Extrait:
L'empire du mensonge radieux
ON n'oublie jamais de le seriner quand il est
question de l'Iran ou de la Corée du Nord: le nucléaire
civil et le nucléaire militaire sont les deux faces d'une
même réalité. Les États-Unis ont utilisé
le japon pour perfectionner leurs technologies; mais le japon
a, en contrepartie, utilisé les États-Unis afin
de pouvoir être, au moment voulu, militairement autonome
en disposant de son propre armement nucléaire. En tout
cas, la politique nucléaire japonaise a longtemps été
arrimée à la politique des États-Unis, et
tout particulièrement à l'anticommunisme de la « guerre
froide ». Le nucléaire civil japonais est une
émanation du nucléaire militaire américain,
ce qui permet de comprendre comment l'un des pays les plus exposés
aux menaces sismiques a pu devenir la troisième nation
nucléaire du monde.
Le développement du nucléaire civil au japon s'inscrit,
de fait, dans le prolongement direct de la doctrine soutenue par
le président Eisenhower dans son discours «Atomes
pour la paix », prononcé le 8 décembre
1953 devant l'Assemblée générale des Nations
unies : « Les États-Unis s'engagent devant
vous, et donc devant le monde, à vouer intégralement
leur cour et leur esprit à faire en sorte que l'homme ne
consacre pas sa merveilleuse inventivité à la mort,
mais à la vie. [...] L'objectif de mon pays est d'aider
à sortir de la chambre noire des horreurs pour aller vers
la lumière, pour trouver le moyen de faire évoluer
les esprits, les espoirs et les âmes des hommes, d'où
qu'ils soient, vers la paix, le bonheur et le bien être. »
Il s'agissait donc de « déposer les secrets
de l'atome dans les mains de ceux qui sauront comment le dépouiller
de son enveloppe militaire pour le soumettre aux arts de la paix »,
et de « transformer les plus grandes forces de destruction
en une formidable bénédiction, pour le bien être
de l'humanité tout entière. [...] Les États-Unis
savent que la puissance de paix de l'énergie atomique n'est
pas un rêve du futur. Son potentiel est déjà
disponible aujourd'hui. » 41
En 1954, le gouvernement japonais lance son premier programme
de recherche nucléaire. La loi cadre sur l'énergie
atomique est votée en décembre 1955. Dans un souci
de conformité avec l'article de la Constitution japonaise
de 1946, qui renonce à la guerre en tant que droit souverain
de la nation et interdit tout arsenal militaire, cette loi, qui
vise à «utiliser l'énergie atomique pour le
bien être de l'humanité et l'élévation
du niveau de vie », stipule dans son article I, alinéa
2, que « la recherche, le développement et l'utilisation
de l'énergie nucléaire doivent être restreints
à des objectifs pacifiques », que « le
programme nucléaire japonais doit rechercher la sûreté
et doit être mis en oeuvre de manière indépendante
sous administration démocratique », et que « les
résultats et les informations obtenus doivent être
rendus publics afin de contribuer activement à la coopération
internationale » 42
Les États-Unis comme le japon trouveront en la personne
de Matsutarô Shôriki un remarquable « collaborateur ».
Ce personnage, candidat à la mairie de Tôkyô
dans les années trente, ancien préfet de police,
directeur du quotidien Yomiuri, fondateur de l'équipe
de base ball Yomiuri Giants et futur président du
réseau de télévision Nippon Television
(NTV), avait été incarcéré en
1945 comme criminel de guerre de rang A dans la prison de Sugamo,
puis libéré sans jugement deux ans plus tard. Il
est alors placé en liberté surveillée, ce
qui lui interdit notamment de participer à la vie politique
et de travailler dans les médias. Mais ces restrictions
sont levées lorsque la péninsule coréenne
devient le terrain d'affrontement entre les États-Unis
et l'armée rouge chinoise. L'anticommunisme américain
trouve dans l'accession de Mao Tsétoung au pouvoir en 1949,
puis dans le début de la guerre de Corée, un stimulant
fort efficace que ne manque pas d'activer Karl Mundt, sénateur
du Dakota du Sud, membre influent du Comité parlementaire
sur les activités antiaméricaines de joseph McCarthy
et fondateur de cet instrument de propagande « ouverte »
qu'est la radio La Voix de l'Amérique. Mundt cherche,
à partir de 1950, à développer des réseaux
de télévision en Turquie, aux Philippines, en Indonésie
et au japon, où il se rapproche de Matsutarô Shôriki,
considéré, malgré - ou plutôt grâce
à - son passé récent de criminel de guerre,
comme un allié de choix, vu son anticommunisme virulent
datant de la colonisation japonaise de la Mandchourie, qu'il avait
ardemment soutenue.
