Un livre à acheter, sur Fukushima, mais aussi pour connaître l'histoire du nucléaire au Japon.


Les sanctuaire de l'abîme
Chronique du désastre de Fukushima

Nadine et Thierry Ribault
Editions de L'encyclopédie des nuisances, Paris 2012

 


 


Extrait:

L'empire du mensonge radieux

ON n'oublie jamais de le seriner quand il est question de l'Iran ou de la Corée du Nord: le nucléaire civil et le nucléaire militaire sont les deux faces d'une même réalité. Les États-Unis ont utilisé le japon pour perfectionner leurs technologies; mais le japon a, en contrepartie, utilisé les États-Unis afin de pouvoir être, au moment voulu, militairement autonome en disposant de son propre armement nucléaire. En tout cas, la politique nucléaire japonaise a longtemps été arrimée à la politique des États-Unis, et tout particulièrement à l'anticommunisme de la « guerre froide ». Le nucléaire civil japonais est une émanation du nucléaire militaire américain, ce qui permet de comprendre comment l'un des pays les plus exposés aux menaces sismiques a pu devenir la troisième nation nucléaire du monde.

Le développement du nucléaire civil au japon s'inscrit, de fait, dans le prolongement direct de la doctrine soutenue par le président Eisenhower dans son discours «Atomes pour la paix », prononcé le 8 décembre 1953 devant l'Assemblée générale des Nations unies : « Les États-Unis s'engagent devant vous, et donc devant le monde, à vouer intégralement leur cour et leur esprit à faire en sorte que l'homme ne consacre pas sa merveilleuse inventivité à la mort, mais à la vie. [...] L'objectif de mon pays est d'aider à sortir de la chambre noire des horreurs pour aller vers la lumière, pour trouver le moyen de faire évoluer les esprits, les espoirs et les âmes des hommes, d'où qu'ils soient, vers la paix, le bonheur et le bien être. » Il s'agissait donc de « déposer les secrets de l'atome dans les mains de ceux qui sauront comment le dépouiller de son enveloppe militaire pour le soumettre aux arts de la paix », et de « transformer les plus grandes forces de destruction en une formidable bénédiction, pour le bien être de l'humanité tout entière. [...] Les États-Unis savent que la puissance de paix de l'énergie atomique n'est pas un rêve du futur. Son potentiel est déjà disponible aujourd'hui. »
41

En 1954, le gouvernement japonais lance son premier programme de recherche nucléaire. La loi cadre sur l'énergie atomique est votée en décembre 1955. Dans un souci de conformité avec l'article de la Constitution japonaise de 1946, qui renonce à la guerre en tant que droit souverain de la nation et interdit tout arsenal militaire, cette loi, qui vise à «utiliser l'énergie atomique pour le bien être de l'humanité et l'élévation du niveau de vie », stipule dans son article I, alinéa 2, que « la recherche, le développement et l'utilisation de l'énergie nucléaire doivent être restreints à des objectifs pacifiques », que « le programme nucléaire japonais doit rechercher la sûreté et doit être mis en oeuvre de manière indépendante sous administration démocratique », et que « les résultats et les informations obtenus doivent être rendus publics afin de contribuer activement à la coopération internationale »
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Les États-Unis comme le japon trouveront en la personne de Matsutarô Shôriki un remarquable « collaborateur ». Ce personnage, candidat à la mairie de Tôkyô dans les années trente, ancien préfet de police, directeur du quotidien Yomiuri, fondateur de l'équipe de base ball Yomiuri Giants et futur président du réseau de télévision Nippon Television (NTV), avait été incarcéré en 1945 comme criminel de guerre de rang A dans la prison de Sugamo, puis libéré sans jugement deux ans plus tard. Il est alors placé en liberté surveillée, ce qui lui interdit notamment de participer à la vie politique et de travailler dans les médias. Mais ces restrictions sont levées lorsque la péninsule coréenne devient le terrain d'affrontement entre les États-Unis et l'armée rouge chinoise. L'anticommunisme américain trouve dans l'accession de Mao Tsétoung au pouvoir en 1949, puis dans le début de la guerre de Corée, un stimulant fort efficace que ne manque pas d'activer Karl Mundt, sénateur du Dakota du Sud, membre influent du Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines de joseph McCarthy et fondateur de cet instrument de propagande « ouverte » qu'est la radio La Voix de l'Amérique. Mundt cherche, à partir de 1950, à développer des réseaux de télévision en Turquie, aux Philippines, en Indonésie et au japon, où il se rapproche de Matsutarô Shôriki, considéré, malgré - ou plutôt grâce à - son passé récent de criminel de guerre, comme un allié de choix, vu son anticommunisme virulent datant de la colonisation japonaise de la Mandchourie, qu'il avait ardemment soutenue.

