Dans la fuite en avant ultra libérale
de cette fin du XXe siècle, la rationalité instrumentale
tend à imposer une valeur unique et ultime du sens et des
transformations de l'organisation du travail: la compétitivité
(Groupe de Lisbonne, 1995). Cette valeur est désormais
donnée comme "naturelle" et première,
rendant caduque toute référence à d'autres
valeurs, qu'il s'agisse du sens de la production économique
(énergétique), ou des formes sociales de celle-ci.
C'est ainsi que la compétitivité s'est imposée
comme valeur absolue, sur laquelle un consensus social fort s'est
structuré autour du défi nucléaire. Un slogan
la résume : "le nucléaire ou la bougie".
Impérieuse est donc, pour l'entreprise EDF, dans son ensemble
la recherche de tout abaissement des coûts de production
susceptible de concourir au maintien de la compétitivité
du nucléaire comme énergie de l'avenir. Or la direction
du parc nucléaire est confrontée à une contradiction
majeure entre la sûreté des installations et la protection
contre les rayonnements ionisants des agents de maintenance
La sûreté nucléaire désigne la garantie
d'une protection sans faille contre le risque d'accident nucléaire,
dont Tchernobyl montre l'impact dramatique sur la santé
des populations irradiées à court, moyen et long
terme même si une part de ses effets reste à ce jour
méconnue (Belbéoch, 1993). Cette garantie passe
par la réalisation d'opérations de maintenance dans
le coeur même des installations nucléaires, là
où la radioactivité constitue un risque permanent
pour toute intervention humaine. Pour prévenir le
risque d'accident pouvant entraîner des irradiations massives,
il faut donc - et c'est la contradiction- exposer aux rayonnements
ionisants des travailleurs chargés de ces opérations
de maintenance
Ces interventions supposent une qualité sans faille tout
en respectant les limites d'exposition aux rayonnements ionisants
et sous forte contrainte de temps. La rentabilité des centrales
repose sur une disponibilité productive la plus grande.
Le temps d'immobilisation pour maintenance doit donc être
réduit au strict minimum. La sous-traitance et la précarisation
sont les moyens trouvés par l'exploitant nucléaire
pour gérer contradictions et contraintes de la sûreté
nucléaire au moindre coût. Quels en sont les moyens
? Quelles en sont les conséquences pour les travailleurs
concernés ?
L'objectif de cet article est de tenter de répondre à
ces questions. Il s'appuie sur une recherche engagée en
1988, pour le ministère du Travail puis dans le cadre d'une
convention avec le Fonds d'Intervention en Santé Publique,
concernant l'organisation du travail et de la santé au
travail des salariés d'entreprises prestataires, "
Directement Affectés aux Travaux sous Rayonnements "
(DATR) lors des opérations de maintenance dans les centrales
nucléaire. Deux enquêtes ont été menées,
portant l'une (auprès de médecins du travail) sur
les conditions de suivi médico-réglementaire et
de surveillance individuelle des doses de rayonnements reçues
par les travailleurs extérieurs (ATM et col, 1992), l'autre
(auprès des travailleurs eux-mêmes) sur le vécu
du travail et de l'exposition aux rayonnements ionisants (ATM,
1995)
La parole des travailleurs "extérieurs" DATR
n'est habituellement pas sollicitée. Elle a été
écoutée dans le cadre d'un film (Pozzo di Borgo,
1996), d'une émission de télévision (J.M.
Cavada, 1997), et de quelques flashs médiatiques. Elle
ne s'exprime sur le mode collectif que depuis certains conflits
récents et le plus souvent ponctuels et très localisés,
notamment sur le site de la centrale nucléaire de Chinon.
Dans l'univers nucléaire, cette parole, ces récits,
ce discours, n'ont pas de reconnaissance, ni même d'existence.
C'est pourtant cette parole qui ouvre à la connaissance
de l'organisation du travail telle qu'elle se vit dans la réalité,
qui permet aussi la mise à jour des formes que prennent,
dans cette organisation sociale, les rapports sociaux de domination;
parole à la fois soumise et subversive, puisqu'elle donne
à voir cette organisation du travail elle-même comme
un système de pouvoir et d'exploitation, dont la vie, la
mort, la santé, la dignité, sont l'enjeu.
PRODUCTIVITÉ, MAINTENANCE, SÉCURITÉ, SÛRETÉ
Comme pour tout process technique intégré
et automatisé, la productivité de l'industrie nucléaire
et donc aussi sa compétitivité sont liées,
non seulement au fonctionnement du process lui-même, mais
à deux autres facteurs déterminants que P. Zarifian
met en évidence dans son analyse de la nouvelle productivité
(1990).
