Superphénix est l'archétype du système, le condensé de cette politique mise sur les rails dans les années 60: piégée par ses choix énergétiques exclusifs et les monstrueux investissements consentis durant des décennies, la France ne peut plus rien changer si elle ne veut pas risquer de faire voler en éclats une mécanique où chaque élément supporte les autres.
Une centrale qui n'a jamais marché
« On accepte fort bien de prendre des
risques quand le jeu en vaut la chandelle », disait en juin
1997 Pierre Radanne, le principal conseiller(1) aux affaires nucléaires
de la toute nouvelle ministre verte de l'Environnement, par ailleurs
bras droit politique de Dominique Voynet. « Mais franchement,
est ce que ça vaut encore le coup de s'obstiner avec une
machine aussi dangereuse que Superphénix, qui a englouti
près
de 60 milliards de francs depuis son démarrage pour
ne réellement tourner que trente mois en douze années
d'existence ? »
L'arrêt n'apparaissait pas trop difficile à orchestrer.
Depuis une dizaine d'années, plus grand monde, au sein
du lobby nucléaire, ne donnait cher de la peau de ce surgénérateur,
le plus gros et le plus coûteux de la planète. Il
existait, on le laissait fonctionner. Mais les incidents y étaient
si nombreux qu'il était presque toujours en arrêt
technique ! Dès le début des années 80, EDF
avait tiré une croix sur l'avenir commercial de cette filière,
dans laquelle la France
avait pourtant placé de gros espoirs:
dans les années
70, l'usine de retraitement de La Hague avait été
construite pour alimenter les surgénérateurs en plutonium.
En 1987, jean Bergougnoux, de la direction des études et
recherches d'EDF, admettait que le prix du kilowatt heure produit
par Superphénix était 110 % supérieur à
celui obtenu dans un réacteur classique de 1 300 mégawatts.
Bien sûr, EDF pensait qu'il fallait conserver l'outil, ne
fût ce que pour pousser au bout l'expérimentation
en cours: à défaut d'être rentable dans un
avenir proche, la surgénération méritait
au moins d'être maîtrisée techniquement. Et
les techniciens s'employaient de leur mieux à gérer
les pannes, réparer, relancer la machine, maîtriser
une autre panne, etc.
Jusqu'en 1994. La mission initiale de Superphénix - produire
de l'électricité, comme toute centrale nucléaire
qui se respecte - est alors modifiée par la parution d'un
décret. Superphénix devenait un simple « laboratoire de recherche et de démonstration
». Pour justifier l'existence du mastodonte, on avait
en effet imaginé de le reconvertir en incinérateur de déchets
radioactifs. Déchets, rappelons le, extraits à
grands frais des combustibles usés des centrales nucléaires
par le procédé du retraitement: au lieu de stocker
directement en l'état les combustibles usés, on
isole l'uranium qui pourrait éventuellement un jour resservir,
le plutonium qui ne sert à rien, et les produits de fission,
transuraniens et actinides mineurs. Ces déchets absolus,
promis à dormir en poubelle durant des dizaines de milliers,
voire des millions d'années, on allait chercher à
en réduire la radioactivité en en « brûlant
» une partie dans le surgénérateur, pour pouvoir
les stocker un jour durant seulement... des milliers d'années.
Comparé à un stockage direct des combustibles usés,
le coût de ces innombrables opérations est évidemment
stupéfiant d'inutilité. Mais puisque Superphénix
existait, autant le rendre « utile », n'est ce pas
?
Dire que les
partenaires étrangers de la France dans l'aventure
Superphénix furent ravis de la mutation de leur bébé
serait une litote ! En effet, le surgénérateur est
exploité par la Nersa, une société qui regroupe
les Français d'EDF (51 % des parts), les Italiens d'Enel
(33 %), et la SBK (16 %) rassemblant les Allemands RWE, les Belges
d'Electrabel, et les Néerlandais de SEP. (Les Anglais de
Nuclear Electric, à l'origine présents dans la SBK,
l'ont quittée in extremis avant les ultimes déboires
de Superphénix.) Ces électriciens, qui avaient investi
dans un prototype de centrale nucléaire du XXIe siècle,
n'avaient cure d'un laboratoire de recherche. Ils réclamèrent
des indemnités compensatoires. Un accord fut signé
en 1994: EDF devait leur fournir gratuitement 18 milliards de
francs d'électricité. Autant dire pas grand chose
en regard du chiffre d'affaires d'EDF. En réalité,
ce sont les consommateurs français qui financent ce dédommagement
sur leur facture d'électricité. Sans le savoir,
bien sûr.