La « purge rouge» qui sévit au japon à la fin des années quarante lui permet d'avoir les coudées franches
43. Shôriki est totalement blanchi en 1951 - il ne sera pas le seul - et on lui accorde la licence d'opérateur de télévision qui lui permet de fonder le réseau NTV. Outre Shôriki et son secrétaire particulier Hidetoshi Shibata, on compte parmi les promoteurs de NTV William Castle, ancien ambassadeur des ÉtatsUnis au japon et consultant pour la CIA, Eugene Dooman, ancien membre de la CIA engagé dans la « guerre psychologique », James Kaufmann, avocat chez RCA et General lectric, professeur de droit occidental à l'université de Tôkyô et consultant pour la CIA, James Murphy, ancien membre de l'agence de renseignements OSS (ancêtre de la CIA) et avocat pour NTV, et William Donovan, ancien directeur de la même agence et conseiller pour le National Security Act 44. NTV est à l'époque un outil de propagande américaine diffusant des programmes essentiellement fournis par la CIA et l'USIS (United States Information Service) 45.

Shôriki est élu député en février 1955 ministre de l'Energie atomique dans le gouvernement Hatoyama en décembre 1955, il devient le premier président de la Commission nationale de l'énergie atomique instituée par la loi cadre déjà mentionnée. Il est nommé en 1956 directeur de l'Agence pour la science et la technologie, et se fait l'ardent promoteur de l'énergie nucléaire au japon, en collaboration avec d'autres politiciens, dont Yasuhiro Nakasone
46 - à l'époque président du Comité de l'énergie nucléaire à la chambre basse -, qui deviendra en 1959 ministre de la Science dans le gouvernement de Nobusuke Kishi (lui aussi ancien criminel de guerre de rang A), puis Premier ministre en I982 47.

À la même époque, l'ambassade américaine, l'USIS et la CIA entreprennent une vaste campagne de promotion de l'énergie nucléaire au japon
48. Shôriki en est l'un des piliers. En janvier 1955, le député américain Sidney Yates propose de construire la première centrale nucléaire japonaise à Hiroshima. Shôriki coorganise alors au japon une exposition sur « l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire ». Le Yomiuri Shimbun, quotidien à grand tirage qu'il dirige - et qui avait publié en 1954 une série d'articles visant à populariser la technologie nucléaire, intitulée « On a enfin pu saisir le soleil » -, parraine l'exposition qui célèbre l'introduction (ou plus exactement le retour) de l'atome au japon. Son inauguration à Tôkyô, le 1er novembre 1955, donne lieu à une cérémonie shintoïste de propitiation. L'ambassadeur américain y lit un message du président Eisenhower, proclamant que cette exposition est « le symbole de la détermination mutuelle déployée par nos deux pays pour vouer désormais la grande puissance de l'atome aux arts de la paix ».

L'exposition reste six semaines à Tôkyô, puis est montrée à Hiroshima et dans six autres villes. On dénombre 155 000 visiteurs à Kyôto et 110 000 à Hiroshima en trois semaines, parmi lesquels un grand nombre d'enfants en sortie scolaire. Tandis que dans les autres villes l'exposition est exclusivement parrainée par le Yomiuri Shimbun, à Hiroshima elle a pour partenaires la municipalité, le département, l'université et le journal Chugoku, qui se font les hérauts de la «nouvelle et puissante énergie ». Les mérites du « nucléaire pacifique » sont détaillés par le menu, des applications médicales à la production d'électricité, en passant par la recherche, le contrôle des insectes et la conservation des denrées alimentaires. Sécurité, abondance et paix sont les mots d'ordre de cette grand messe technologique de la réconciliation avec l'épouvante. Deux ans plus tard, la même exposition sera de nouveau présentée à Hiroshima par la municipalité, cette fois au sein de la « Grande exposition de la reconstruction de Hiroshima », visant à célébrer la renaissance de la ville détruite treize ans auparavant. En cinquante jours, à partir d'avril 1958, 917 000 personnes visitent le pavillon dédié à « l'usage pacifique de l'énergie nucléaire » dans le musée de la Bombe A, construit en 1955.

