En 1944, un an avant l'explosion de la bombe,
je fus affecté à l'hôpital militaire d'Hiroshima.
Beaucoup de Japonais étaient alors déjà persuadés
de la supériorité de l'armée américaine
et, dès les premiers jours de 1945, la plupart d'entre
eux commencèrent à redouter l'issue de la guerre,
en dépit des comptes rendus quotidiens des victoires diffusés
par le gouvernement. Ces communiqués inventés de
toutes pièces, ne trompaient personne: de nombreuses grandes
villes du Japon avaient déjà subi des bombardements
aériens massifs, jusqu'à leur totale destruction
par le feu. Chose étrange, Hiroshima n'avait cependant
jamais été bombardée, bien que des B 29 survolassent
la ville tous les jours. (J'ai appris par la suite, en consultant
les archives américaines, qu'Hiroshima avait été
« réservée » en vue de l'ultime attaque
à l'arme nucléaire.)
Le 7 août, au poste de quarantaine
militaire de Ninoshima, à environ 4 kilomètres
au large de Hiroshima. Beaucoup de ceux atteints de profondes
brûlures dues à la chaleur de l'explosion, restent
étendus ainsi sans bouger, respirant à peine, jusqu'à
ce que la vie s'en aille. (Photo Masayoshi Onuka)
A chaque survol, nous transportions les malades
à l'abri car toute alerte aérienne aurait fort bien
pu annoncer un bombardement. Toutefois, l'atmosphère de
la ville était, relativement à la situation, sereine
et détendue, tant chez les soldats que parmi les civils,
également nombreux à avoir fait l'expérience
d'un raid aérien véritable. Le chef d'état-major
du quartier général n'avait d'ailleurs jamais tenu
compte du conseil maintes fois donné de tranférer
l'hôpital militaire à la campagne. La plupart des
patients avaient été blessés ou étaient
tombés malades sur les différents théâtres
d'opérations. Ils pouvaient donc témoigner de chaque
combat, indiquer lesquels de nos corps d'armée avaient
été totalement anéantis, le nombre de navires
envoyés par le fond ou d'avions abattus. Le gouvernement
tenait ces informations secrètes, mais, à l'hôpital,
il suffisait d'un peu de bon sens pour comprendre que nous n'avions
aucune chance de gagner cette guerre. En avril 1945, l'armée
japonaise était écrasée dans les Philippines
et à Okinawa. Dès lors, le Japon ne pouvait plus
lutter que sur son propre sol.
A Hiroshima, l'armée se décida enfin à évacuer
ses troupes non combattantes vers la campagne environnante. Mais
comme de nombreux détachements déménagèrent
en même temps, il nous fut très difficile de trouver
un endroit convenable pour installer l'ensemble des patients et
du personnel médical de l'hôpital militaire. Nous
fûmes donc contraints de les diviser en plusieurs groupes
répartis dans les écoles et dans les temples bouddhistes
ou shintoïstes de la région.
Début mai, je quittai Hiroshima avec trois cents soldats
pour rejoindre mon nouveau poste, au commandement des «
troupes d'évacuation ». En outre, je reçus
du quartier général l'ordre inattendu de construire
un abri souterrain pour l'hôpital central, en creusant un
tunnel dans la montagne près du village d'Hesaka, à
trois kilomètres environ du nord d'Hiroshima. Malgré
le manque de matériel, je respectai le programme prévu:
le 5 août, j'achevai les travaux de construction de l'abri.
C'était la veille du jour terrible où « Little
Boy », la première bombe atomique, allait être
lâchée sur des êtres humains, à Hiroshima.
(Lâchée un peu précipitamment après
le succès de la première explosion nucléaire
à Alamogordo, dans le Nouveau-Mexique, aucune expérience
relative au danger de la radioactivité pour l'homme, pourtant
prévu par de nombreux scientifiques, n'avait été
effectuée. Si les autorités américaines avaient
eu un semblant d'égard pour l'espèce humaine, jamais
ce feu démoniaque à peine découvert n'aurait
été jeté sur les 750 000 victimes japonaises).
Mais ce 5 août, j'ignorais encore toute l'horreur du lendemain.
J'avais appelé le quartier général pour rendre
compte de l'achèvement des travaux.
Je croyais pouvoir demeurer sur place une nuit de plus afin de
récupérer un peu. Mon espoir fut vain. « Revenez
immédiatement avec tous vos hommes. » C'était
un ordre et il m'était impossible de passer outre délibérément.
J'obligeai ma compagnie à se préparer sur l'heure.
Après avoir remercié les personnalités du
village, nous sommes partis pour Hiroshima, ne laissant à
Hesaka qu'un effectif réduit pour préparer l'ouverture
du nouvel hôpital souterrain.