Le premier de ces deux facteurs est:
- La réduction des temps pendant lesquels ne se réalisent
pas des opérations machiniques. Pour l'industrie nucléaire,
il s'agit en particulier de la durée des arrêts de
tranche au cours desquels le combustible est déchargé
et l'activité nucléaire arrêtée. Cela
signifie, pour ces périodes, une perte de disponibilité
des centrales par rapport à la production d'électricité.
C'est une des préoccupations majeures de la direction du
parc nucléaire. En effet dans les années 80, cette
disponibilité est passée de 85 % (1986) à
71% (1992). Ceci a motivé la décision d'un resserrement
de la période annuelle au cours de laquelle sont effectuées
les opérations de maintenance (avril-septembre) et un raccourcissement
de la durée des arrêts de tranche proprement dits,
contraignant les sous-traitants à adopter le travail saisonnier.
En 1994, la disponibilité était remontée
à 82%.
Le second facteur est " la fiabilité des installations
et des processus (réduction des aléas et des pannes)".
Dans le cas de l'industrie nucléaire, il s'agit non seulement
de garantir le fonctionnement (et donc la productivité)
mais aussi d'éviter toute menace d'accidents ou de dispersion
radioactive dans l'environnement. Cette exigence de fiabilité
est désignée par le terme de "sûreté
nucléaire". Or, avec le vieillissement des centrales,
s'accroissent tant les manifestations d'usure que la contamination
radioactive.
Pour garantir la sûreté nucléaire, il faut
non seulement accompagner le processus de fonctionnement et de
vieillissement des centrales, mais anticiper par rapport aux conséquences
possibles des phénomènes d'usure. Les délais
d'apparition et les caractéristiques de ces derniers sont
autant d'aléas dont la survenue attendue pour certains,
inattendue pour d'autres, reste pour partie imprévisible:
ruptures des gaines du combustible, fissures de tuyau ou de couvercle
de cuve, corrosion au plomb de certaines tuyauteries, fuites d'effluents
radioactifs, apparition de défauts sur des vannes ou robinets,
diminution d'étanchéité de certaines soudures,
etc. C'est ce que, dans l'industrie nucléaire, on appelle
"le fortuit", c'est-à-dire la rencontre
d'événements non programmés.
Le maintien en état des centrales nucléaires suppose
donc le déploiement d'une activité de maintenance
permanente dans laquelle l'anticipation est indispensable pour
limiter la probabilité de la panne ou de l'accident. Une
part déterminante de cette activité est l'interprétation
des signes du vieillissement, de menaces de fissures, de l'usure
des joints et des soudures, des défauts d'une structure
métallique, du "travail" même des
éléments matériels qui composent le système
technique du cycle nucléaire. Ainsi, la maintenance consiste
à exercer une surveillance sans faille des signes et des
modalités d'usure des matériaux ainsi que des multiples
systèmes, mécaniques, électriques, électroniques,
qui s'enchevêtrent dans le processus de production d'énergie
nucléaire.
Même si elles sont aidées par des systèmes
techniques et électroniques, l'interprétation des
signes d'usure, la décision et la mise en oeuvre des mesures
correctives nécessaires ne sont pas des tâches que
l'homme peut déléguer à des robots. Il faut
aller voir et travailler là même où les risques
sont les plus grands à la fois pour la sûreté
et pour la sécurité: le bâtiment réacteur,
le circuit primaire, les générateurs de vapeur.
La radioactivité y est présente et toujours dangereuse.
Là réside une des contradictions majeures auxquelles
ont à faire face les dirigeants de l'industrie nucléaire:
la sûreté nucléaire dépend de la qualité
des opérations de maintenance dans lesquelles l'intervention
humaine est irremplaçable. Mais en même temps, plus
les centrales vieillissent, plus les risques d'irradiation et
de contamination augmentent, ce qui accroît l'exposition
potentielle des personnes chargées de ces interventions.
Il importe ici de soulever une question qui se situe en amont
de la situation actuelle. Qui mieux que les agents EDF étaient
à même d'assurer cette fonction déterminante
de l'organisation productive d'une centrale nucléaire ?