Des campagnes de propagande à répétition menées conjointement par les autorités américaines et japonaises vont rapidement faire basculer l'opinion publique, en dépit des réticences liées au passé récent, et malgré l'importante mobilisation suscitée par l'accident du Daigo Fukuyû Maru, thonier dont l'équipage avait été irradié, le 1er mars 1954, par un essai nucléaire américain au large de l'atoll de Bikini (un arrangement fut vite trouvé entre le Premier ministre de l'époque, Shigeru Yoshida, qui avait été brièvement emprisonné en 1945, et les autorités américaines : celles ci versèrent deux millions de dollars en guise de réparations). Selon un rapport américain de l'USIS, 30 % seulement des japonais considèrent l'atome comme «nocif» en 1958, contre 70 % deux ans plus tôt.

Le Japon acquiert son premier réacteur nucléaire auprès du Royaume Uni, avant de se tourner vers les fournisseurs américains. En août 1957, la première réaction en chaîne japonaise a lieu dans le réacteur expérimental de Tôkai Mura. Cette année là, vingt réacteurs supplémentaires sont en commande. Nobusuke Kishi, l'ex criminel de guerre de rang A déjà mentionné, fervent défenseur d'une révision du traité de sécurité nippo américain de 1951 et de l'accession du japon à un arsenal nucléaire de défense, est alors Premier ministre.

En 1982, lors d'une audition devant un comité du Congrès américain, l'amiral Hyman Rickover, artisan dans les années cinquante du prototype du réacteur Mark I - qui sera largement diffusé à travers le monde, notamment au japon -, ingénieur en chef du Nautilus (le premier sous marin américain à propulsion nucléaire) et de la première centrale nucléaire américaine de Shippingport (Pennsylvanie), promoteur acharné de la prolifération de l'énergie nucléaire « civile », icône du complexe militaro industriel américain, dira, en réponse à une question sur le bien fondé du développement du nucléaire: « Il y a deux milliards d'années, la vie n'existait pas sur la Terre à cause des radiations. Avec la puissance nucléaire, nous créons quelque chose que la nature a essayé de détruire pour rendre la vie possible... Chaque fois que vous générez de la radioactivité, vous produisez quelque chose qui continue d'agir, dans certains cas pendant des millions d'années. je crois que l'espèce humaine va provoquer son propre naufrage, et il est essentiel que nous ayons le contrôle de cette force horrible et que nous essayions de l'éliminer... Je ne crois pas que la puissance nucléaire vaille la peine si elle génère du rayonnement. Alors vous allez me demander pourquoi j'ai développé des navires à propulsion nucléaire. C'est un mal nécessaire. S'il ne tenait qu'à moi, je les coulerais tous... Ai je répondu à votre question ? »
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41. Voir le site atomicarchives.com, ainsi que le livre de Richard Green Hewlett et jack M. Holl, Atoms for Peace and War, 1953-1961: Eisenhower and the Atomic Energy Commission, American Council of Learned Societies, Humanities e-Book, 2008 Voir également l'ouvrage collectif The American Atom : A Documentary History of Nuclear Policies from the Discovery of Fission to the Present, 1939 1984, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1992.
42. Voir Ichiro Kawabe, « Nuclear Disarmament in Japan, Background of the "Anti Anti Nuclear Nation" », New Internationalist Japan, n°100, juin 2008.
43. Selon Tetsuo Hirata, auteur d'un livre sur l'histoire de la « purge rouge» (Reddo pâji no shiteki kyûmei, Tôkyô, Shin Nihon Shuppansha, 2002), plus de 27 000 personnes considérées comme « rouges» (fonctionnaires des administrations nationales ou locales, syndicalistes, enseignants et travailleurs du secteur privé) furent licenciées entre décembre 1948 et novembre 1950.
44 Cette « loi sur la sécurité nationale », promulguée le 26 juillet 1947, réorganisant les forces armées, la politique étrangère et les services de renseignements américains, fonde le Conseil de sécurité nationale et la CIA, tous deux placés sous l'autorité du président des États-Unis.
45. Voir Tetsuo Arima, Nippon Telebi to CIA, Tôkyô, Shinchosha, 2006.
46. Alors connu pour avoir reproché à l'empereur Hirohito d'être responsable de la défaite du japon.
47. Proche d'un autre criminel de guerre dont nous reparlerons, Ryôichi Sasakawa, il a reçu comme lui la médaille de la paix des Nations unies en 1979.
48. Voir les ouvrages collectifs Rethinking Cold War Culture (Washington, Smithsonian Books, 2001), Bombing Civilians: A Twentieth Century History (New York, The New Press, 2009), et le livre de Kenneth Osgood, Total Cold War : Eisenhower's Secret Propaganda Battle (Lawrence, University Press of Kansas, 2008).
49. « On the Hazards of Nuclear Power Testimony to Congress », Economics of Defense Policy Hearing Before the joint Economic Committee, Congress of the United States, 97th Congress, 2nd Session, Part I, 1982.