Depuis, un sinistre regret n'a cessé de me torturer et
une question demeure à jamais dans mon esprit: pourquoi,
cette nuit-là, ne suis-je pas resté à Hesaka
? j'aurais pu donner un prétexte au quartier général
et trois cents hommes ne seraient pas morts.
Nous parvînmes à Hiroshima vers vingt heures, alors
que le long jour d'été touchait à sa fin.
Le directeur et le médecin-chef de l'hôpital étaient
absents. Ils étaient partis en mission à Osaka.
Ne pouvant faire mon rapport, je tuais le temps en flânant
dans la cour de l'hôpital. L'officier de garde me demanda
alors quelque chose d'assez peu ordinaire: servir des médecins,
mais officiers supérieurs, qui séjournaient à
l'hôpital cette nuit là. A cette époque, il
était malheureusement fréquent que les hôpitaux
militaires fussent utilisés par les officiers en mission
entre le front et Tokyo, au lieu et place des hôtels où
l'on ne servait pas de repas. J'accommodais les dîners dans
la salle des radiographies. Toutes les fenêtres étant
masquées par des rideaux noirs, je n'avais pas à
éteindre les lumières à chaque alerte aérienne.
Pour faire passer le côté déplaisant de la
besogne, je fis comme tout le monde et me saoulai au saké.
Puis après avoir constaté que tous étaient
ivres morts, je m'étendis sur le lit qui avait été
disposé pour nous tous dans la pièce. Si j'y avais
dormi toute la nuit, j'aurais été tué au
matin. Au beau milieu de la nuit, on me secoua pour me réveiller:
c'était un vieux fermier, qu'un garde avait conduit jusqu'à
moi. Sa petite-fille, que j'avais déjà soignée
pendant que je séjournais dans le village d'Hesaka, venait
d'avoir une crise cardiaque. L'urgence exigeait que je m'y rendisse
sans perdre un instant, mais comme j'avais quelque peine à
me tenir debout, le périple s'annonçait incertain.
Le fermier me chargea à l'arrière de sa bicyclette
et me fit m'agripper à sa taille. Mon souvenir du trajet
est aujourd'hui assez vague, je me rappelle seulement avoir vu
la belle rivière Ohta reflétant des poussières
d'étoiles scintillantes tandis que je m'accrochais à
la ceinture pour éviter de tomber de la bicyclette en marche.
Nous arrivâmes pourtant à Hesaka, et je pus soigner
la malade.
L'éclair
Je me réveillai sous une lumière
resplendissante. Le jour du 6 août s'était levé.
Il était huit heures dix, déjà trop tard
pour être à Hiroshima avant l'ouverture de l'hôpital.
Je sautai hors du lit. Le maître de la maison, qui avait
dormi à côté de moi, commençait son
travail quotidien et le ferraillement du seau tirant l'eau du
puits me parvint de la cour de derrière. Je m'approchai
de la malade et l'examinai. Le plus fort de la crise était
passé et elle était tombée dans un sommeil
profond. Dans l'intention de lui faire une piqûre, je pris
une seringue dans mon sac et commençai à scier une
ampoule.
Le ciel bleu d'août brillait sans un nuage. A une altitude
extraordinaire, un bombardier B 29 apparut, étincelant
comme l'argent. Il semblait voler très lentement, en direction
d'Hiroshima. « Ce doit être l'avion de reconnaissance
habituel », pensai-je, puis j'expulsai l'air de la seringue
sans accorder plus d'attention à l'avion. Je m'apprêtais
à enfoncer l'aiguille dans le bras de la malade. A cet
instant, un éclair éblouissant me frappa à
la face et me transperça les yeux. Une chaleur violente
s'abattit sur mon visage et mes bras. En un instant, je me retrouvai
au sol, le visage dans les mains, essayant instinctivement de
fuir au-dehors. Je pensais y trouver des flammes, mais je ne vis
que le ciel bleu entre mes doigts. Les feuilles ne bougeaient
pas d'un pouce. Je regardai alors en direction d'Hiroshima.
Un grand cercle de feu flottait dans le ciel, un anneau gigantesque
qui s'étendait au-dessus de la ville. Immédiatement,
une masse de nuages blancs se forma au centre de l'anneau et se
mit à grossir rapidement, se déployant toujours
davantage dans le cercle incandescent. En même temps, un
long nuage noir apparut qui recouvrit toute la surface de la cité,
puis se répandit sur le versant de la colline, s'éleva
au-dessus de la vallée de l'Ohta vers le village d'Hesaka,
submergeant tout, les bois, les bocages, les rizières,
les maisons, les fermes. C'était un énorme cyclone
soufflant la poussière et le sable de la ville. Le délai
de quelques secondes qui sépara l'éclair et le rayonnement
thermique de l'irruption de ce raz de marée noir m'avait
permis d'observer son aspect et son avancée.