Présents de façon permanente sur les sites, accumulant
l'expérience du fonctionnement des centrales et de ses
incidents, ces travailleurs représentent (ou représentaient)
la mémoire concrète des installations nucléaires
pour lesquelles l'expérience industrielle a encore très
peu de recul. Sachant que l'industrie électrique est en
France un monopole d'état, qui, dans sa conception originelle,
avait été conçu avant tout comme un service
public et non comme une activité soumise à la concurrence
internationale, pourquoi l'exploitant EDF et l'État n'ont-ils
pas choisi de s'appuyer sur cette expérience, ces savoir-faire,
cette mémoire des installations, pour garantir la sûreté
et la sécurité, tant par rapport aux travailleurs
sur les sites des centrales que pour la population vivant au voisinage
de celle-ci ? Pourquoi avoir fait le choix de sous-traiter la
maintenance dans l'industrie nucléaire ?
LA SOUS-TRAITANCE
C. Altersohn (1992), spécialiste de
la sous-traitance au ministère de l'Industrie, définit
ainsi la sous-traitance:
" Il s'agi toujours d'une pratique qui permet à
in agent économique de se décharger sur un autre
de tâches qui lui incombe juridiquement au titre d'obligations
souscrites dans le cadre de sa propre activité". Il
met ainsi en évidence "l'existence de rapports de
domination liés à la nature même de la relation
de sous-traitance, formée à la suite de choix entre
faire et faire-faire qui sont toujours aléatoires".
Quelles sont les modalités concrètes d'exercice
de ces rapports de domination? Dans une étude juridique
concernant la "sous-traitance et les relations salariales"
à propos de deux secteurs industriels très différents
(l'aérospatiale et le textile-habillement), M. L. Morin
(1994) montre que "l'asymétrie des relations entre
donneurs d'ordre et sous-traitants" s'exprime à
deux niveaux.
Le premier niveau concerne le rapport économique dans lequel les premiers mettent en concurrence les seconds dans le cadre d'appels d'offre sans cesse renouvelés et qui consacrent une logique du " moins-disant" (c'est-à-dire le sous traitant le moins cher).
En second lieu, interviennent des formes diversifiées
de sujétion technique qui imposent aux sous-traitants les
exigences du donneur d'ordre en matière de procédés
techniques, qualité, délais et "partage
des risques". Il s'agit, en réalité, d'un
transfert des risques vers les sous-traitants. M.L. Morin montre
en effet que:
" le risque de l'emploi devient l'affaire des sous-traitants".
En d'autres termes, les donneurs d'ordre ne s'estiment pas responsables
des problèmes d'emploi qui peuvent apparaître chez
leurs sous-traitants du fait des fluctuations de leur propre activité.
Le recours aux emplois temporaires ou aux prêts de main
d'oeuvre devient, pour les entreprises sous-traitantes, la seule
stratégie possible pour faire face à ces fluctuations
sans mettre en péril leur survie économique et leur
compétitivité face aux autres sous-traitants.
M.L. Morin montre également comment la différenciation
des niveaux de salaire et des conventions collectives joue également
un rôle dans les relations de sous-traitance, car elle permet,
pour les donneurs d'ordre, un abaissement du coût du travail
sans que ce dernier ait dû être négocié
avec les organisations syndicales dans leurs propres établissements.
Les employeurs sous-traitants sont prisonniers d'une double contradiction:
l'une les oblige à gérer dans des délais
de plus en plus étroits et à des prix de plus en
plus bas les exigences techniques et de qualité constamment
renforcées posées par les donneurs d'ordre; l'autre
met en opposition l'ensemble des contraintes imposées par
les donneurs d'ordre et les conditions de travail, d'emploi et
de rémunération de leurs salariés.
M.L. Morin l'écrit, le droit du travail n'a pas de prise
sur ces rapports de domination qu'instaurent les relations de
sous-traitance. En effet, ils s'exercent, non pas entre un employeur
et des salariés dans le cadre d'une relation contractuelle
assortie de garanties, mais dans un assujettissement total des
salariés des entreprises sous-traitantes au jeu de la concurrence
dans le cadre d'une relation marchande "client-fournisseur".
A. Supiot (1994) dans sa "Critique du Droit du Travail"
insiste, pour sa part, sur ce fondement du droit du travail que
représente le contrat de travail. Celui ci "a eu
et a toujours pour première raison d'être de faire
resurgir le salarié en tant que sujet de droit dans l'entreprise,
c'est-à-dire de civiliser le pouvoir patronal en le dotant
d'un cadre juridique d'exercice". C'est ce cadre qui
se trouve marginalisé dans les relations de sous-traitance,
puisque celui qui détient le pouvoir sur l'organisation
du travail - le donneur d'ordre - l'exerce non pas en référence
aux droits et obligations contenus dans le contrat de travail
mais par le biais d'une relation marchande entre entreprises.
LE CHOIX DE LA SOUS-TRAITANCE DANS L'INDUSTRIE NUCLÉAIRE
Le choix, pour la maintenance de l'industrie
nucléaire, entre faire et faire-faire, a été
tranché en faveur du "faire-faire", à
partir des années 80.