La « purge rouge» qui sévit au japon à
la fin des années quarante lui permet d'avoir les coudées
franches 43. Shôriki est totalement
blanchi en 1951 - il ne sera pas le seul - et on lui accorde la
licence d'opérateur de télévision qui lui
permet de fonder le réseau NTV. Outre Shôriki et
son secrétaire particulier Hidetoshi Shibata, on compte
parmi les promoteurs de NTV William Castle, ancien ambassadeur
des ÉtatsUnis au japon et consultant pour la CIA, Eugene
Dooman, ancien membre de la CIA engagé dans la « guerre
psychologique », James Kaufmann, avocat chez RCA et
General lectric, professeur de droit occidental à
l'université de Tôkyô et consultant pour la
CIA, James Murphy, ancien membre de l'agence de renseignements
OSS (ancêtre de la CIA) et avocat pour NTV, et William Donovan,
ancien directeur de la même agence et conseiller pour le
National Security Act 44. NTV est
à l'époque un outil de propagande américaine
diffusant des programmes essentiellement fournis par la CIA et
l'USIS (United States Information Service) 45.
Shôriki est élu député en février
1955 ministre de l'Energie atomique dans le gouvernement Hatoyama
en décembre 1955, il devient le premier président
de la Commission nationale de l'énergie atomique instituée
par la loi cadre déjà mentionnée. Il est
nommé en 1956 directeur de l'Agence pour la science et
la technologie, et se fait l'ardent promoteur de l'énergie
nucléaire au japon, en collaboration avec d'autres politiciens,
dont Yasuhiro Nakasone 46 - à l'époque
président du Comité de l'énergie nucléaire
à la chambre basse -, qui deviendra en 1959 ministre de
la Science dans le gouvernement de Nobusuke Kishi (lui aussi ancien
criminel de guerre de rang A), puis Premier ministre en I982 47.
À la même époque, l'ambassade américaine,
l'USIS et la CIA entreprennent une vaste campagne de promotion
de l'énergie nucléaire au japon 48.
Shôriki en est l'un des piliers. En janvier 1955, le député
américain Sidney Yates propose de construire la première
centrale nucléaire japonaise à Hiroshima. Shôriki
coorganise alors au japon une exposition sur « l'utilisation
pacifique de l'énergie nucléaire ». Le
Yomiuri Shimbun, quotidien à grand tirage qu'il
dirige - et qui avait publié en 1954 une série d'articles
visant à populariser la technologie nucléaire, intitulée
« On a enfin pu saisir le soleil » -, parraine
l'exposition qui célèbre l'introduction (ou plus
exactement le retour) de l'atome au japon. Son inauguration à
Tôkyô, le 1er novembre 1955, donne lieu à une
cérémonie shintoïste de propitiation. L'ambassadeur
américain y lit un message du président Eisenhower,
proclamant que cette exposition est « le symbole de
la détermination mutuelle déployée par nos
deux pays pour vouer désormais la grande puissance de l'atome
aux arts de la paix ».
L'exposition reste six semaines à Tôkyô, puis
est montrée à Hiroshima et dans six autres villes.
On dénombre 155 000 visiteurs à Kyôto
et 110 000 à Hiroshima en trois semaines, parmi lesquels
un grand nombre d'enfants en sortie scolaire. Tandis que dans
les autres villes l'exposition est exclusivement parrainée
par le Yomiuri Shimbun, à Hiroshima elle a pour
partenaires la municipalité, le département, l'université
et le journal Chugoku, qui se font les hérauts de
la «nouvelle et puissante énergie ». Les
mérites du « nucléaire pacifique »
sont détaillés par le menu, des applications médicales
à la production d'électricité, en passant
par la recherche, le contrôle des insectes et la conservation
des denrées alimentaires. Sécurité, abondance
et paix sont les mots d'ordre de cette grand messe technologique
de la réconciliation avec l'épouvante. Deux ans
plus tard, la même exposition sera de nouveau présentée
à Hiroshima par la municipalité, cette fois au sein
de la « Grande exposition de la reconstruction de Hiroshima »,
visant à célébrer la renaissance de la ville
détruite treize ans auparavant. En cinquante jours, à
partir d'avril 1958, 917 000 personnes visitent le pavillon dédié
à « l'usage pacifique de l'énergie nucléaire »
dans le musée de la Bombe A, construit en 1955.