En dessous de la ferme, je vis le toit de l'école primaire
arraché par le nuage de poussière et soudain je
fus emporté à mon tour avant d'avoir pu gagner un
abri. Les volets coulissants et les panneaux s'envolèrent
autour de moi comme autant de bouts de papier, le lourd toit de
chaume fut balayé par le vent ainsi que le plafond, le
ciel bleu apparut dans le trou béant, je volai sur plus
de dix mètres à travers deux pièces et fus
finalement projeté contre un grand autel bouddhique qui
se trouvait au fond de la maison. L'énorme toit et une
bonne quantité de bois retombèrent sur moi dans
un vacarme assourdissant. Mon corps entier était endolori.
Je rampai vers l'extérieur, cherchant mon chemin à
tâtons. Mes yeux, mes oreilles, ma bouche, mon nez, étaient
remplis de boue. Par miracle, grâce à la solidité
des piliers et des murs, la malade, simplement comprimée
sous le chaume, avait échappé à la mort par
écrasement. Usant de mes dernières forces, je la
tirai vers la véranda, puis, ouvrant ses vêtements,
j'appliquai mon oreille sur sa poitrine pour m'assurer que son
coeur battait régulièrement. Soulagé, je
reportai mon regard sur Hiroshima.
Une colonne de flammes jaillissait. Sa tête se masquait
sous un nuage énorme. Elle s'éleva de plus en plus
haut dans le ciel, comme si elle voulait franchir le firmament
lui-même.
Soudainement, un frisson me parcourut le dos et une peur étrange
m'envahit. « Qu'est-ce que c'est ? A quoi suis-je en train
d'assister ? » J'avais devant les yeux un phénomène
inconnu, un événement inédit, et toute l'expérience
des mes vingt-huit années d'existence ne m'était
d'aucun secours.
Le nuage en forme de champignon
Le nuage gigantesque s'était élevé,
grandiose, splendide, pour écraser tout Hiroshima sous
sa colonne de flammes. Sans m'en rendre compte, instinctivement,
je m'étais agenouillé. Un vent sinistre balayait
Hesaka. J'entendis le cri des villageois qui s'appelaient les
uns les autres, un peu partout. Tout était obscurci par
une sorte de brouillard de poussière et de sable. Au-dessus
de la brume brillait le lumineux ciel d'août. Le kinoko
gumo (« nuage en forme de champignon »)
s'irisait et se dilatait jusqu'aux confins des cieux comme pour
étouffer la luminosité du ciel.
Le vieux fermier déboucha de derrière les ruines
de sa maison. Sur son visage se lisaient la terreur et l'incrédulité.
Il ne comprenait pas comment sa maison avait pu être si
soudainement détruite. Au moment de l'explosion, il était
en train de travailler de l'autre côté du bâtiment,
protégé de l'éclair et du rayonnement thermique
par le mur. Quand je lui montrai du doigt le nuage monstrueux,
ses forces l'abandonnèrent et il s'assit sur le sol. Je
lui expliquai brièvement que sa petite fille était
sauve et lui demandai de me prêter sa bicyclette. Je devais
retourner à Hiroshima le plus vite possible.
Sous le kinoko gurno
Le long de la rivière Ohta, la route
de campagne, blanche et sèche, menait tout droit au pied
du kinoko gumo. Je ne croisai ni homme ni bête. J'étais
rempli d'effroi, mais j'étais médecin, officier
de surcroît, et le sens du devoir me commandait. Seule cette
vanité me faisait vaincre la peur et me poussait à
aller de l'avant, à pédaler de toutes mes forces
sur cette bicyclette. A mi-chemin de la ville, à la hauteur
d'une ishijizo (statue de pierre bouddhique), la route
descendait tout droit, puis tournait brusquement à gauche,
là où la montagne s'avance dans la rivière.
Je dévalais la pente à toute vitesse, quand une
silhouette apparut dans le virage. Etait ce encore un être
humain ? Il s'approcha de moi, en vacillant. Il était nu,
en sang, couvert de boue, le corps enflé. Des lambeaux
de vêtements déchirés pendaient sur sa poitrine
et autour de sa taille. Il tenait les mains devant son torse,
la paume vers le bas. Des gouttes d'eau tombaient des bords de
ses haillons.
Mais quand il fut près de moi, je vis que les lambeaux
de tissu n'étaient autres que sa peau et les gouttes d'eau
du sang humain. Je ne pouvais distinguer si j'avais devant moi
un homme ou une femme, un soldat ou un civil. La tête était
singulièrement grosse, avec des paupières boursouflées
et de grosses lèvres en saillie qui semblaient occuper
la moitié du visage. Il n'y avait plus un seul cheveu sur
le crâne brûlé. Je ne pus m'empêcher
de reculer. Je vis alors une procession d'autres silhouettes qui
montaient lentement vers moi, le long de la route. Je n'avais
ni médicaments ni instruments avec moi. J'étais
désemparé. Il m'était impossible de me frayer
un chemin entre ces malheureux. J'ai sauté dans la rivière
sans hésiter. Je me hâtai de descendre le cours de
la rivière, sous la végétation luxuriante
qui croît le long des berges en été. Poussés
par un vent violent, des nuages de fumée tourbillonnaient
à la surface de l'eau. Le souffle brûlant me giflait
le visage, la fumée chaude me suffoquait.