L'engagement d'EDF dans la compétitivité internationale
et la stratégie d'exportation (du courant électrique
et de centrales nucléaires), imposent de rompre avec la
logique d'une négociation salariale qui encadrait trop
étroitement la politique de gestion du personnel, des salaires
et des conditions de travail. C'est en référence
à un discours sur la modernisation, le projet
d'entreprise et de nouvelles formes de management (dont
un ouvrage collectif récent présente les différents
aspects idéologiques: H.Y. Meynaud, 1996), que la direction
d'EDF engage les réformes structurelles qui vont conduire
à une externalisation quasi complète de la maintenance.
Comme dans le cas d'autres grandes entreprises nationalisées,
s'engager dans la voie de la sous-traitance, c'est pour la direction
d'EDF et l'État - sans avoir à le justifier par
d'autres motifs que la rationalisation gestionnaire - se dégager
des contraintes du Statut du Personnel et du mode de relations
salariales établi dans l'entreprise depuis 1945, dont plusieurs
ouvrages retracent les origines et l'histoire (L. Duclos, N. Mauchamp,
1994; N. Gérôme, 1989, Groupe de recherches historiques
de la centrale de Cheviré, 1987; J. Janiaud, 1990).
S'appuyant sur le partenariat industriel déjà existant
avec les constructeurs des centrales (en particulier, Framatome
et Alsthom) qui assurent, depuis le démarrage des centrales,
la maintenance hautement spécialisée de ces dernières,
la stratégie du Parc Nucléaire français,
à partir de 1988, est de sous-traiter la quasi-totalité
de l'exécution des travaux de maintenance en ne gardant,
à l'interne que les tâches de préparation
et de contrôle de ces travaux. Le volume de maintenance
sous-traitée passe en 5 ans de 20 à 80 %.
Ce choix de la sous-traitance n'est pas annoncé officiellement
en tant que tel mais il est entériné, sans concertation
avec les organisations syndicales, par un rapport du Service de
Production Thermique EDF concernant " l'amélioration
de la sûreté nucléaire en exploitation ?"
(Rapport Noc 1990). L'objectif affiché de ce rapport est
de répondre à la question : "Comment réaliser
un progrès significatif en matière de qualité
et de sûreté d'exploitation dans la maintenance ?"
La réponse donnée par la direction d'EDF s'appuie
sur un double mouvement:
- le développement d'une activité interne à
EDF et " à personnel constant" de préparation,
de contrôle et d'analyse des interventions de maintenance.
Cela suppose une transformation des qualifications des agents
EDF et le recrutement exclusif de diplômés (au minimum
bac+2). L'objectif recherché est un "changement
culturel" vers une "multicompétence fonctionnelle"
et l'augmentation de la partie méthodes et contrôles
de la maintenance;
- La sous-traitance des tâches d'exécution au nom
d'une gestion rationnelle du " bon et plein emploi":
"Pour des raisons économiques évidentes
dans le cadre du bon et plein emploi une part importante de ces
activités (c'est-à-dire la manutention du combustible,
le traitement des déchets solides, l'assistance-chantier
qui comporte laverie, décontamination, nettoyage, montage,
échafaudage, sas manutention) doit être sous-traitée,
la maîtrise de ces interventions étant assurée
par la préparation et le contrôle technique de celles-ci."
Les raisons économiques "évidentes"
ne sont pas désignées concrètement, mais
les " métiers " évoqués
le montrent, il s'agit de travaux peu qualifiés dont le
coût, à l'interne, est beaucoup plus élevé
que s'ils sont sous-traités.
Un agent EDF résume ainsi ce que représente pour
lui la transformation de l'organisation de la maintenance sur
les sites nucléaires, au cours d'un colloque, organisé
par les CCAS EDF, en mars 1995, sur les conditions de travail
dans la maintenance nucléaire:
" Un arrêt de tranche, c'est mille salariés,
c'est pratiquement le double d'effectifs qu'il y a en agents statutaires.
C'est quelque chose de phénoménal. Sur un site comme
le nôtre, en 1990, le nombre d'heures effectuées
en sous-traitance totale, c'est-à-dire en arrêt et
hors arrêt, était de 85 000 heures. En 1993, il a
été de 220 000 heures. Et cette augmentation n'est
pas simplement liée à une augmentation des travaux.
On aurait effectué davantage de travaux de 90 à
93. Or, la quantité de travaux a été quasiment
identique, le nombre d'arrêts de tranche a été
quasiment identique, donc il s'agit bien d'un transfert de travaux
qui, jadis étaient faits au sein de l'EDF, qui ont été
vers la sous-traitance.
