de
Vienne. On pourrait dire qu'ils ont donné lieu à
une véritable négociation. Malheureusement, les
détails des discussions ne sont pas connus car les débats
se sont déroulés à huis clos.
Les estimations faites par les experts soviétiques, même
avec les réserves qui les accompagnaient, ont été
très mal reçues par les experts occidentaux. La
valeur de 40 000 morts même présentée comme
limite supérieure, ne leur paraissait pas acceptable.
Les critiques s'orientaient dans deux directions
- le modèle linéaire sans seuil recommandé
par la CIPR n'était pas acceptable car il surévaluait
très fortement le risque. Sous-jacent il y avait le désir
d'appliquer un modèle à seuil. Dans ce cas, le bilan
à long terme se réduisait à zéro.
Les critiques n'explicitaient pas complètement leurs conceptions.
Mais quand le Dr Jammet
refuse la notion de dose collective, c'est bien au nom d'un modèle
à seuil qu'il le fait. Pour François Cogné,
le Directeur de l'Institut de Protection et de Sûreté
Nucléaire (IPSN), les hypothèses de la publication
26 de la CIPR (1977) sont "non confirmées dans l'état
actuel de nos connaissances" (Annales des Mines, nov. 1986).
- d'autres experts, eux, contestaient les estimations de dose
engagée mais ils ne développaient guère le
détail des raisons qui les poussaient à mettre en
doute l'évaluation soviétique. Ils ne pouvaient
bien évidemment pas apporter des arguments fondés
sur des observations ou des mesures qu'ils auraient faites eux-mêmes.
Il semblait évident que la révision du bilan à
la baisse ne pouvait venir que de certains experts soviétiques
eux-mêmes, l'accord se faisant sur un facteur de réduction
compris entre 10 et 20.
1987 : la remise en cause de l'estimation de 1986
En mai 1987, au cours d'une conférence
patronnée par l'Organisation Mondiale de la Santé
(OMS) à Copenhague, un expert officiel soviétique,
Moisseev, remettait en cause l'évaluation initiale. La
raison essentielle avancée pour justifier la révision
en baisse, était que depuis un an les spécialistes
soviétiques avaient pris connaissance de faits nouveaux
qui montraient que les mesures préventives mises en place
sur une grande échelle, avaient conduit à une situation
bien meilleure que celle envisagée en 1986. Cela revenait
à dire par exemple que Legassov (signataire du rapport
de 1986) n'avait pas eu connaissance des mesures préventives
ou de leur efficacité dans la gestion de la crise, alors
qu'il dirigeait l'équipe scientifique et technique de la
Commission d'Etat qui eut la charge de la gestion de l'accident
de Tchernobyl directement sur le terrain et non pas d'un bureau
moscovite.
Moisseev réduisait la dose collective d'un facteur voisin
de 15 (la dose moyenne individuelle passait de 3,3 rem à
0,27 rem) et l'excès des cancers radioinduits passait à
2850. Il devait cependant reconnaître qu'une quantité
importante de lait dépassait notablement les normes. Mais,
selon lui, ce lait avait été retiré de la
consommation et "envoyé pour retraitement:" (c'est
l'expression qu'il utilise). Il ne donne aucune explication sur
la signification de "retraitement".
La réduction des niveaux d'Iode 131 (période 8 jours)
pouvait s'obtenir par un stockage à condition que des moyens
de stockage aient existé. De toute façon, compte
tenu des contaminations importantes, cela aurait nécessité
des durées de stockage de 3 à 6 mois. D'autre part,
le stockage n'a guère d'effet pour abaisser la contamination
pour les césium dont les périodes sont beaucoup
plus longues (2 ans pour Cs 134 et 30 ans pour Cs 137). Il est
plus vraisemblable que "retraitement" pourrait signifier
envoi de ce lait contaminé dans des régions moins
touchées par la contamination. Ceci pourrait éventuellement
réduire les doses dans les régions fortement contaminées
en accroissant celles dans les régions moins touchées.
Le bilan global, dans le cadre d'un modèle sans seuil,
resterait inchangé.
Ce point n'a pas dû échapper à Moisseev car
il remet en cause le modèle sans seuil adopté dans
le rapport initial.
Cette révision donnait satisfaction aux exigences occidentales
formulées à Vienne en août 1986.
En septembre 1987, Iline et Pavlovski présentaient à
l'Agence de Vienne (AIEA) un rapport beaucoup plus détaillé
que celui de Moisseev. Il s'agissait là d'une véritable
autocritique car ces deux personnages étaient signataires
du rapport de 1986.
Voici quelques exemples extraits du rapport d'Iline et Pavlovski
:
- Dès le 26 avril (quelques heures après le début
de l'accident) des plaquettes d'Iode furent distribuées
aux enfants. Des consignes de confinement furent données
à la population en attente de leur évacuation. Ces
faits semblent avoir été ignorés par ceux,
comme Legassov, qui ont dirigé la gestion de l'accident.