En constatant que sous mes pieds les rochers du lit de la rivière
avaient fait place à du sable, je compris que j'avais enfin
atteint le Choju-En, un des grands parcs de la périphérie
d'Hiroshima. Je m'enfonçais dans une tempête de flammes
d'un rouge profond. Le bleu du ciel d'été avait
disparu. Autour de moi, sous le vent noir, la rivière était
rougie par le reflet des flammes. Dès que la chaleur devenait
intolérable, je plongeais mon visage dans l'eau en retenant
ma respiration.
Dans le parc, la rivière Ohta se partage en deux bras l'un
conduit tout droit à la baie d'Hiroshima, l'autre, la rivière
Kanda, se dirige vers l'est. Pour rejoindre la ville, la route
d'Hesaka franchit la rivière Kanda sur un pont suspendu.
Lorsque je parvins à cet endroit, le vent changea soudain
de direction. La fumée noire s'éloigna vers l'aval,
et le ciel bleu reparut dans l'éclat de midi. Aussi loin
que pouvait porter mon regard, toute la berge du Choju-En était
couverte de corps brûlés. Les cadavres flottant au
fil de l'eau étaient encore plus nombreux. D'innombrables
survivants se traînaient sur la rive, rampaient les uns
sur les autres. Le pont suspendu était en flammes et dégageait
d'immenses volutes noires. Pourtant des hommes, des créatures
de chair y titubaient encore ; mais, à bout de forces,
beaucoup tombaient dans la rivière. Sur la berge opposée,
une zone occupée par un détachement du génie
était secouée par des explosions successives. Au-dessus
des flammes, des éclairs déchiraient les nuages
sombres dans des déflagrations de feu d'artifice. Des survivants,
fuyant les incendies monstrueux qui ravageaient la ville, se retrouvaient
bloqués par la rivière et beaucoup tombaient à
l'eau.
Je restai figé sur place, incapable de faire un pas. Des
ombres me dépassèrent, qui n'avaient plus visage
humain, ni voix. Des cadavres remontaient à la surface,
d'autres restaient immergés dans les profondeurs, me heurtaient,
tournoyaient sur eux-mêmes et flottaient vers l'aval. Chaque
fois que je distinguais un petit enfant parmi eux, je levais les
yeux vers le ciel en me mordant les lèvres pour dominer
mon envie de pleurer. Au-dessus des tourbillons noirs, l'énorme
nuage en forme de champignon brillait de ses cinq couleurs dans
l'infini du ciel bleu. Je vis alors deux barques métalliques
du génie qui descendaient la rivière. Les soldats
ramaient sous le commandement d'un jeune officier. Je le connaissais.
Il avait travaillé avec moi à la construction de
l'abri souterrain à Hesaka. Quand il parvint à ma
hauteur, il sauta à l'eau et me dit: « Docteur, retournez
à Hesaka tout de suite ! il y a une multitude de blessés.
Ils vous attendent. » Je compris aussitôt la situation.
Il me serra la main, promit de s'enquérir du sort de l'hôpital
militaire, puis il disparut dans la brume avec ses soldats. Je
ne l'ai jamais revu.
L'hôpital de campagne d'Hesaka
Mon retour à Hesaka fut très
long, car il fallait remonter la rivière. Progressant à
contre-courant sous les fourrés de la berge, je voyais
beaucoup de malheureux tomber de la route et user leur dernier
souffle en tentant d'atteindre l'eau. Je n'avais plus aucune idée
de l'heure, l'immersion avait détraqué ma montre.
J'arrivai enfin devant la colline familière d'Hesaka. Quand
je fus debout sur la berge et que je vis le village, je m'écroulai
et m'assis sur le sol. J'étais épuisé, mais
si mes jambes m'abandonnèrent, ce fut à cause de
l'effrayant spectacle que j'avais sous les yeux. Deux routes importantes
traversaient le village et s'y croisaient en une sorte de «
T ». La première, venant d'Hiroshima, continuait
vers le nord en suivant le cours de la rivière. L'autre,
perpendiculaire, passait par le col le long de la voie du chemin
de fer Geibi en provenance de Kaidaichi. Je me tenais juste au
carrefour des branches de ce « T ».