Des campagnes de propagande à répétition
menées conjointement par les autorités américaines
et japonaises vont rapidement faire basculer l'opinion publique,
en dépit des réticences liées au passé
récent, et malgré l'importante mobilisation suscitée
par l'accident du Daigo Fukuyû Maru, thonier dont
l'équipage avait été irradié, le 1er
mars 1954, par un essai nucléaire américain au large
de l'atoll de Bikini (un arrangement fut vite trouvé entre
le Premier ministre de l'époque, Shigeru Yoshida, qui avait
été brièvement emprisonné en 1945,
et les autorités américaines : celles ci versèrent
deux millions de dollars en guise de réparations). Selon
un rapport américain de l'USIS, 30 % seulement des japonais
considèrent l'atome comme «nocif» en 1958,
contre 70 % deux ans plus tôt.
Le Japon acquiert son premier réacteur nucléaire
auprès du Royaume Uni, avant de se tourner vers les fournisseurs
américains. En août 1957, la première réaction
en chaîne japonaise a lieu dans le réacteur expérimental
de Tôkai Mura. Cette année là, vingt réacteurs
supplémentaires sont en commande. Nobusuke Kishi, l'ex
criminel de guerre de rang A déjà mentionné,
fervent défenseur d'une révision du traité
de sécurité nippo américain de 1951 et de
l'accession du japon à un arsenal nucléaire de défense,
est alors Premier ministre.
En 1982, lors d'une audition devant un comité du Congrès
américain, l'amiral Hyman Rickover, artisan dans les années
cinquante du prototype du réacteur Mark I - qui
sera largement diffusé à travers le monde, notamment
au japon -, ingénieur en chef du Nautilus (le premier
sous marin américain à propulsion nucléaire)
et de la première centrale nucléaire américaine
de Shippingport (Pennsylvanie), promoteur acharné de la
prolifération de l'énergie nucléaire « civile »,
icône du complexe militaro industriel américain,
dira, en réponse à une question sur le bien fondé
du développement du nucléaire: « Il y
a deux milliards d'années, la vie n'existait pas sur la
Terre à cause des radiations. Avec la puissance nucléaire,
nous créons quelque chose que la nature a essayé
de détruire pour rendre la vie possible... Chaque fois
que vous générez de la radioactivité, vous
produisez quelque chose qui continue d'agir, dans certains cas
pendant des millions d'années. je crois que l'espèce
humaine va provoquer son propre naufrage, et il est essentiel
que nous ayons le contrôle de cette force horrible et que
nous essayions de l'éliminer... Je ne crois pas que la
puissance nucléaire vaille la peine si elle génère
du rayonnement. Alors vous allez me demander pourquoi j'ai développé
des navires à propulsion nucléaire. C'est un mal
nécessaire. S'il ne tenait qu'à moi, je les coulerais
tous... Ai je répondu à votre question ? »
49
41. Voir le site atomicarchives.com, ainsi que le livre de
Richard Green Hewlett et jack M. Holl, Atoms for Peace and
War, 1953-1961: Eisenhower and the Atomic Energy
Commission, American Council of Learned Societies, Humanities
e-Book, 2008 Voir également l'ouvrage collectif The
American Atom : A Documentary
History of Nuclear Policies from the Discovery of Fission
to the Present, 1939 1984, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 1992.
42. Voir Ichiro Kawabe, « Nuclear Disarmament in Japan,
Background of the "Anti Anti Nuclear Nation" »,
New Internationalist Japan, n°100, juin 2008.
43. Selon Tetsuo Hirata, auteur d'un livre sur l'histoire de la
« purge rouge» (Reddo pâji no
shiteki kyûmei, Tôkyô, Shin Nihon Shuppansha,
2002), plus de 27 000 personnes considérées
comme « rouges» (fonctionnaires des administrations
nationales ou locales, syndicalistes, enseignants et travailleurs
du secteur privé) furent licenciées entre décembre
1948 et novembre 1950.
44 Cette « loi sur la sécurité nationale »,
promulguée le 26 juillet 1947, réorganisant les
forces armées, la politique étrangère et
les services de renseignements américains, fonde le Conseil
de sécurité nationale et la CIA, tous deux placés
sous l'autorité du président des États-Unis.