 

Négationnistes en congrès

Shunichi Yamashita est doyen de la faculté de médecine de l'université de Nagasaki. Il est aussi un membre éminent du département de recherche internationale sur la santé, les radiations et la médecine moléculaire de l'Atomic Bomb Disease Institute. Considéré comme un homme de terrain expérimenté - il a en particulier longuement travaillé sur « les soidisant "cancers de la thyroïde de Tchernobyl" » -, cet endocrinologue manque rarement de mentionner qu'il est issu d'une famille rescapée du bombardement nucléaire de 1945. C'est lui que Yûhei Sato, le gouverneur du département de Fukushima, a choisi le 19 mars, huit jours après la catastrophe de Fukushima Daiichi, comme «conseiller pour le risque sanitaire », avant que la faculté de médecine de Fukushima ne l'élève, dès le 1 avril, aux dignités de «professeur spécial» et de vice président du centre hospitalier universitaire de Fukushima.

On aura deviné que la véritable spécialité du très médiatique professeur Yamashita, la fonction à laquelle il se voue sans états d'âme, est de rassurer en toutes circonstances sur les dangers de l'industrie nucléaire, sans jamais craindre de proférer les pires énormités. Il déclarait par exemple, le 24 mars, que « les radiations n'ont absolument aucun effet sur la santé tant que la contamination est inférieure à 100 microsieverts par heure ». Le même jour, un communiqué de la faculté de médecine de Fukushima posait que «statistiquement, une exposition de 100 millisieverts par an pourrait provoquer un cas de cancer sur cent. Mais à l'âge de soixante dix ans on a une chance sur trois d'avoir n'importe quelle sorte de cancer, quelle que soit l'exposition aux radiations. La plupart des cancers sont provoqués par d'autres facteurs. » En scientifique conséquent, Yamashita se ravisait donc deux mois plus tard, fixant son nouveau seuil de risque à 100 millisieverts par an.

Adepte de la méthode Coué, moraliste à ses heures, le professeur Yamashita se fait un devoir de prévenir ses compatriotes des dangers réels auxquels ils s'exposent : « Si vous ne souriez pas, les radiations auront un effet sur vous. Cela a été prouvé par l'expérimentation animale. » Car « on sait très bien, grâce aux expérimentations animales, que les animaux les plus sujets au stress sont les plus affectés par les radiations. En outre, le stress mental agit sur le système immunitaire et peut donc provoquer des cancers et autres maladies. C'est pourquoi je dis aux gens qu'ils doivent se détendre. »
125 En vertu de quoi les autorités n'ont pas manqué de lancer une grande campagne de communication autour du slogan: « Plus vous sourirez, moins les radiations vous atteindront.»