C'était une scène atroce. D'innombrables victimes
gisaient sur la route, le terrain de l'école et sur tous
les espaces ouverts que mon regard pouvait embrasser. L'école
primaire que j'avais utilisée comme base pendant la construction
de l'abri souterrain était en ruine. Tous les bâtiments
avaient été détruits, sauf un qui faisait
face à la colline. Le sol était jonché de
débris, mais ce qui rendait cette vision insoutenable,
c'était l'amoncellement de corps à vif empilés
les uns sur les autres à même la terre. Des blessés,
brûlés et en sang, rampaient l'un derrière
l'autre, et allaient former un tas de chair à l'entrée
de l'école. Les couches du dessous étaient des cadavres,
il en émanait la puanteur particulière de la mort,
mélangée à celle du sang et de la chair calcinée.
Une tente du service de santé avait été montée
dans un coin. Le chef de cet hôpital de fortune, qui avait
rejoint son poste la veille, prodiguait les premiers secours avec
ses assistants, débordés par l'ampleur de la tâche.
Dans une pièce de l'école qui avait échappé
de justesse à l'effondrement, le maire du village, l'instituteur
et quelques autres notables étaient en train de discuter,
mais ils étaient complètement désemparés
face à cette situation dramatique. Lorsque j'entrai, le
maire se leva et montra du doigt la fenêtre en murmurant
quelque chose. Debout, bras croisés, les villageois se
tenaient en rang sur le sentier qui menait aux rizières,
comme des moineaux perchés sur une ligne électrique.
Ils avaient fui leurs maisons, effrayés par les victimes
en sang qui les avaient envahies l'une après l'autre. J'exposai
quelques mesures qui devaient être prises d'urgence par
les autorités du village: premièrement, sonner le
tocsin et rassembler tous les villageois ; deuxièmement,
installer une cuisine provisoire et servir aux blessés
du riz pris à l'armée ; troisièmement, réunir
une grande quantité d'huile de grain, d'huile de soja et
autant de charpie que l'on pourrait en trouver ; quatrièmement,
préparer un lieu pour la crémation des cadavres.
Quelqu'un protesta contre la dernière suggestion: «
Ici, nous n'incinérons pas, nous enterrons nos morts ».
« Bien, dis-je, enterrez tout ce que vous voulez. A première
vue, il y a plus de cinq cents cadavres. Allez vous creuser toutes
vos rizières ? » A la suite de ce différend
et en réponse à ma requête, le maire du village
et son adjoint furent obligés d'offrir leur propre terrain
pour procéder aux incinérations.
Le 6 août 1945, vers 11 heures à 2,2 km de l'hypocentre. Une fumée noire et des flammes violentes s'élèvent du coeur de la ville. Des habitants ayant pu échapper au feu se tiennent là, assis près du pont, incapables d'aller plus loin. Les photographies du jour du lancement de la bombe (à l'exception de certains clichés du nuage atomique) prises par Matsushige Yoshito sont les seuls documents connus comme ayant été réalisés ce 6 août, montrant le chaos qui régnait à Hiroshima. Ces pellicules qui ont valeur de monument, se sont détériorées quelque peu au cours de ces trente-trois dernières années. Dans le cas de Nagasaki, il n'existe qu'une pellicule ayant été prise dans cette ville le 9 août, jour de l'explosion.
Tous les villageois se rassemblèrent
devant l'école. Puis ils se mirent au travail. Il n'y avait
que des femmes et des hommes âgés, car tous les jeunes
étaient partis combattre au front. Certains, parmi les
plus vieux, rassemblèrent les cadavres sous les ordres
d'un sergent. Des brancards furent improvisés avec du bambou
et des cordes de paille ; des centaines de cadavres effroyables
d'aspect y furent déposés et emportés, l'un
après l'autre. Ce n'étaient plus des corps humains,
mais des masses de chair informes. Pourtant, il était impossible
de se laisser aller aux larmes ; en ces heures, notre devoir consistait
à retrouver ceux qui respiraient encore, même s'ils
devaient mourir sous nos yeux, malgré nos efforts. D'innombrables
survivants continuaient à se réfugier à Hesaka,
fuyant le pied du kinoko gumo.
Quand le riz fut cuit, nous en distribuâmes un peu aux
victimes qui gisaient sur le sol et nous les couvrîmes de
nattes de paille pour les protéger du soleil. Cependant,
ces couvertures de fortune n'empêchèrent pas que
beaucoup moururent au fil des heures. Alors les villageois les
emportaient sur les brancards de bambou. Aussitôt qu'une
natte était libre, un nouvel arrivant venait l'occuper.
Un grand nombre de survivants souffraient autant de blessures
que de brûlures.