45. Voir Tetsuo Arima, Nippon Telebi to CIA, Tôkyô,
Shinchosha, 2006.
46. Alors connu pour avoir reproché à l'empereur
Hirohito d'être responsable de la défaite du japon.
47. Proche d'un autre criminel de guerre dont nous reparlerons,
Ryôichi Sasakawa, il a reçu comme lui la médaille
de la paix des Nations unies en 1979.
48. Voir les ouvrages collectifs Rethinking Cold War Culture
(Washington, Smithsonian Books, 2001), Bombing Civilians:
A Twentieth Century History (New York, The New Press, 2009),
et le livre de Kenneth Osgood, Total Cold War :
Eisenhower's Secret Propaganda Battle (Lawrence, University
Press of Kansas, 2008).
49. « On the Hazards of Nuclear Power Testimony to
Congress », Economics of Defense Policy Hearing
Before the joint Economic Committee, Congress of the United
States, 97th Congress, 2nd Session, Part I, 1982.
Shunichi Yamashita est doyen de la faculté
de médecine de l'université de Nagasaki. Il est
aussi un membre éminent du département de recherche
internationale sur la santé, les radiations et la médecine
moléculaire de l'Atomic Bomb Disease Institute. Considéré
comme un homme de terrain expérimenté - il a en
particulier longuement travaillé sur « les soidisant
"cancers de la thyroïde de Tchernobyl" »
-, cet endocrinologue manque rarement de mentionner qu'il est
issu d'une famille rescapée du bombardement nucléaire
de 1945. C'est lui que Yûhei Sato, le gouverneur du département
de Fukushima, a choisi le 19 mars, huit jours après la
catastrophe de Fukushima Daiichi, comme «conseiller pour
le risque sanitaire », avant que la faculté
de médecine de Fukushima ne l'élève, dès
le 1 avril, aux dignités de «professeur spécial»
et de vice président du centre hospitalier universitaire
de Fukushima.
On aura deviné que la véritable spécialité
du très médiatique professeur Yamashita, la fonction
à laquelle il se voue sans états d'âme, est
de rassurer en toutes circonstances sur les dangers de l'industrie
nucléaire, sans jamais craindre de proférer les
pires énormités. Il déclarait par exemple,
le 24 mars, que « les radiations n'ont absolument aucun
effet sur la santé tant que la contamination est inférieure
à 100 microsieverts par heure ». Le
même jour, un communiqué de la faculté de
médecine de Fukushima posait que «statistiquement,
une exposition de 100 millisieverts par an pourrait provoquer
un cas de cancer sur cent. Mais à l'âge de soixante
dix ans on a une chance sur trois d'avoir n'importe quelle sorte
de cancer, quelle que soit l'exposition aux radiations. La plupart
des cancers sont provoqués par d'autres facteurs. »
En scientifique conséquent, Yamashita se ravisait donc
deux mois plus tard, fixant son nouveau seuil de risque à
100 millisieverts par an.
Adepte de la méthode Coué, moraliste à ses
heures, le professeur Yamashita se fait un devoir de prévenir
ses compatriotes des dangers réels auxquels ils s'exposent :
« Si vous ne souriez pas, les radiations auront un
effet sur vous. Cela a été prouvé par l'expérimentation
animale. » Car « on sait très bien,
grâce aux expérimentations animales, que les animaux
les plus sujets au stress sont les plus affectés par les
radiations. En outre, le stress mental agit sur le système
immunitaire et peut donc provoquer des cancers et autres maladies.
C'est pourquoi je dis aux gens qu'ils doivent se détendre. »125 En vertu de quoi les autorités n'ont pas manqué
de lancer une grande campagne de communication autour du slogan:
« Plus vous sourirez, moins les radiations vous atteindront.»