Les enjeux de la maintenance depuis 1990 ? le principal c'est
la maîtrise des coûts de maintenance. Il faut savoir
que sur un kW/h produit, à la sortie de l'alternateur il
y a dix pour cent qui est consacré à la maintenance.
Pour maîtriser les coûts ça a été,
au niveau des agents EDF, de se recentrer vers des activités
d'ingénierie et de préparation, les activités
d'exécution étant sous-traitées en arrêt
de tranche.
On nous rabâche toujours que l'agent EDF revient beaucoup
plus cher si on compte les taux horaires et tout ce qui vient
se greffer autour, les avantages. Alors bien sûr on nous
dit toujours que l'agent extérieur qui intervient sur les
sites a un coût de revient nettement moindre. Mais ce qu'on
oublie de préciser, c'est qu'il y a la préparation
qui est faite par EDF, il y a tout un tas de choses qui viennent
se greffer là-dessus.
Les agents EDF ont l'impression qu'on veut les éliminer
un petit peu. Sous l'aspect réduction d'effectifs, réduction
des coûts, on dit : les agents EDF ne sont pas rentables
donc on préfère donner les activités au privé.
La nature du travail des agents EDF a changé et c'est une
question fondamentale. Tout était certes dans un cadre
conflictuel mais tout était encadré techniciens,
ouvriers tendus vers l'objectif de la réussite de l'entreprise,
de notre conception du service public, de la conception technologique
que nous avions.
Il y a quinze ans, l'arrêt de tranche, on regardait pas
la rentabilité. On faisait de la sûreté au
départ. C'était la première chose, la sûreté
et la sécurité du personnel. On prenait garde à
la sécurité du personnel. Et l'évolution
actuelle est plutôt une tendance inverse. On fait des arrêts
de tranche de plus en plus courts sous l'égide de la rentabilité.
Maintenant, on n'entend parler dans les arrêts de tranche
qu'argent, enveloppe. On n'entend moins parler de sûreté
et de sécurité du personnel, on en n'entend plus
parler. Aujourd'hui, l'objectif qu'impose EDF pratiquement à
tout le monde, c'est celui de la rentabilité, c'est celui
qui doit faire en sorte qu'EDF devienne une entreprise privée
comme les autres avec une taille telle qu'elle se trouve en situation
d'exploiteur vis-à-vis de ses partenaires. On devrait montrer
un peu l'exemple vis-à-vis de ces gens-là. Mais
malheureusement c'est un rapport de fric, un rapport d'argent."
Le rapport Noc présente donc un vaste programme de rationalisation
de la gestion le la maintenance, dont l'objectif tel qu'il est
perçu par ceux qui le mettent en oeuvre, est avant tout
celui de faire diminuer les coûts.
LA DIVISION DU TRAVAIL ET DES DOSES
Le rapport Noc occulte une dimension essentielle
de l'organisation sociale du travail choisie. Du fait de l'exposition
aux rayonnements ionisants, la division du travail y prend un
caractère particulier. Elle n'est pas seulement division
des tâches, du travail proprement dit. Elle est aussi, et
peut-être avant tout, une division des doses de rayonnements
reçues par les travailleurs. Tout d'abord, s'impose à
l'observation une externalisation massive du risque d'irradiation
et de contamination des agents EDF vers les travailleurs extérieurs,
selon la division technique classique: conception (ici préparation/contrôle),
exécution. Environ 25 000 salariés de plus de 1
000 entreprises différentes, les travailleurs extérieurs,
reçoivent 80 % de la dose collective annuelle enregistrée
sur les sites nucléaires, avec des doses individuelles
moyennes mensuelles, par mois de présence en zone irradiée,
11 à 15 fois plus élevées que celles des
agents EDF (ATM et col, 1992).
Entre les travailleurs "extérieurs" eux-mêmes,
une autre division du travail apparaît qui sépare
les tâches, importantes pour la sûreté,
pour lesquelles un travail préalable a permis de réduire
l'exposition aux rayonnements ionisants et les tâches ordonnées
à la préparation des premières dont,
en particulier, les tâches fortement exposées aux
rayonnements ionisants.
Les rapports sociaux qui s'établissent entre les différentes
catégories de travailleurs impliqués sont eux-mêmes
traversés par cette division du travail et des expositions
qui met les uns en situation, non seulement de servir les
autres mais de prendre à leur compte l'exposition au risque
d'irradiation et de contamination de l'ensemble de l'activité
de maintenance.