Il faut reconnaître que cette sinistre blague n'est pas le fruit des travaux du seul professeur Yamashita. On continue à soutenir, vingt cinq ans après Tchernobyl, la thèse selon laquelle la crainte d'être irradié relèverait de la psychiatrie tout le problème tient en un mot, radiophobie. Les physiciens russes L. A. Ilyin et O. A. Pavlovsky ont introduit ce concept dès 1987 pour caractériser les pathologies relevées dans la population des alentours de Tchernobyl « L'état de stress chronique est la cause d'un syndrome de phobie des radiations chez une partie de la population, ce qui dans la situation actuelle constitue une menace bien plus grande pour la santé que l'exposition à la radioactivité elle même. »
126 Un rapport récemment publié par l'ONU complète le tableau clinique : « Le stress physique prolongé des personnes évacuées a eu un impact significatif sur leur santé. [...] Les perturbations survenues dans leur vie, la rupture des liens sociaux, le long confinement dans des centres d'évacuation sans intimité, la modification brutale de leur environnement social, tous ces éléments ont contribué à l'aggravation du stress, provoquant des traumatismes qui ont des répercussions sur leur santé mentale. » 127

Le même discours a été ressassé tout au long du colloque international « Radioactivité et risque sanitaire» qui s'est tenu les 11 et 12 septembre 2011 à la faculté de médecine de Fukushima, sous la présidence de Shunichi Yamashita. L'objectif affiché de ce colloque, qui réunissait trente chercheurs japonais et étrangers, émanant notamment de I'UNSCEAR (Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants), de la CIPR (Commission internationale de protection radiologique), de l'AIEA et de l'OMS, était de « formuler des recommandations visant à supprimer l'anxiété des habitants de Fukushima face aux radiations ».

L'argumentaire ne laissait guère de doute quant aux intentions réelles des organisateurs « La situation de Fukushima a été aggravée par ce que l'on ne peut qu'appeler un désastre de l'information : les nouvelles qui circulent varient selon les sources, qui sont parfois incompétentes. Il est essentiel que nous travaillions à mettre en circulation uniquement l'information correcte et scientifique relative aux effets des radiations sur la santé. » Le président Yamashita s'était vu adjoindre pour l'occasion un vice président de gros calibre en la personne d'Abel Julio Gonzalez, membre de l'AIEA, vice président de la CIPR et conseiller de l'autorité de régulation nucléaire d'Argentine, le même qui déclarait, lors de la conférence de l'OMS de juin 2001 à Kiev, qu'« il n'existe aucune preuve validée internationalement d'un impact attribuable à Tchernobyl sur la santé publique ».

Il ne sera sans doute pas inutile de rappeler que l'Organisation mondiale de la santé et l'Agence internationale à l'énergie atomique (fondée en 1957), deux agences de l'ONU aux objectifs apparemment peu compatibles ont signé en 1959 un accord visant notamment à déterminer de concert les normes admissibles de contamination et au terme duquel l'OMS acceptait explicitement de se soumettre à l'autorité de l'AIEA. L'accord, sanctionné parla résolution WHA 12-40 (28 mai 1959), avait pour but de faire en sorte que des informations d'ordre sanitaire n'entravent en aucun cas la promotion de l'industrie nucléaire dans le monde. L'article I, alinéa 3, stipulait ainsi: « Chaque fois que l'une des deux parties se propose d'entreprendre un programme ou une activité dans un domaine qui présente ou peut présenter un intérêt majeur pour l'autre partie, la première consulte la seconde en vue de régler la question d'un commun accord. » II était également précisé que « l'AIEA et l'OMS reconnaissent qu'elles peuvent être appelées à prendre certaines mesures restrictives pour sauvegarder le caractère confidentiel des renseignements qui leur auront été fournis ». Sachant que l'AIEA dépend du Conseil de sécurité, qui est en position dominante par rapport au Conseil économique et social de l'ONU dont dépend l'OMS, le champ de la santé dans le domaine du nucléaire a été mis de facto sous la tutelle de l'AIEA. Le directeur de l'OMS pendant les années quatre vingt, Hiroshi Nakashima, admet d'ailleurs sans ambages qu'« entre l'OMS et l'AIEA, il n'y a aucun doute sur qui commande» 128.