Il faut reconnaître que cette sinistre blague n'est pas
le fruit des travaux du seul professeur Yamashita. On continue
à soutenir, vingt cinq ans après Tchernobyl, la
thèse selon laquelle la crainte d'être irradié
relèverait de la psychiatrie tout le problème tient
en un mot, radiophobie. Les physiciens russes L. A. Ilyin
et O. A. Pavlovsky ont introduit ce concept dès 1987 pour
caractériser les pathologies relevées dans la population
des alentours de Tchernobyl « L'état de stress
chronique est la cause d'un syndrome de phobie des radiations
chez une partie de la population, ce qui dans la situation actuelle
constitue une menace bien plus grande pour la santé que
l'exposition à la radioactivité elle même. »126 Un rapport récemment publié par l'ONU
complète le tableau clinique : « Le stress
physique prolongé des personnes évacuées
a eu un impact significatif sur leur santé. [...] Les perturbations
survenues dans leur vie, la rupture des liens sociaux, le long
confinement dans des centres d'évacuation sans intimité,
la modification brutale de leur environnement social, tous ces
éléments ont contribué à l'aggravation
du stress, provoquant des traumatismes qui ont des répercussions
sur leur santé mentale. » 127
Le même discours a été ressassé tout
au long du colloque international « Radioactivité
et risque sanitaire» qui s'est tenu les 11 et 12 septembre
2011 à la faculté de médecine de Fukushima,
sous la présidence de Shunichi Yamashita. L'objectif affiché
de ce colloque, qui réunissait trente chercheurs japonais
et étrangers, émanant notamment de I'UNSCEAR (Comité
scientifique des Nations unies pour l'étude des effets
des rayonnements ionisants), de la CIPR (Commission internationale
de protection radiologique), de l'AIEA et de l'OMS, était
de « formuler des recommandations visant à supprimer
l'anxiété des habitants de Fukushima face aux radiations ».
L'argumentaire ne laissait guère de doute quant aux intentions
réelles des organisateurs « La situation de
Fukushima a été aggravée par ce que l'on
ne peut qu'appeler un désastre de l'information :
les nouvelles qui circulent varient selon les sources, qui sont
parfois incompétentes. Il est essentiel que nous travaillions
à mettre en circulation uniquement l'information correcte
et scientifique relative aux effets des radiations sur la santé. »
Le président Yamashita s'était vu adjoindre pour
l'occasion un vice président de gros calibre en la personne
d'Abel Julio Gonzalez, membre de l'AIEA, vice président
de la CIPR et conseiller de l'autorité de régulation
nucléaire d'Argentine, le même qui déclarait,
lors de la conférence de l'OMS de juin 2001 à Kiev,
qu'« il n'existe aucune preuve validée internationalement
d'un impact attribuable à Tchernobyl sur la santé
publique ».
Il ne sera sans doute pas inutile de rappeler
que l'Organisation mondiale de la santé et l'Agence internationale
à l'énergie atomique (fondée en 1957), deux
agences de l'ONU aux objectifs apparemment peu compatibles ont
signé en 1959 un accord visant notamment à déterminer
de concert les normes admissibles de contamination et au terme
duquel l'OMS acceptait explicitement de se soumettre à
l'autorité de l'AIEA. L'accord, sanctionné parla
résolution WHA 12-40 (28 mai 1959), avait pour but de faire
en sorte que des informations d'ordre sanitaire n'entravent en
aucun cas la promotion de l'industrie nucléaire dans le
monde. L'article I, alinéa 3, stipulait ainsi: « Chaque
fois que l'une des deux parties se propose d'entreprendre un programme
ou une activité dans un domaine qui présente ou
peut présenter un intérêt majeur pour l'autre
partie, la première consulte la seconde en vue de régler
la question d'un commun accord. » II était également
précisé que « l'AIEA et l'OMS reconnaissent
qu'elles peuvent être appelées à prendre certaines
mesures restrictives pour sauvegarder le caractère confidentiel
des renseignements qui leur auront été fournis ».
Sachant que l'AIEA dépend du Conseil de sécurité,
qui est en position dominante par rapport au Conseil économique
et social de l'ONU dont dépend l'OMS, le champ de la santé
dans le domaine du nucléaire a été mis de
facto sous la tutelle de l'AIEA. Le directeur de l'OMS pendant
les années quatre vingt, Hiroshi Nakashima, admet d'ailleurs
sans ambages qu'« entre l'OMS et l'AIEA, il n'y a aucun
doute sur qui commande» 128.
Rien d'étonnant dans ces conditions que se soient vu écarter
du colloque de Fukushima des scientifiques reconnus mais qui ont
le mauvais goût de mettre en cause les affirmations sans
réplique d'un Yamashita ou d'un Gonzalez. Ni Hiroaki Koide,
spécialiste de la mesure du rayonnement et de la sûreté
nucléaire au Research Reactor Institute de l'université
de Kyôto, ni Yukio Hayakawa, vulcanologue à l'université
de Gunma, ni le spécialiste du cancer Tatsuhiko Kodama,
professeur au Research Center for Advanced Science and Technology
et directeur du Radioisotope Center de l'université
de Tôkyô, ne figuraient parmi les experts invités.