Les infirmiers, les soldats du service de santé et les femmes du village appliquaient sur les blessures de la charpie trempée dans de l'huile de soja. Certains recouvraient leur plaies avec des feuilles humides. Bien que ce traitement puisse apparaître comme un remède populaire dérisoire, les victimes qui en bénéficièrent n'eurent pas à s'en plaindre, bien au contraire, je peux en témoigner. Nous n'étions que trois médecins pour faire face aux premiers secours. Les médicaments et les instruments de l'hôpital militaire d'Hiroshima n'étaient pas encore parvenus à Hesaka et le personnel n'était arrivé que la veille. Nous utilisions tout ce que nous avions pu nous procurer sur place, malheureusement fort peu de choses: quelques instruments que nous avait remis la famille d'un médecin parti pour le front. Cela me permit néanmoins d'enrayer des hémorragies, de poser des points de suture, d'extraire des quantités de morceaux de verre.
8 août 1945, Le seul soin possible est d'appliquer sur les visages des brûlés de la gaze trempée de teinture d'iode.
La nuit terrible
Un petit garçon de quatre ou cinq ans
hurlait de douleur. Sa souffrance n'était pas due à
une brûlure, mais à un gros- morceau de verre qui
s'était enfoncé dans son abdomen et lui avait tranché
le péritoine. Un pli du péritoine, le gros omentum,
sortait de son ventre comme une étrange fleur d'hortensia.
Je le ligaturai à la racine et le brûlai avec des
pinces passées au feu, après m'être assuré
que l'intestin lui-même n'avait pas été coupé.
Le petit garçon perdit connaissance et fut emmené
chez une femme du village qui aimait les enfants.
Une femme avait été à moitié ensevelie
lors de l'écroulement d'un mur de béton. Un de ses
bras ayant été coincé sous l'amas de décombres,
elle avait souffert du feu, mais par chance, elle avait pu être
dégagée et amenée à Hesaka. Son bras
exsangue pendait sur son flanc. Le seul moyen de la sauver consistait
à couper ce bras mort. On se prépara aussitôt
pour procéder à l'amputation. L'opération
devant être effectuée sans anesthésie générale,
la malheureuse fut attachée fermement sur un panneau de
porte. Le chirurgien, qui avait perfectionné sa technique
au front, sépara le bras de l'épaule au scalpel.
Ne pouvant supporter l'atroce souffrance, la femme s'évanouit.
Sa fille, qui avait maintenu son bras, surprise par le poids inattendu,
le laissa tomber sur le sol. Semblant vivre encore de sa propre
vie, le bras sanguinolent roula le long de la pente jusqu'au bord
de la route. Je fus saisi de stupeur en voyant un des doigts livides
pointé vers le nuage gigantesque dont la flamme semblait
refléter la lueur rouge du soleil couchant.
Une jeune fille avait été cruellement brûlée
sur toute la moitié supérieure de son corps. Elle
ne portait aucun vêtement, pas même des loques. Sa
peau claire et intacte au-dessous de la taille attirait les regards.
Choqué par sa nudité, quelqu'un avait voulu lui
attacher un morceau de tissu autour de la taille, mais la jeune
fille avait perdu la raison et chaque fois que l'on posait le
vêtement sur elle, elle l'arrachait et le mettait en pièces.
Son pauvre visage brûlé grimaçait horriblement
tandis qu'elle marchait de long en large, trébuchant parfois
sur les morts ou tombant sur les blessés. Ses jambes blanches
semblaient menacer les autres, telles d'étranges créatures
autonomes. Perdant patience, quelqu'un la repoussa brutalement.
La jeune fille tomba et se mit à pleurer en s'accrochant
à un cadavre.
Le 10 août. Cette jeune fille, étudiante travaillant
dans le programme gouvernemental de mobilisation, a été
amenée à l'Hôpital de la Croix-Rouge de Hiroshima
pour faire soigner ses brûlures. Couchée sur une
natte, elle geint "de l'eau! de l'eau!" jusqu'à
son dernier souffle.
Après le coucher du soleil, il ne
restait plus, énorme dans le ciel sombre, que le sinistre
kinoko gumo qui commençait à changer de forme.
Les soins continuèrent dans la nuit et sans lumière.
Je devais extraire un gros morceau de verre qui s'était
fiché dans la poitrine d'une jeune fille au visage et au
corps atrocement brûlés. La réussite de l'intervention
impliquait une concentration intense et beaucoup de précision
dans la technique opératoire. Le verre s'était enfoncé
loin dans la chair, l'extrémité acérée
dirigée vers les organes profonds. Près de moi,
une jeune mère au visage brûlé portait son
bébé sur le dos ; elle était en larmes et
ne cessait de me supplier. Elle m'a répété
sa prière tant de fois que je me souviens parfaitement
de chaque détail. Sa maison avait été envahie
par les flammes en l'espace d'une seconde. Alors, abandonnant
ses trois enfants qui périrent dans l'incendie, elle s'était
enfuie avec le plus jeune en le portant sur son dos. Ce bébé
était tout ce qui lui restait, il remplaçait ceux
qu'elle venait de perdre. « S'il vous plaît, docteur,
aidez mon bébé, s'il vous plaît ! »
répétait-elle sans trêve. Le bébé
devait avoir un ou deux ans. Il était déjà
mort et exhalait une odeur putride. Une grande coupure apparaissait
sur l'arrière d'une de ses cuisses. J'étais sur
le point d'extraire le morceau de verre que je tenais à
la pointe d'un clamp Kocher (pince), me concentrant sur le travail
de mes mains, lorsque la jeune mère s'accrocha à
moi en m'étreignant le bras. Le verre se brisa en plusieurs
éclats, et l'extrémité acérée
s'enfonça plus avant dans la poitrine de la jeune fille.