Pour que cette exposition soit socialement et politiquement acceptable
et légitime, le non-dépassement des limites réglementaires
est assuré par les industriels du nucléaire dans
des conditions strictes mais à l'aide d'une gestion des
emplois par la dose dont les travailleurs " extérieurs
" expliquent le mode de fonctionnement. Les marges de manoeuvre
dont ils disposent pour gérer cette contradiction entre
la santé et l'emploi, pour négocier leur rapport
à la dose, sont étroitement déterminées
par la place qu'ils occupent dans cette division du travail.
Les salariés qualifiés permanents n'ont pas à
assurer les tâches les plus "coûteuses en
dose". Ainsi un robinetier qualifié, intervenant
sur le circuit primaire, explique:
"La mise en place des tapes GV (c'est une opération
de fermeture de circuits, dans des emplacements particulièrement
radioactifs.), on l'a faite deux fois et on a arrêté.
A cause des doses. Moi je l'ai fait. Vous avez des points chauds
de 28 à 30 rems, et 19 rems d'ambiance. Vous rentrez 2
minutes, vous prenez 450 millirems (soit près du quart
de la dose annuelle autorisée par la législation
européenne que la France doit, incessamment, transposer
en droit français). Vous avez des gens qui font ça
toute l'année." (Guy mécanicien, CDI, 35
ans).
Si ces travailleurs intervenant sur des opérations jugées
importantes pour la sûreté estiment que les niveaux
de contamination ou d'irradiation sont trop élevés,
ils peuvent exiger l'adoption de mesures immédiates de
protection.
"Nous, on fait décontaminer après l'ouverture.
Enfin on fait venir une société qui fait que ça.
Si on ne décontaminait pas, on prendrait 1,3 rem. S'il
y a du plomb à mettre c'est eux qui le mettent. On n'est
pas habilité pour ça nous. Mais s'il y a besoin
de mettre des matelas de plomb c'est eux qui le mettent."
(Guy, mécanicien, CDI, 35 ans).
Ainsi s'organise une division du travail et des expositions qui
font se succéder sur un même chantier des équipes
d'entreprises différentes assurant l'un ou l'autre versant
de cette division du travail.
"Au début j'ai travaillé dans le carré
d'as. C'est quatre vannes, ça fait un carré (il
s'agit de quatre très grosses vannes du bâtiment
réacteur, généralement fortement contaminées.
Pour assurer la radioprotection des intervenants de maintenance
sur ces vannes, il faut déployer d'importants moyens.).
En robinetterie, c'est là où ça pète
le plus. Si on est bien organisé, ça va. Si on n'est
pas bien organisé, ça va pas. Parce ce qu'on n'est
pas deux, trois à faire ça. Vous allez être
plusieurs équipes. Il y a un tellement gros débit
en dosimétrie qu'il faut changer vite fait. D'abord une
équipe nettoyage -tu t'en vas de là -, après
une équipe démontage, après il y a une équipe
qui vient pour enlever toutes les pièces internes. On va
plus loin , on va pas rester à côté , on va
à "l'atelier chaud" nettoyer, là où
ça pète pas, et puis après, il y aura une
équipe remontage. C'est quand même organisé.
C'est à peu prés un des seuls trucs qui est bien
suivi. " (Eric, mécanicien, CDI, 22 ans).
Mais, il faut aussi disposer des marges de manoeuvres qui permettent
d'être affecté hors zone contrôlée lorsque
le niveau de dose reçue est élevé.
Ce n'est pas le cas des travailleurs temporaires effectuant le
nettoyage, c'est-à-dire la décontamination radioactive
dont le contrat est " à durée de chantier"
et pour qui un niveau de dose élevé signifie la
fin de ce contrat ou de la mission d'intérim. Ces tâches
de préparation portent le nom de " servitudes nucléaires".
Ceux qui en sont les opérateurs expliquent qu'ils sont
là pour "prendre des doses afin que d'autres n'en
prennent pas".
LE " DROIT " À LA DOSE
C'est alors que peuvent se développer
les pratiques dites de "tricherie" qui consistent
pour le salarié à laisser de côté le
dosimètre pour éviter que l'enregistrement de doses
trop élevées lui porte préjudice en terme
d'emploi. Les salariés sont d'autant plus conscients du
risque pour l'emploi que la mise en service d'un fichier informatisé
des expositions par EDF, depuis 1992, conduit à des interdictions
de site ceux pour lesquels le crédit de doses individuel
est épuisé. Car il ne s'agit plus pour eux d'une
mesure de prévention mais d'un "droit"
qui les "protège" contre la menace du
chômage.