Le premier déclarait peu après le 11 mars qu'il
n'existe « aucun seuil de sécurité pour
la santé en matière d'exposition aux radiations,
quel que soit l'âge des personnes », tandis que
le deuxième diffusait une carte indiquant que la radioactivité
s'était bien répandue sur Tôkyô, et
que le troisième, auditionné le 27 juillet par les
députés, accusait le gouvernement et TEPCO de n'avoir
publié aucun chiffre concernant le total de la radioactivité
émise depuis le 11 mars, et affirmait qu'elle « équivaut
à 29,6 bombes de Hiroshima en termes de quantité
de chaleur, et à vingt fois Hiroshima en termes de quantité
d'uranium ».
Pour apprécier toute la portée du négationnisme
nucléaire qui s'est donné libre cours lors de ce
colloque, il suffira de rapporter les propos de quelques uns des
participants. La comportementaliste américaine Evelyn Bromet,
par exemple, identifie quatre « facteurs de risque»
pour expliquer la « détérioration de
l'état mental » après un accident nucléaire.
L'exemple de Tchernobyl l'autorise à anticiper les conséquences
de Fukushima : 1° les gens vont croire que leur santé
a été durement affectée par l'accident; 2°
ils vont se persuader que la santé des prochaines générations
sera compromise; 3° ils ne feront plus confiance aux autorités;
4° les diagnostics médicaux les inciteront à
imaginer que les problèmes de santé qu'ils rencontreront
seraient liés à l'accident. Mais ces superstitions
ne résisteront pas au temps qui passe, si bien qu'« il
n'est pas déraisonnable de penser que, d'ici vingt ans,
tout cela fera partie de la mémoire collective ».
Le physicien sud coréen Jaiki Lee s'est, quant à
lui, déclaré très inquiet des « réactions
excessives» qui pourraient provoquer, comme en 1986, une
« forte hausse des avortements ». Pour ce
spécialiste de la radioprotection qui souhaite « une
réforme de la perception du public, qui doit apprendre
à vivre avec le nucléaire», «la curiosité
tue» bien davantage que les radiations.
Propos obscènes de l'un, bouffonnerie
d'un autre Vadym Chumak, membre de l'Académie des sciences
d'Ukraine, s'avoue « très intéressé
par la comparaison entre l'expérience de Tchernobyl et
celle de Fukushima » - on aura noté que les
« accidents » se sont insensiblement métamorphosés
en expériences. Il poursuit grassement : « La
radioactivité, c'est comme la loterie. Vous pouvez acheter
un ticket et gagner le jackpot, ou acheter sept tickets et ne
rien gagner du tout. Plus vous achetez de tickets, plus vous avez
de chances de gagner. A Fukushima, il y a eu très peu de
tickets distribués, il y aura donc peu de gagnants.»
Voilà les messages scientifiques que ce colloque avait
pour but d'accréditer les effets sanitaires des radiations
à faible niveau sont nuls en matière de santé
corporelle; les seuls problèmes susceptibles d'apparaître
sont ceux qu'engendre la peur excessive des conséquences
de la radioactivité; seule l'adaptation des populations,
qu'on obtiendra grâce à une communication correctement
conçue, par des experts internationalement reconnus, sera
à même de désamorcer les risques psychiatriques
liés à une mauvaise compréhension de la situation.
La priorité est donc bien d'aider les habitants de Fukushima
à « faire disparaître l'épuisement
émotionnel lié à la peur des radiations »,
car « elle ronge le moral des gens ».