Rien d'étonnant dans ces conditions que se soient vu écarter du colloque de Fukushima des scientifiques reconnus mais qui ont le mauvais goût de mettre en cause les affirmations sans réplique d'un Yamashita ou d'un Gonzalez. Ni Hiroaki Koide, spécialiste de la mesure du rayonnement et de la sûreté nucléaire au Research Reactor Institute de l'université de Kyôto, ni Yukio Hayakawa, vulcanologue à l'université de Gunma, ni le spécialiste du cancer Tatsuhiko Kodama, professeur au Research Center for Advanced Science and Technology et directeur du Radioisotope Center de l'université de Tôkyô, ne figuraient parmi les experts invités. Le premier déclarait peu après le 11 mars qu'il n'existe « aucun seuil de sécurité pour la santé en matière d'exposition aux radiations, quel que soit l'âge des personnes », tandis que le deuxième diffusait une carte indiquant que la radioactivité s'était bien répandue sur Tôkyô, et que le troisième, auditionné le 27 juillet par les députés, accusait le gouvernement et TEPCO de n'avoir publié aucun chiffre concernant le total de la radioactivité émise depuis le 11 mars, et affirmait qu'elle « équivaut à 29,6 bombes de Hiroshima en termes de quantité de chaleur, et à vingt fois Hiroshima en termes de quantité d'uranium ».

Pour apprécier toute la portée du négationnisme nucléaire qui s'est donné libre cours lors de ce colloque, il suffira de rapporter les propos de quelques uns des participants. La comportementaliste américaine Evelyn Bromet, par exemple, identifie quatre « facteurs de risque» pour expliquer la « détérioration de l'état mental » après un accident nucléaire. L'exemple de Tchernobyl l'autorise à anticiper les conséquences de Fukushima : 1° les gens vont croire que leur santé a été durement affectée par l'accident; 2° ils vont se persuader que la santé des prochaines générations sera compromise; 3° ils ne feront plus confiance aux autorités; 4° les diagnostics médicaux les inciteront à imaginer que les problèmes de santé qu'ils rencontreront seraient liés à l'accident. Mais ces superstitions ne résisteront pas au temps qui passe, si bien qu'« il n'est pas déraisonnable de penser que, d'ici vingt ans, tout cela fera partie de la mémoire collective ».

Le physicien sud coréen Jaiki Lee s'est, quant à lui, déclaré très inquiet des « réactions excessives» qui pourraient provoquer, comme en 1986, une « forte hausse des avortements ». Pour ce spécialiste de la radioprotection qui souhaite « une réforme de la perception du public, qui doit apprendre à vivre avec le nucléaire», «la curiosité tue» bien davantage que les radiations.

Propos obscènes de l'un, bouffonnerie d'un autre Vadym Chumak, membre de l'Académie des sciences d'Ukraine, s'avoue « très intéressé par la comparaison entre l'expérience de Tchernobyl et celle de Fukushima » - on aura noté que les « accidents » se sont insensiblement métamorphosés en expériences. Il poursuit grassement : « La radioactivité, c'est comme la loterie. Vous pouvez acheter un ticket et gagner le jackpot, ou acheter sept tickets et ne rien gagner du tout. Plus vous achetez de tickets, plus vous avez de chances de gagner. A Fukushima, il y a eu très peu de tickets distribués, il y aura donc peu de gagnants.»

Voilà les messages scientifiques que ce colloque avait pour but d'accréditer les effets sanitaires des radiations à faible niveau sont nuls en matière de santé corporelle; les seuls problèmes susceptibles d'apparaître sont ceux qu'engendre la peur excessive des conséquences de la radioactivité; seule l'adaptation des populations, qu'on obtiendra grâce à une communication correctement conçue, par des experts internationalement reconnus, sera à même de désamorcer les risques psychiatriques liés à une mauvaise compréhension de la situation. La priorité est donc bien d'aider les habitants de Fukushima à « faire disparaître l'épuisement émotionnel lié à la peur des radiations », car « elle ronge le moral des gens ».