"On a droit à 5 rems/an (selon la législation
en vigueur au moment de l'enquête, sachant que la législation,
sur le point d'être adoptée va "réduire
ce droit" à 2 rems) On prend des doses, c'est obligé
parce qu'il y a un manque de personnel: ici où on devrait
être quatre ou cinq, il n'y a que deux gars. Maintenant
il y a un programme qui commence à se faire sur les centrales
par ordinateur. (C'est le système DOSINAT qui enregistre
sur ordinateur, en temps réel, la dosimétrie individuelle,
à l'aide d'un dosimètre électronique. Ces
enregistrements sont nominatifs, interconnectés entre les
différents sites, ce qui permet à tout moment à
EDF de connaître la dose cumulée de chaque intervenant)
Si vous prenez tant de doses ici tout est cumulé sur ordinateur.
Si vous arrivez sur une autre centrale et que vous êtes
à la limite de dose, vous ne pouvez plus rentrer. C'est
EDF qui fait ça..
Pour les grosses boîtes avec personnel stable et interventions
nombreuses et diverses, il y a possibilité d'alterner les
chantiers en zone et hors zone. Mais pour les " gens en location",
les intérimaires, il n'y a plus de travail pour eux s'ils
ont dépassé la dose d'où les tricheries sur
le port du saphymo, pour ne pas être interdit de zone à
cause de la dose. Vous en avez sûrement vu des gars qui
sont dans des boîtes de location. Après un arrêt
de tranche, quand ils arrivent à la dose et qu'ils savent
pas ce qu'ils vont faire, qu'ils risquent de se retrouver à
la maison pendant deux ou trois mois. On va les foutre au tiroir
et quand on n'aura plus besoin d'eux, on les sortira du tiroir.
Ça c'est réel. Pourquoi certains enlèvent
leur saphymo pour travailler ? Pour qu'on ne sache pas la dose
qu'ils ont prise, pour pouvoir travailler plus longtemps. J'en
connais. " (Alain, robinetier, CDI, 26 ans).
Ces pratiques ne relèvent pas seulement du salarié.
Plusieurs travailleurs interviewés ont subi des pressions
de l'employeur pour laisser le dosimètre lors d'une intervention
fortement exposée. Cela concerne également ceux
que menace la "mise au vert" avec chômage partiel
en cas de forte exposition.
" Quand on prend des doses comme ça, c'est des
interventions très courtes, c'est spécifique aux
GV. On passe une demi-heure à s'habiller, on travaille
entre une et trois minutes et après c'est fini, on passe
le reste de la journée à jouer au tarot. Si on dépasse
5 rems "on a droit à 5 rems par an", on va être
mis au vert. Éventuellement en chômage partiel, payé
27,50 francs de l'heure.
Parfois on peut rentrer en zone pour faire un petit truc, mais
on nous appelle les " bêtes à rems", si
vous voulez savoir... Et puis il y a ceux qui bouchent les trous
de GV, les trous qui sont "fuyards", eux on les appelle
les " jumpers ". Ils en prennent encore plus que nous
! Les GV, c'est tout des tubes, c'est des échangeurs de
chaleur. Les tubes s'usent, il y en a qui fuient et quand ils
fuient ils se débouchent des deux côtés.
Qui fait ça ?
C'est d'autres entreprises avec beaucoup d'intérimaires.
(Jean-Louis, mécanicien CDI, 37 ans).
Un jeune de 23 ans exprime son ambivalence entre protection de
sa santé et maintien dans l'emploi, par rapport à
la gestion de l'emploi par la dose:
" Quand je bosse, s'il y a un endroit où le débit
de dose est trop élevé j'y vais pas... Je vais voir
le chef et je lui demande de mettre un petit jeune qui n'a pas
de doses. Parce qu'ils prennent des petits jeunes en cours d'année.
Nous ça fait depuis le début de l'année qu'on
prend des doses et eux ils sont tout neufs. Autant les envoyer
eux qu'ils prennent un peu de doses et deviennent au même
niveau que nous. Parce qu'après ils vont nous mettre au
taquet et nous remplacer par des petits jeunes qui ne connaissent
pas le métier. La dernière fois il me restait 600
millirems à prendre pour atteindre la limite des 5 rems/an.
J'ai préféré partir quinze jours avant la
fin de mon contrat. 600 millirems ça va vite J'avais pas
envie de prendre le risque. Le patron n'était pas content...