On doit cette synthèse à un certain Yôhei
Sasakawa. Diplômé d'économie, présenté
comme un « entrepreneur social », il préside
depuis 2005 aux destinées de la Nippon Foundation,
qui a financé le colloque de Fukushima et avait installé
des camps de bénévoles dans le Tôhoku aussitôt
après le tremblement de terre. Cette fondation est l'un
des principaux donateurs privés des agences de l'ONU, et
en particulier de l'OMS. (A Lyon, la tour du siège du Centre
international de recherche sur le cancer [CIRC], qui est une agence
de l'OMS, est ainsi flanquée de son Sasakawa Memorial
Hall.) Elle a été créée
par le père de l'actuel président, Ryôichi
Sasakawa, ancien criminel de guerre de rang A libéré
en 1948. Cofondateur avec le « révérend »
Moon et Tchang Kaï chek de la Ligue anticommuniste mondiale,
Sasakawa père se définissait comme « le
fasciste le plus riche du monde ». Notoirement lié
à la mafia japonaise, il devait une partie de sa fortune
au monopole sur les courses de hors bord (qui font l'objet de
paris auxquels s'adonnent avec assiduité les japonais),
qu'on lui avait concédé à sa sortie de prison
en vertu d'un arrangement avec le gouvernement.
En 2010, la branche française de la Nippon Foundation,
la Fondation franco japonaise Sasakawa, dont le vice président
du conseil d'administration est jean Bernard Ouvrieu, ancien ambassadeur
au japon et ancien gouverneur pour la France à l'AIEA,
a poursuivi pour diffamation une universitaire française,
Karoline Postel Vinay, qui avait attiré l'attention sur
la collusion des autorités françaises avec cette
douteuse fondation, rappelant en particulier dans un mémorandum
le passé fasciste et mafieux de Ryôichi Sasakawa
129. Finalement déboutée
par la 17e chambre correctionnelle de Paris, la Fondation tentait
ainsi d'intimider quiconque songerait à évoquer
son passé trouble et sa stratégie de promotion de
travaux universitaires négationnistes, portant notamment
sur les crimes de guerre commis par les japonais, le massacre
de Nankin ou l'esclavage sexuel durant la guerre en Corée.
En ouvrant le colloque, David Heymann, ancien expert auprès
de l'OMS, n'avait pas manqué de rendre hommage à
Yôhei Sasakawa, « l'un des plus grands humanitaires
du monde, qui a contribué à hauteur de 50 millions
de dollars aux recherches sanitaires après la catastrophe
de Tchernobyl » 130. De fait,
la Nippon Foundation a injecté énormément
d'argent dans la « collecte massive de données »,
car elles sont appelées à être « d'une
valeur inestimable si un accident similaire [à celui de
Tchernobyl] devait se produire », déclarait
Sasakawa junior en 2001.
Les États-Unis s'étaient déjà attelés
à la tache au lendemain des bombardements de Hiroshima
et Nagasaki : le président Truman créait en
1946 l'Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC), chargée
de mener des recherches sur les conséquences sanitaires
des bombes atomiques. Cette commission n'a jamais envisagé
de soigner les irradiés survivants; il ne s'agissait que
d'une collecte de données à grande échelle,
dont les résultats ne furent jamais divulgués. En
1947 était fondé à l'instigation des forces
d'occupation américaines le Japan National Institute
of Health (JNIH), composé pour partie d'anciens membres
de l'unité 731 de l'armée impériale qui avait
opéré en Chine entre 1937 et 1945, y testant des
armes bactériologiques et chimiques sur des cobayes humains
131. Le JNIH a collaboré durant
vingt ans avec le laboratoire médical 406 de l'armée
américaine, structure de préparation à la
guerre bactériologique située près de Tôkyô,
ainsi qu'avec l'ABCC. On y contraignait les victimes des bombes
atomiques à se soumettre à des études sur
les radiations en leur faisant miroiter qu'on allait les soigner,
et on s'appliquait à convaincre les familles d'autoriser
l'autopsie de leurs morts. L'un des vice directeurs du JNIH, Saburo
Kojima, un ancien de l'unité 731, justifia ainsi ces expériences :
« En bons scientifiques, nous considérions tous
que nous ne pouvions manquer une pareille occasion d'étudier
les effets du rayonnement atomique sur les humains. »
132 avril 1975, I'ABCC fut remplacée
par la Radiation Effects Research Foundation (RERF), qui
est financée par la Nippon Foundation depuis les
années quatre-vingt dix et qui est directement impliquée
dans l'enquête de santé publique du département
de Fukushima.