Superphénix redémarra en septembre 1995, fonctionnant
en sous capacité, à 30 %, 60 % ou 90 % de sa puissance,
au gré des nouvelles expériences. Plus question,
comme à son origine, de produire davantage de plutonium
qu'il n'en consommait, au contraire! L'engin s'acheminait vers
un fonctionnement en « sous génération ». Naturellement,
un nouveau problème technique imposa un arrêt en
décembre 1996.
Pendant vingt ans les écologistes, farouchement opposés
à Superphénix, n'ont jamais désarmé,
multipliant les recours en justice, sous des prétextes
divers, pour tenter de faire fermer la centrale. Le dernier en
date consista à attaquer devant le Conseil d'Etat le décret
de transformation de Superphénix en laboratoire de recherche,
au prétexte que durant l'enquête publique initiale,
le réacteur avait été présenté
comme une centrale ayant pour vocation de produire de l'électricité.
Un de leurs avocats les plus actifs fut la juriste Corinne Lepage.
Devenue ministre de l'Environnement, celle ci ne ménagea
pas ses efforts pour assurer une certaine « transparence
» autour de ce dossier délicat. Corinne Lepage allait
jouer un petit rôle dans le dernier épisode de la
vie (si l'on peut dire) mouvementée de Superphénix.
En février 1997, alors que le surgénérateur
était toujours à l'arrêt, le Conseil d'Etat
rendit un arrêt inattendu: il donnait raison aux écologistes,
et annulait le décret d'autorisation de redémarrage
de Superphénix pris en 1994. Qu'allait faire le gouvernement
? Recommencer toute la procédure et relancer une enquête publique ? Ou bien
simplement modifier le décret, en tenant compte cette fois
de l'élément absent dans sa rédaction première
? Car réacteur de recherche ou de production, Superphénix
produisait de l'électricité, c'était un fait,
on n'allait pas jeter cette énergie aux orties Mais Corinne
Lepage, ministre de l'Environnement, n'était pas du tout
d'accord. C'était une question de droit, de démocratie,
de transparence, les choses devaient être faites dans les
règles: il fallait recommencer la procédure à
zéro. Attitude courageuse - le bras de fer avec son collègue
de l'Industrie s'annonçait violent -, mais plus procédurière
que réellement utile: Corinne Lepage ne remettait pas du
tout en question la nouvelle et ridicule vocation de recherche
du surgénérateur; elle se cantonnait au terrain
du droit, et brandissait implicitement une menace de démission
si le Premier ministre Alain Juppé ne lui donnait pas satisfaction.
Cette brève bataille eut le mérite de rappeler aux
Français les méthodes expéditives du pouvoir
en matière nucléaire. Mais on ne saura jamais qui
l'aurait gagnée: en avril 1997, Jacques Chirac dissolvait
l'Assemblée nationale et, en juin, le gouvernement changeait.
Entre les deux tours des élections législatives,
le lobby nucléaire tenta une dernière fois de forcer
la main à Corinne Lepage pour qu'elle signe le décret
d'autorisation de redémarrage. En vain.
Dès mars 1997, les verts avaient conclu un pacte de gouvernement
avec les socialistes: il comportait l'arrêt de Superphénix.
Lors de son discours d'intronisation devant l'Assemblée
nationale, le 19 juin, Lionel Jospin annonça l'abandon
du surgénérateur de Creys Malville. Le Premier ministre
respectait ainsi deux promesses: celle faite aux verts, et la
sienne, lorsqu'il était candidat aux élections présidentielles.
Au prix d'innombrables concessions - il fallait des « compensations »
! - au lobby nucléaire, cet arrêt fut confirme en
février 1998. Mais depuis, les opposants à la fermeture
ne désarment pas. Ils ne baisseront sans doute pas les
bras tant que le décret de mise à l'arrêt
définitive n'aura pas été publié,
selon toute probabilité au printemps 1999.