Autour de moi, des gens eurent un haut-le-coeur. « Je vais
l'aider, dis-je, passez moi le bébé. » Je
pris le bébé dans mes bras. Il n'y avait aucune
trace de brûlure sur sa peau froide. Une infirmière
appliqua une lotion antiseptique sur la grande plaie béante
et la banda fermement.« Tout va bien, dis-je à la
mère, ne le réveillez pas cette nuit et dormez bien,
vous aussi, pour avoir beaucoup de lait demain matin. »
Le jeune mère joignit les mains et les tendit vers moi,
puis elle partit, Dieu seul sait où, tenant son bébé
mort sur sa poitrine en sang.
Les gens se mirent soudain à pleurer tout haut, je sentis
que l'émotion avait la force de renaître pour la
première fois depuis la veille. Mes yeux se remplirent
de larmes. Je me raisonnai et me mordis les lèvres pour
ne pas me laisser aller à pleurer. Si j'avais pleuré,
je n'aurais pas eu le courage de demeurer debout plus longtemps.
Sur ce village transformé en hôpital de fortune tombait
une nuit de cauchemar, le kinoko gumo montait dans le ciel
étoilé, plus sinistre, plus terrifiant encore que
pendant le jour. Les voix de toutes ces femmes et de tous ces
hommes meurtris et nus s'élevaient dans le village, associant
les gémissements, les pleurs, les sanglots, les cris. Sur
la colline, le vent impitoyable soufflait dans les branches des
arbres. La rivière Ohta suivait son cours vers le sud comme
pour nous montrer l'éternité du monde. Toute la
nuit, à la lumière des bougies, nous avons continué
à soigner les survivants. Par les deux routes qui menaient
à Hesaka, arrivaient sans cesse de nouveaux blessés.
Et le groupe de brancardiers refaisait sans cesse ses sinistres
aller et retour vers le petit bois à l'autre bout du village
; mais ils avaient beau s'épuiser à la tâche,
le nombre des cadavres ne semblait pas vouloir décroître.
Le sergent vint au rapport, les yeux creusés par la fatigue.
Il me dit que lui et ses hommes avaient emporté et incinéré
plus de deux cents corps, mais qu'il en restait encore des quantités
sur la route. Il sollicitait l'autorisation d'interrompre leur
lugubre navette jusqu'au lendemain, car ils étaient tous
épuisés. J'accordai naturellement la permission.
Il était sur le point de partir après m'avoir salué
quand un cri retentit dans la nuit: « Un bombardier ! un
bombardier ennemi ! » Quelqu'un éteignit immédiatement
la bougie.
Le
12 août, Hiroshima à 800 mètres de l'hypocentre.
A l'endroit où s'élevait le grand magasin Fukuya,
dans une des grandes avenues, il y a maintenant un crématoire
provisoire. Les corps des victimes sont apportés sur des
brancards en vue de leur incinération (Photo Hajime Miyake)
Provenant du fin fond du ciel, j'entendis
le grondement familier d'un bombardier B 29. Un silence absolu
s'abattit sur l'école. La terreur s'insinua dans le coeur
de chacun. « Il va peut-être y avoir encore un éclair.
» L'horrible matinée revivait dans nos mémoires.
Parfois proche, parfois lointain, le grondement métallique
nous parvenait par vagues, puis il s'évanouit lentement
dans la nuit, comme pour prolonger notre crainte. « Mais
nous ne sommes que des femmes, des enfants, des vieillards ! Pourquoi
devons nous subir tout ça ? » s'écria quelqu'un,
la voix brisée. Un enfant appela sa maman. Alors beaucoup
tombèrent en larmes, des gémissements montèrent
dans la nuit au-dessus des ruines de l'école primaire.
Je m'éloignai en silence et marchai quelque temps. J'avais
envie d'être seul. Je pris une cigarette dans ma poche de
poitrine et frottai une allumette. Je me rendis compte alors que
je pleurais. « Au secours ! A l'aide ! » Des cris
de détresse me parvinrent à travers les ténèbres.