Parallèlement à ses autres activités 133, la Nippon Foundation promeut depuis longtemps
le négationnisme nucléaire. Elle finance régulièrement
les travaux scientifiques qui, comme ceux de Yamashita, s'attachent
à relativiser l'impact de la catastrophe de Tchernobyl
sur la santé des enfants, notamment en ce qui concerne
le cancer de la thyroïde. En organisant le colloque de Fukushima,
elle met délibérément le négationnisme
en pleine lumière. Il est difficile de ne pas voir là
une manière de coup de force politique consistant à
profiter du discrédit jeté sur l'État, TEPCO
et les médias, accusés d'avoir mal su gérer
la situation, pour imposer les thèses lénifiantes
de ses experts stipendiés. Devant la perte de confiance
dans les institutions, il est temps de laisser aux seuls experts
le soin de rétablir toute la vérité scientifique,
a lancé Yôhei Sasakawa pendant le colloque. Ils sont
le clergé de l'âge nucléaire et il serait
malvenu d'autoriser les profanes à jouer aux contreexperts
sauf, évidemment, à les coopter. Les données
collectées n'ont pas à être divulguées.
Pourquoi devrait on les livrer à un public qui, incapable
de les comprendre, ne saurait réagir que par la peur, la
panique, voire le désordre 134 ?
Lors de la conférence de presse de clôture du colloque
fermé au public mais auquel il était loisible d'assister
sur Internet, Wataru Iwata, qui s'était fait passer pour
un journaliste, posa la question suivante : « Vous
qui êtes experts, vous disposez certainement des données
qui vous amènent à nous assurer que la situation
est sans danger. Si vous avez ces données, pouvez vous,
je vous prie, nous les communiquer?» Il s'attira la réponse
suivante d'Otsura Niwa, professeur émérite à
l'université de Kyôto « Non, nous ne disposons
pas de ces données. Et il est totalement déplacé
de poser ce genre de question aux experts internationaux ici présents
puisque nous mêmes, experts japonais, nous ne les possédons
pas. Dans les commissions gouvernementales, nous ne nous attardons
pas à poser de telles questions de détail qui sont
d'une grande impolitesse. Nous ne cachons rien. Tout simplement,
nous n'avons pas les données.»
125. Der Spiegel, 19 août 2011.
126. « Radiological Consequences of the Chernobyl Accident
in the Soviet Union and Measures Taken to Mitigate Their Impact »,
Bulletin de l'AIEA, avril 1987.
127. Main ichi Shimbun, 15 septembre 2011
128. Voir le documentaire de Wladimir Tchertkoff, Controverses nucléaires, produit
par la télévision suisse en 2003.
129 Karoline Postel Vinay et Philippe Pelletier, Sasakawa Ryôichi
(1899-1995) : l'empire Sasakawa
et la Fondation Sasakawa. Initialement diffusé sur Internet,
ce mémorandum est aujourd'hui introuvable.
130. Cet humanitaire, qui tient chronique dans le quotidien ultraconservateur
Sankei Shimbun, est à l'initiative, avec Vaclav
Havel et Elie Wiesel, d'un « Forum 2000 »,
fondé en 1996 à Prague, dont le programme est de
« promouvoir la démocratie dans les pays non
démocratiques et de soutenir la société civile,
le respect des droits de l'homme et la tolérance religieuse,
culturelle et ethnique dans les jeunes démocraties ».
131. Les Mengele japonais responsables de ces expérimentations
échappèrent aux poursuites après la guerre
en échange des résultats obtenus, qui alimentèrent
ainsi les bases de données américaines.
532. Sheldon J. Harris, « Japanese Biomedical Experimentation
During World War II Era », dans l'ouvrage collectif
Military Medical Ethics, vol. II, US Army, Department of
Defense, Office of the Surgeon General, 2003.
133. Parmi les nombreux chantiers « humanitaires »
soutenus par la Nippon Foundation on relèvera par
exemple, outre l'exportation en Afrique des bienfaits de la « Révolution
verte » et de ses conséquences, le financement
qu'elle a apporté, aux côtés de l'Agence des
États-Unis pour le développement international (USAID)
à la stérilisation forcée de 25 000
hommes et 400 000 femmes menée entre 1995 et 2000
par les autorités péruviennes dans le cadre d'un
programme gouvernemental de contrôle de la population visant
conjointement à répondre aux critères démographiques
du FMI et à « pacifier » des foyers
de contestation indienne.
134. Les données ne sont effectivement pas divulguées.
La question se pose toutefois de savoir qui les détient
les autorités ou les scientifiques japonais - ou les deux
? - ou bien l'armée américaine, autorisée
par l'armée d'autodéfense japonaise à pénétrer
l'espace aérien pour prendre les mesures des premières
retombées radioactives au lendemain du 11 mars ?