Un beau rêve d'ingénieur
Le plutonium n'existe pratiquement pas dans
la nature. Il y en a peut être 1 gramme dans le monde, niché
au sein de ce qu'on appelle les réacteurs naturels. Ce
métal lourd naît dans les réacteurs nucléaires,
lors de la fission. Toutes les centrales nucléaires en
produisent de l'ordre de 250 kilos ou plus par an. Pour le récupérer,
il est nécessaire de retraiter le combustible usé.
Un surgénérateur consomme beaucoup de plutonium.
Mais il en produit bien davantage.
Dans un ouvrage de grand luxe(2), qui marie merveilleusement la
pédagogie, la beauté graphique et l'apologie inconditionnelle
du nucléaire, le polytechnicien Jacques Leclercq explique
assez simplement le principe :
Pour obtenir ce résultat, il faut éviter de ralentir
les neutrons. Dans les réacteurs classiques, l'eau, ou
parfois le gaz graphite, joue ce rôle de ralentisseur, indispensable
pour endiguer la réaction en chaîne. Dans les surgénérateurs,
le sodium joue les refroidissants, c'est à dire qu'il maintient
la surgénération à bonne température.
Refroidissant, mais pas « modérateur » des
neutrons dans leur course, comme peut l'être l'eau. Le seul
inconvénient du sodium ? Il explose au contact de l'eau
et s'enflamme à celui de l'air. Autant dire qu'il n'est
pas facile à manipuler !
Ce « détail » est d'autant plus important qu'à
un moment, un contact thermique doit obligatoirement s'établir
entre le sodium bouillant et l'eau qui va fournir de la vapeur
aux turbines électriques. Ce contact, au travers d'une
fine paroi conductrice de chaleur, se fait en dehors de
l'enceinte de confinement. Naturellement,
toutes les précautions sont prises pour que jamais le sodium
ne rencontre l'eau, même en cas de fuite. C'est pourtant
déjà arrivé dans plusieurs installations,
notamment en Russie et en France en 1982, à Phénix,
le prédécesseur de Superphénix. C'est également
une fuite de 700 kilos de sodium qui, en décembre 1995,
a déclenché un incendie terrifiant dans le surgénérateur
japonais de Monju. Depuis, le réacteur est à l'arrêt.
On ignore s'il pourra redémarrer un jour.
Contrairement aux Américains, aux Russes et aux Anglais,
qui s'étaient lancés plus tôt qu'elle dans
la course à la bombe atomique, donc dans les surgénérateurs
producteurs de plutonium, la France démarra tard ses expériences
de réacteurs à neutrons rapides. Au début
des années 60, le CEA construisit le petit Rapsodie, qui
permit de mettre au point le combustible, le pilotage du réacteur,
et le circuit de sodium. Mais le CEA voulait un surgénérateur
producteur d'électricité. En 1968, il mit en chantier
Phénix, à Marcoule. En 1973, Phénix, d'une
capacité de 250 mégawatts électriques, fut
couplé au réseau électrique.
Les études préliminaires de Superphénix,
1200 mégawatts, commencèrent en 1971. En 1976, le
chantier de construction débuta à Creys Malville.
En mai 1977 fut signé le décret d'autorisation de
la centrale. En juillet,
une manifestation sur le site fit un mort parmi les opposants
au surgénérateur (deux autres durent être
amputés) et un blessé grave
parmi les forces de l'ordre: ce drame, sorte de traumatisme historique,
marqua profondément le mouvement écologiste français,
qui ne s'opposa plus jamais physiquement aux projets nucléaires
qu'il contestait. En juillet 1985, le combustible fut chargé
dans le coeur du réacteur. En janvier 1986, Superphénix
fut couplé au réseau électrique. A cette
date, la Nersa, société exploitante, avait encore
en projet un nouveau surgénérateur de 1 500 mégawatts.
Où ? Quand ? La Nersa ne se faisait déjà
plus trop d'illusions: le marché de l'uranium était
au plus bas, les électriciens européens ne voyaient
guère de raisons d'investir. Partout, la cote du nucléaire
baissait. Aux Etats Unis, les quelques commandes de nouveaux réacteurs
(moins de vingt) passées entre 1974 et 1978 furent toutes
annulées les unes après les autres. En Allemagne
et au Royaume Uni, les derniers réacteurs avaient été
commandés en 1980, même si leur construction avait
démarré en 1982 et 1988. Ce dernier réacteur
anglais, Sizewell-B, fut le dernier en Europe de l'Ouest - en
dehors de la France.