On doit cette synthèse à un certain Yôhei Sasakawa. Diplômé d'économie, présenté comme un « entrepreneur social », il préside depuis 2005 aux destinées de la Nippon Foundation, qui a financé le colloque de Fukushima et avait installé des camps de bénévoles dans le Tôhoku aussitôt après le tremblement de terre. Cette fondation est l'un des principaux donateurs privés des agences de l'ONU, et en particulier de l'OMS. (A Lyon, la tour du siège du Centre international de recherche sur le cancer [CIRC], qui est une agence de l'OMS, est ainsi flanquée de son Sasakawa Memorial Hall.) Elle a été créée par le père de l'actuel président, Ryôichi Sasakawa, ancien criminel de guerre de rang A libéré en 1948. Cofondateur avec le « révérend » Moon et Tchang Kaï chek de la Ligue anticommuniste mondiale, Sasakawa père se définissait comme « le fasciste le plus riche du monde ». Notoirement lié à la mafia japonaise, il devait une partie de sa fortune au monopole sur les courses de hors bord (qui font l'objet de paris auxquels s'adonnent avec assiduité les japonais), qu'on lui avait concédé à sa sortie de prison en vertu d'un arrangement avec le gouvernement.

En 2010, la branche française de la Nippon Foundation, la Fondation franco japonaise Sasakawa, dont le vice président du conseil d'administration est jean Bernard Ouvrieu, ancien ambassadeur au japon et ancien gouverneur pour la France à l'AIEA, a poursuivi pour diffamation une universitaire française, Karoline Postel Vinay, qui avait attiré l'attention sur la collusion des autorités françaises avec cette douteuse fondation, rappelant en particulier dans un mémorandum le passé fasciste et mafieux de Ryôichi Sasakawa
129. Finalement déboutée par la 17e chambre correctionnelle de Paris, la Fondation tentait ainsi d'intimider quiconque songerait à évoquer son passé trouble et sa stratégie de promotion de travaux universitaires négationnistes, portant notamment sur les crimes de guerre commis par les japonais, le massacre de Nankin ou l'esclavage sexuel durant la guerre en Corée.

En ouvrant le colloque, David Heymann, ancien expert auprès de l'OMS, n'avait pas manqué de rendre hommage à Yôhei Sasakawa, « l'un des plus grands humanitaires du monde, qui a contribué à hauteur de 50 millions de dollars aux recherches sanitaires après la catastrophe de Tchernobyl »
130. De fait, la Nippon Foundation a injecté énormément d'argent dans la « collecte massive de données », car elles sont appelées à être « d'une valeur inestimable si un accident similaire [à celui de Tchernobyl] devait se produire », déclarait Sasakawa junior en 2001.

Les États-Unis s'étaient déjà attelés à la tache au lendemain des bombardements de Hiroshima et Nagasaki : le président Truman créait en 1946 l'Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC), chargée de mener des recherches sur les conséquences sanitaires des bombes atomiques. Cette commission n'a jamais envisagé de soigner les irradiés survivants; il ne s'agissait que d'une collecte de données à grande échelle, dont les résultats ne furent jamais divulgués. En 1947 était fondé à l'instigation des forces d'occupation américaines le Japan National Institute of Health (JNIH), composé pour partie d'anciens membres de l'unité 731 de l'armée impériale qui avait opéré en Chine entre 1937 et 1945, y testant des armes bactériologiques et chimiques sur des cobayes humains
131. Le JNIH a collaboré durant vingt ans avec le laboratoire médical 406 de l'armée américaine, structure de préparation à la guerre bactériologique située près de Tôkyô, ainsi qu'avec l'ABCC. On y contraignait les victimes des bombes atomiques à se soumettre à des études sur les radiations en leur faisant miroiter qu'on allait les soigner, et on s'appliquait à convaincre les familles d'autoriser l'autopsie de leurs morts. L'un des vice directeurs du JNIH, Saburo Kojima, un ancien de l'unité 731, justifia ainsi ces expériences : « En bons scientifiques, nous considérions tous que nous ne pouvions manquer une pareille occasion d'étudier les effets du rayonnement atomique sur les humains. » 132 avril 1975, I'ABCC fut remplacée par la Radiation Effects Research Foundation (RERF), qui est financée par la Nippon Foundation depuis les années quatre-vingt dix et qui est directement impliquée dans l'enquête de santé publique du département de Fukushima.