Ces mesures, qui avaient échappé aux experts de
1986, permettaient de réduire d'un facteur 2 les doses
reçues par les habitants de Pripyat.
- Le nombre des évacués passait de 135 000 à
115 000 - Le rapport d'Iline et Pavlovski présente les
critères fondant les prises de décision pour la
radioprotection des populations en cas d'accident nucléaire.
Ceux qui prirent les décisions en 1986 semblaient ignorer
que de tels critères existaient et qu'ils fondaient leurs
décisions !
Ces critères auraient été les suivants :
en dessous de 25 rem, aucune intervention n'est nécessaire,
au-dessus de 75 rem, le confinement est obligatoire et l'évacuation
doit être rapide. Sur cette base on comprend mal la précipitation
pour évacuer les 135 000 personnes car aucune n'aurait
reçu plus de 55 rem et seules 25 000 d'entre elles reçurent
des doses supérieures à 25 rem. Iline et Pavlovski
justifiaient cependant les mesures prises par des raisons psychologiques
! Les témoignages cependant concordent pour affirmer que
la plupart des gens ignorants des dangers ne désiraient
guère quitter leur maison.
- L'évaluation de la dose moyenne individuelle était
de 0,12 rem pour la population soviétique sans qu'on puisse
savoir s'il s'agit de l'ensemble de l'Union soviétique
ou seulement de l'Ukraine et de la Biélorussie.
- Les doses engagées pour l'URSS ne seraient que 2 à
3 fois plus élevées que pour les pays d'Europe occidentale.
- Aucune anomalie sanitaire n'a été observée
en 1986 et 1987 à l'exception d'un accroissement du niveau
d'anxiété dû à la rupture de la routine
quotidienne habituelle. Mention est faite du! syndrome de "radiophobie".
En somme, les conséquences de la catastrophe semblaient
relever plus de la psychiatrie que de la médecine clinique
!
A la fin du rapport, le facteur de réduction avancé
était de 10.
1988 : le suicide de Legassov
Legassov, un des
signataires du rapport d'août 1986, se suicide le 27 avril 1988 en laissant un testament qui sera publié le 20
mai dans la Pravda. Il en existe une version anglaise publiée
par Nucleonics Week le 3 novembre 1988, et une version française
d'origine suisse. La presse française n'en a rapporté
que de très courts extraits.
Legassov, dans son testament, critique très fortement la
façon dont les organismes officiels ont traité les
problèmes de sûreté nucléaire. L'attitude
de scientifiques peu critiques vis-à-vis de la sûreté
est aussi condamnée.
On voit mal comment ces organismes d'état qui avaient si
gravement négligé les problèmes de sûreté
auraient pu mettre en place avant l'accident des procédures
d'urgence permettant d'assurer une bonne gestion de la crise (stocks
d'Iode, stocks de nourriture, information préalable des
organismes locaux, etc...).
Ainsi, il dit : "Il n'y avait aucune publication susceptible
d'être distribuée rapidement parmi la population
et de fournir des renseignements sur les doses plus ou moins inoffensives
pour l'homme, sur les doses d'irradiation très dangereuses,
sur la façon de se comporter dans des zones de danger d'irradiation
accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires
sur la manière d'effectuer des mesures, sur les objets
à mesurer, sur la consommation des fruits et des légumes."
Il est clair qu'au niveau local, il n'existait aucun plan d'urgence
de gestion d'un accident nucléaire. Comment des mesures
de prévention, si elles ont existé, ont-elles pu
être efficaces ?
Le témoignage de Legassov s'inscrit totalement en faux
contre les révisions de certains experts soviétiques,
de ceux-là qui trouvent un appui sans réserve auprès
des dirigeants de l'Agence de Vienne.
1989 : les informations en provenance
d'URSS
Des journaux soviétiques (Les Nouvelles
de Moscou, la Pravda, Sovietskaya Bielorussia, Sobiecednik et
d'autres), depuis le début de l'année, publient
des informations sur la situation locale dans certaines régions,
conditions de vie des populations en zones contaminées,
réactions de ces populations, réactions des autorités
locales, déclarations lénifiantes des autorités
centrales pour tenter de calmer les inquiétudes.
L'ensemble des articles que nous avons consultés montre
que la situation est particulièrement difficile à
gérer par suite de la forte contamination en radioéléments
à vie longue. L'approvisionnement en nourriture "propre"
ne semble pas facile, les autorités centrales continuent
à obliger certaines régions fortement contaminées
à produire des aliments sur des terres "sales",
les autorités locales que le pouvoir central rend responsables
de la situation acceptent mal le rôle de bouc émissaire
auquel elles sont vouées.
Toutes ces informations infirment les arguments présentés
par Iline et Pavlovski pour réduire d'un facteur 10 les
estimations initiales de 1986. Elles mettent clairement en évidence
qu'en réalité la dose collective a été
fortement sous estimée. Il en résulte que le bilan des excès
de cancers mortels radioinduits devrait être révisé
en hausse.
La Gazette Nucléaire n°96/97 juillet 1989.