Le 30 avril 1986, Tchernobyl
explosait et, en Europe, le nucléaire poursuivait son déclin.
En 1973, l'Allemagne fédérale avait entamé l'édification d'un surgénérateur de 250 mégawatts à Kalkar, sur le Rhin Plusieurs fois retardée par la pression des opposants, sa construction s'est achevée en 1986. Mais le réacteur de Kalkar n'a jamais démarré. Au début des années 90, le surgénérateur tout neuf, qui avait coûté quelque 21 milliards de francs, fut transformé en parc d'attraction par un investisseur hollandais.
« Le surgénérateur
SNR-300 de Kalkar en Basse Rhénanie, (équivalent
de Phénix à Marcoule) était l'un des plus
importants projets industriels d'Allemagne. Il n'a jamais abouti.
Lire: "L'évolution des processus décisionnels et du débat politique autour du surgénérateur de Kalkar", Gazette de l'APAG n°2, 1988. |
Enfin, l'Inde a annoncé qu'elle débuterait en 1999 la construction d'un surgénérateur de 500 mégawatts à Kalpakkam, près de Madras.
Dans Les Colonnes de Creys, le journal d'information de la centrale de Creys Malville daté d'octobre 1997, le professeur Alec J. Baer, expert consultant suisse, s'interroge sans illusion sur la place des réacteurs à neutrons rapides (RNR) dans le monde. Alec Baer développe un curieux raisonnement, qui reflète un mode de pensée très répandu parmi les nucléocrates mystiques. Le monde se fourvoie ? Qu'à cela ne tienne, il faut le contraindre à changer ! Après avoir constaté, dépité, que la filière bat de l'aile en dépit de ses extraordinaires performances techniques, le professeur assure :
« Le manque actuel de succès commercial des RNR reflète apparemment une combinaison de facteurs financiers, économiques et sociaux défavorables.
Par exemple :
- le très faible coût actuel de l'électricité en Europe et son abondance ou même sa surabondance ;
- le sentiment généralisé dans la population et parmi de nombreux politiciens que les sources actuelles d'énergie seront largement suffisantes pour couvrir les besoins de l'humanité pour plusieurs dizaines d'années au moins ;
- le fait que les filières de réacteurs à eau donnent toute satisfaction à leurs opérateurs, si bien que ceux ci n'ont
aucune motivation pour vouloir changer prochainement de type de réacteur ;
- la perception que, malgré toute l'attention que ces questions suscitent, ni le besoin de diminuer fortement les émissions de gaz carbonique, ni celui de trouver la meilleure solution pour les déchets radioactifs de haute activité ne requièrent de réponse urgente ;
- une absence d'enthousiasme, ou même une résistance systématique à l'emploi de l'énergie nucléaire dans de nombreux pays développés ;
- enfin, les difficultés financières dont souffrent de nombreux Etats industrialisés sont telles qu'ils ne sont pas prêts à collaborer au développement d'une filière nouvelle pour eux.
(...) Il est facile d'imaginer comment modifier ces six facteurs négatifs pour créer un nouveau climat qui soit globalement favorable aux RNR. »
On tombe par terre ! Regretter le manque d'entrain des populations face au nucléaire, passe encore ! Mais il faut vraiment avoir l'esprit tordu pour déplorer le faible coût actuel de l'électricité et le bon fonctionnement des centrales nucléaires classiques, sous prétexte qu'ils handicapent le développement des surgénérateurs !
Une résistance farouche
Lorsqu'en juin 1997 les partisans de la fermeture
de Superphénix - à l'arrêt depuis décembre
1996 - entendaient les arguments de ceux qui s'y opposaient, ils
riaient: « On va bientôt nous expliquer sérieusement
qu'il faut redémarrer la bête pour mieux l'arrêter
plus tard ! » Arpentant les couloirs ministériels
et ceux de l'Assemblée nationale pour les besoins de mes
enquêtes, je(3) les ai vraiment entendus rire de ce qu'ils
pensaient être une naïveté de nucléocrates
obtus et de barbons passéistes. L'arrêt ne serait
pas forcément facile à gérer, admettaient
ils, mais Superphénix, c'était déjà
pour eux de l'histoire ancienne !