Je ne me suis jamais trop renseigné mais je pense qu'au
niveau de la santé ça doit pas être très
bon à la longue... "
L'atteinte des limites de dose a pour conséquence l'interdiction
pure et simple d'entrer en centrale. EDF délègue
ainsi aux entreprises sous-traitantes la responsabilité
de la gestion des conséquences de cette mesure d'interdiction,
en termes d'emploi et de salaire. Ces entreprises n'étant
pas liées par les garanties du statut EDF, elles gèrent
ces conséquences par le recours au chômage. Lorsqu'il
s'agit de travailleurs permanents, le préjudice concerne
essentiellement le revenu, lors de mises en chômage partiel.
Quand il s'agit de salariés temporaires, le préjudice
est double: ils perdent l'emploi et parfois toute forme de revenu,
compte tenu des modalités de constitution des droits à
indemnisation-chômage que met en question l'emploi intermittent
sauf dans le cas de statut particulier comme celui des intermittents
du spectacle.
C'est donc, en ultime ressort, le travailleur DATR lui-même
qui est mis en demeure de choisir entre son emploi ou un risque
pour sa santé, soit librement en laissant spontanément
le dosimètre à la porte, soit parfois même
sous la pression de son employeur qui tente ainsi de s'abstraire
de la contrainte de radioprotection et de ses conséquences.
On est à des années lumière de ce qu'était
censé représenter le droit de retrait des situations
dangereuses introduit dans le Code du Travail en 1982. Cette division
du travail et des doses rend irréel le recours possible
à ce droit par ceux dont le travail est justement d'être
exposé aux rayonnements ionisants.
CONCLUSION
En sous-traitant les travaux de maintenance,
l'exploitant nucléaire réussit, non seulement à
en diminuer le coût financier, mais aussi à imposer
une externalisation du travail sous rayonnements sans contestation
ni de la part des organisations syndicales, ni des pouvoirs publics.
Le fractionnement de la dose collective sur une population de
plusieurs dizaines de milliers de travailleurs intermittents permet
à la direction d'EDF d'affirmer que l'exposition aux rayonnements
ionisants est sous contrôle et ne met pas en péril
la santé des travailleurs. Du simple point de vue épidémiologique, cette affirmation
demande à être discutée au regard des données
internationales qui récusent toute notion de seuil dans
la pathogénicité des rayonnements ionisants. Mais,
l'intense précarisation des emplois et donc du suivi médical,
les situations fréquentes de cumul de risques chez les
intermittents du nucléaire, rendent particulièrement
aléatoire la mise en évidence de pathologies spécifiques
liées aux faibles doses de rayonnements. En revanche cette
invisibilité socialement construite permet aux autorités
sanitaires françaises, comme dans le cas de l'amiante,
de ne pas considérer les conséquences de cette situation
comme étant préoccupantes du point de vue de la
santé publique.
Au-delà de la question des rayonnements ionisants, la santé
comme un tout est elle-même menacée par cette organisation
du travail: non seulement à cause des risques cumulés
d'accidents du travail, de maladies professionnelles et d'atteintes
à la santé non spécifiques, liées
à des conditions de travail éprouvantes physiquement,
nerveusement et psychologiquement, mais aussi et peut-être
surtout par le silence, individuel et collectif, imposé
aux travailleurs qui vivent cette division sociale du travail
et des risques. Or ce silence est structurel. Les relations de
sous-traitance permettent au donneur d'ordre EDF de s'affranchir
de toute confrontation directe à la parole, à l'expression
des travailleurs "extérieurs" DATR, sur leurs
conditions de travail et sur les implications de celles-ci pour
leur santé et celle de leurs familles.
Au nom de la compétitivité, ce silence permet aux
industriels du nucléaire " donneur d'ordre et sous-traitants",
mais aussi à l'État, de faire reculer ainsi au plus
tard possible le moment d'affronter réellement la contradiction
qui est au coeur même de la production nucléaire
et qui explique la stratégie adoptée. La crainte
est grande, chez ceux qui ont compris cette contradiction et la
stratégie mise en oeuvre pour la contourner, que seule
la survenue d'un accident grave permette enfin d'ouvrir un débat
qui, à terme, ne pourra être éludé.
A moins qu'une socialisation de la parole des travailleurs DATR,
qui se dessine à travers certains conflits récents
engagés par ces travailleurs et soutenus par des syndicalistes
EDF, permette qu'elle soit entendue et prise au sérieux
par les responsables syndicaux et politiques. Car si l'accident
nucléaire constitue une terrible menace pour la France
entière, il est, humainement, socialement et politiquement,
tout aussi inacceptable de voir renaître, au sein de la
société française, des formes de servitude
qui renouent avec l'esclavage.
Annie THEBAUD-MONY,
La Gazette Nucléaire n°175/176, juin 1999.
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