Parallèlement à ses autres activités
133, la Nippon Foundation promeut depuis longtemps le négationnisme nucléaire. Elle finance régulièrement les travaux scientifiques qui, comme ceux de Yamashita, s'attachent à relativiser l'impact de la catastrophe de Tchernobyl sur la santé des enfants, notamment en ce qui concerne le cancer de la thyroïde. En organisant le colloque de Fukushima, elle met délibérément le négationnisme en pleine lumière. Il est difficile de ne pas voir là une manière de coup de force politique consistant à profiter du discrédit jeté sur l'État, TEPCO et les médias, accusés d'avoir mal su gérer la situation, pour imposer les thèses lénifiantes de ses experts stipendiés. Devant la perte de confiance dans les institutions, il est temps de laisser aux seuls experts le soin de rétablir toute la vérité scientifique, a lancé Yôhei Sasakawa pendant le colloque. Ils sont le clergé de l'âge nucléaire et il serait malvenu d'autoriser les profanes à jouer aux contreexperts sauf, évidemment, à les coopter. Les données collectées n'ont pas à être divulguées. Pourquoi devrait on les livrer à un public qui, incapable de les comprendre, ne saurait réagir que par la peur, la panique, voire le désordre 134 ?

Lors de la conférence de presse de clôture du colloque fermé au public mais auquel il était loisible d'assister sur Internet, Wataru Iwata, qui s'était fait passer pour un journaliste, posa la question suivante : « Vous qui êtes experts, vous disposez certainement des données qui vous amènent à nous assurer que la situation est sans danger. Si vous avez ces données, pouvez vous, je vous prie, nous les communiquer?» Il s'attira la réponse suivante d'Otsura Niwa, professeur émérite à l'université de Kyôto « Non, nous ne disposons pas de ces données. Et il est totalement déplacé de poser ce genre de question aux experts internationaux ici présents puisque nous mêmes, experts japonais, nous ne les possédons pas. Dans les commissions gouvernementales, nous ne nous attardons pas à poser de telles questions de détail qui sont d'une grande impolitesse. Nous ne cachons rien. Tout simplement, nous n'avons pas les données.»



125. Der Spiegel, 19 août 2011.
126. « Radiological Consequences of the Chernobyl Accident in the Soviet Union and Measures Taken to Mitigate Their Impact », Bulletin de l'AIEA, avril 1987.
127. Main ichi Shimbun, 15 septembre 2011
128. Voir le documentaire de Wladimir Tchertkoff, Controverses nucléaires, produit par la télévision suisse en 2003.
129 Karoline Postel Vinay et Philippe Pelletier, Sasakawa Ryôichi (1899-1995) : l'empire Sasakawa et la Fondation Sasakawa. Initialement diffusé sur Internet, ce mémorandum est aujourd'hui introuvable.
130. Cet humanitaire, qui tient chronique dans le quotidien ultraconservateur Sankei Shimbun, est à l'initiative, avec Vaclav Havel et Elie Wiesel, d'un « Forum 2000 », fondé en 1996 à Prague, dont le programme est de « promouvoir la démocratie dans les pays non démocratiques et de soutenir la société civile, le respect des droits de l'homme et la tolérance religieuse, culturelle et ethnique dans les jeunes démocraties ».
131. Les Mengele japonais responsables de ces expérimentations échappèrent aux poursuites après la guerre en échange des résultats obtenus, qui alimentèrent ainsi les bases de données américaines.
532. Sheldon J. Harris, « Japanese Biomedical Experimentation During World War II Era », dans l'ouvrage collectif Military Medical Ethics, vol. II, US Army, Department of Defense, Office of the Surgeon General, 2003.
133. Parmi les nombreux chantiers « humanitaires » soutenus par la Nippon Foundation on relèvera par exemple, outre l'exportation en Afrique des bienfaits de la « Révolution verte » et de ses conséquences, le financement qu'elle a apporté, aux côtés de l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) à la stérilisation forcée de 25 000 hommes et 400 000 femmes menée entre 1995 et 2000 par les autorités péruviennes dans le cadre d'un programme gouvernemental de contrôle de la population visant conjointement à répondre aux critères démographiques du FMI et à « pacifier » des foyers de contestation indienne.
134. Les données ne sont effectivement pas divulguées. La question se pose toutefois de savoir qui les détient les autorités ou les scientifiques japonais - ou les deux ? - ou bien l'armée américaine, autorisée par l'armée d'autodéfense japonaise à pénétrer l'espace aérien pour prendre les mesures des premières retombées radioactives au lendemain du 11 mars ?