A l'époque, on entendait surtout qu'il serait plus raisonnable
d'achever la combustion du coeur en place, voire brûler
le nouveau coeur de rechange déjà construit à
Cadarache. Rapidement arrivèrent en renfort les arguments
sociaux: il fallait donner le temps aux travailleurs de Creys
Malville d'organiser l'avenir économique de la région.
A cet effet le gouvernement nomma un « Monsieur Reconversion
», chargé d'étudier les questions de l'emploi.
Et début août, on apprenait avec stupeur que rien,
dans le mode d'emploi de la centrale, n'avait été
prévu pour démanteler le mastodonte. A cause de
cette grave erreur de conception, il fallait donc laisser le temps
aux experts d'étudier les conditions de ce désossage
jamais envisagé... A l'automne, les Verts, et même
certains conseillers du Premier ministre, ricanaient toujours
de ces arguments désespérés pour empêcher
le gouvernement de tenir sa promesse.
En décembre 1997, personne ne sourit plus. Des décisions
importantes doivent être prises, notamment au sujet des
déchets radioactifs. Or le gouvernement les repousse de
semaine en semaine. Pourquoi ? Parce que loin de se calmer, la
polémique a enflé de façon sidérante,
bloquant littéralement toute initiative. Si le public a
eu quelques échos de celle ci, il est loin d'imaginer la
guerre de tranchées à laquelle se sont livrés
les parlementaires, les ministres et les syndicats, guerre exacerbée
par les interventions plus ou moins souterraines de certains scientifiques.
Pourquoi tant de complications
? L'usine de La Hague a été construite pour fournir
en plutonium la filière des surgénérateurs,
dont Superphénix était le prototype. La filière
surgénérateur ne voyant pas le jour, on a décidé
de produire du combustible Mox pour absorber les stocks de plutonium.
Mais le Mox usé, on l'a vu, se retraite mal, ou pas du
tout, constituant un déchet encore plus empoisonné
que le combustible usé ordinaire. Si on tire les leçons
de ce handicap, on doit arrêter La Hague. Or l'arrêt
du retraitement est jugé impossible, pour trois raisons.
Le retentissement mondial d'une telle décision serait dévastateur
pour l'industrie nucléaire, largement contrôlée
par la France. Où trouver l'argent pour démanteler
les usines ? Qui aurait le courage politique d'admettre que le
retraitement - et tout ce qui l'accompagne - a constitué
une autre erreur monumentale et fort coûteuse ?
Superphénix ne répondant pas aux espoirs, on l'a
transformé en instrument de recherche pour minimiser les
déchets de La Hague. Sur le moment, tout le monde a admis
qu'il s'agissait d'un pis aller pour justifier son existence.
Aujourd'hui, les supporters de la filière nucléaire
intégrale (retraitement compris) s'accrochent comme des
noyés à cette vocation salvatrice de Superphénix,
allant jusqu'à le parer de vertus « écologiques
». Certains vont même jusqu'à réclamer
une relance de la filière des surgénérateurs,
quel qu'en soit son coût, au nom de l'incertitude pesant
sur l'avenir des ressources énergétiques. L'abandon
de Superphénix ébranle décidément
toute la cohésion de l'édifice nucléaire
français.
Il est certain que cet arrêt, souhaitable pour des raisons
économiques, mais surtout à cause du danger potentiel
de l'installation - une centrale bourrée de 6 000 kilos
de plutonium radiotoxique, refroidie au sodium explosif -, est
difficile à orchestrer.
L'emploi, d'abord: une centaine de licenciements dès janvier
1998 chez les sous traitants, cinq cents emplois directs supprimés
d'ici l'an 2000 ; pas énorme en valeur absolue, mais grave
pour une région quasi rurale. Dominique Voynet a beau assurer
que le chantier de démantèlement créera des
centaines d'emplois qualifiés, ce ne sont pas les mêmes
travailleurs qui le mèneront à bien. En outre, officiellement,
le démantèlement ne pourra pas commencer avant plusieurs
décennies, le temps pour la radioactivité de décroître
à l'intérieur du bâtiment. Cependant, il y
a fort à parier que les partisans du démantèlement
accéléré vont vite gagner du terrain: protéger
les travailleurs contre les doses de radioactivité est
une chose, profiter du savoir faire existant en est une autre.
D'ici cinquante ans, qui connaîtra encore la centrale sur
le bout des doigts ?
Le devenir du combustible, ensuite: complètement brûlé
ou pas, il va falloir extraire un par un les trois cent soixante
quatre assemblages composant le coeur. Et les remplacer au fur
et à mesure par des assemblages factices, pour préserver
le niveau de sodium liquide dans lequel ils baignent. Un an et
demi de travail, au minimum ! II va falloir refabriquer ces assemblages
factices, ceux qui avaient servi lors de la construction ayant
été détruits. Redémarrer provisoirement
Superphénix n'aurait aucun sens: non seulement le problème
serait repoussé à plus tard, mais la radioactivité
à l'intérieur du bâtiment, qui a un peu baissé
depuis que le réacteur est à l'arrêt, remonterait
en flèche, ce qui compliquerait encore les opérations.
Un dernier élément complique encore le dossier:
plus encore que la radioactivité, ce sont les gigantesques
quantités de sodium liquide présentes dans le surgénérateur
qui posent le plus gros problème. Il y a à Superphénix la plus grande quantité
de sodium liquide stockée au monde. Comment vidanger ces
presque 6 000 tonnes sans risquer l'incendie ou l'explosion, le
sodium réagissant très mal au contact de l'oxygène
de l'air et de l'eau ? Seule solution:
procéder sous atmosphère
inerte, à l'aide d'un gaz comme l'argon. Les Français
ont déjà une douloureuse expérience en la
matière. En 1994, à Cadarache, le CEA était
en train de démanteler Rapsodie, ancêtre et minicopie
de Superphénix ; lors du nettoyage d'une cuve pourtant
presque vide, 100 kilos de sodium résiduel avaient explosé,
entraînant la mort d'un ingénieur.
Dans un ordre de grandeur plus proche, les Allemands ont mis deux
ans pour vidanger les 1 000 tonnes de sodium non radioactifs du
surgénérateur Kalkar (qui n'avait jamais fonctionné).
Quand ces travaux délicats seront enfin achevés,
aux alentours de 2007, le
démantèlement proprement dit pourra commencer. Aucune opération de cette ampleur n'ayant
jamais été conduite, Superphénix aura été
jusqu'au bout un prototype !
En janvier 1998, le député Christian Bataille, excédé
de la lenteur du gouvernement à décider de la création
de laboratoires souterrains de stockage des déchets radioactifs,
désireux de « faire chier » comme il l'avouait
en coulisses le lendemain de sa déclaration, lançait
fielleusement: « Si le Parlement devait en décider,
Superphénix ne fermerait pas. » Qu'en sait il ? Les
députés ont bien voté une sérieuse
amputation des crédits militaires de la France ; pourquoi
seraient-ils moins clairvoyants face au gouffre financier de Superphénix
?
C'est en partie pour répondre à cette question que
s'est constituée, au printemps 1998, à la requête
d'élus ouvertement pronucléaires, la Commission
d'enquête parlementaire sur Superphénix. Président
? Robert Galley, ancien patron du CEA. Rapporteur ? Christian
Bataille. J'en suis membre(4), bien sûr. Inutile de préciser
que ma candidature au bureau de cette commission a été
repoussée par la majorité de mes collègues.
Le verrouillage des institutions démocratiques par le lobby
nucléaire n'est pas une simple vue de l'esprit. J'ai tout
de même remporté une victoire quelques mois plus
tard en obtenant en juin 1998 la responsabilité d'une commission
chargée de faire la lumière sur la gestion des déchets
radioactifs. Mais je suis sous haute surveillance !
Extrait du livre Ce nucléaire qu'on nous cache
Michèle Rivasi et Hélène Crié,
1998.
1. Nommé depuis président de l'Adème
(Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie).
2) Jacques Leclercq, L'Ere nucléaire, Hachette,
1988.
3) H.C.
4) M.R