Me frayant un chemin parmi les blessés, je courus vers
l'entrée du village. Des infirmiers soutenaient une silhouette
prostrée. C'était une femme. Ses longs cheveux emmêlés
encadraient un visage livide. Elle portait un bébé
au creux de son sein gauche. Des flots de sang jaillissaient entre
ses doigts. « Courage, ne renoncez pas » lui dis-je,
tandis que nous la transportions vers le village. « Où
habitez-vous ? » « Le quartier d'Hakushima. »
« Où est votre mari ? » « J'ignore s'il
est vivant. » J'enfonçais une pince stérilisée
dans la plaie pour bloquer la veine coupée. Puis je ligaturai,
toute ma concentration portée sur l'extrémité
de mes doigts que le sang gluant rendait glissants. Lorsque j'eus
terminé, la femme s'assit et mit doucement l'enfant contre
sa poitrine.
Dans la cité perdue
Le 7 août, il fit encore beau temps. Des gens, venant souvent
de très loin, envahirent le village à la recherche
de leurs familles ou de leurs amis. Cette population valide s'ajoutait
au nombre déjà énorme des blessés
qui continuaient à arriver. L'hôpital de campagne
était bondé de brûlés et de cadavres.
Dès le lever du jour, le groupe de brancardiers s'était
remis au travail, emportant les corps vers le feu qui flambait
à l'autre bout du village. La fumée qui s'élevait
dans le ciel était teintée de rose par la brume
du matin et le soleil levant qui rasait les crêtes, au-dessus
de la vallée. J'avais pu prendre un peu de sommeil. Je
me mis à distribuer de la nourriture et de l'eau aux survivants
qui faisaient la queue. Mes doigts qui tendaient le riz dégageaient
une odeur de sang, mais cela n'importait guère.
Vers dix heures du matin, un appel d'urgence parvint du quartier
général, mais comme nul ne savait d'où il
avait été émis, on décida de m'envoyer
à Hiroshima faire la liaison. Par bonheur, le personnel
soignant vit ses effectifs augmenter d'un seul coup, car un détachement
de relève arriva avec un plein chargement de matériel
et de médicaments acheminé à dos de cheval.
La colonne avait été constituée à
partir de plusieurs hôpitaux éloignés. Je
partis à pied le long de la rivière et suivis la
route que j'avais hier descendue à bicyclette. Le kinoko
gumo couvrait toujours la ville, mais il avait peu à
peu perdu sa forme de champignon, ce n'était plus qu'un
énorme nuage sombre. D'innombrables cadavres gisaient en
travers de la route. Des survivants, brûlés, me suivaient
du regard, n'ayant plus la force de bouger, ni de parler. En contrebas,
la rivière suivait son cours, son eau vive coulait avec
ardeur le long de la route. En arrivant au parc Choju-En, je vis
des gens enterrer les corps calcinés des malheureux qui
avaient péri sur le pont suspendu. Celui ci ne s'était
pas effondré, mais je traversai la rivière en dessous,
entrant dans l'eau jusqu'à la poitrine.
Une épaisse fumée blanche s'élevait
du terrain du génie qui avait été entièrement
détruit par le feu et les explosions. Le vent entretenait
des foyers et soufflait sur les petites flammes qui sortaient
des amas de décombres carbonisés. Au-delà
du pont, la route pénétrait dans la ville en passant
sous la voie de chemin de fer de la ligne Sanyo. Je grimpai sur
le remblai. Il m'était difficile d'imaginer comment cela
avait pu se produire, mais la surface de toutes les traverses
avait brûlé d'une manière identique. Debout
sur le ballast, je regardai autour de moi. Il n'y avait plus de
ville, il n'y avait plus que les restes d'un immense brasier.
La ville entière avait été réduite
en cendres en quelques heures. Je pouvais voir la baie d'Hiroshima
dans la clarté du jour d'été. Seules quelques
ruines masquaient encore par endroits la mer scintillante. La
silhouette familière de la tour du château avait
disparu. En longues files, des gens marchaient, cherchant leurs
amis ou leurs parents au milieu de la fumée fine qui couvrait
la ville.
Nul ne pouvait alors prévoir que beaucoup de ceux qui étaient
venus à Hiroshima mourraient plus tard, victimes des radiations
résiduelles.
Je sautai en bas du remblai et pris la direction du château
d'Hiroshima où se trouvait le quartier général.
Toutes les rues avaient disparu sous les décombres des
bâtiments et seul l'enchevêtrement des lignes électriques
permettait encore de repérer la direction des anciennes
artères. Je me mis en marche vers les remparts du château,
piétinant les débris et guidé par les fils
électriques. Les cendres étaient encore brûlantes
et de petits feux persistaient ici ou là. Sous mes pas,
je découvrais des os et de la chair brûlée
et, parfois, il me semblait entendre des gémissements.
Je trouvai trois cadavres devant le bâtiment principal de
l'hôpital militaire, mais ce n'était que de la chair
noire, calcinée, méconnaissable. Etrangement, la
pelouse n'avait pas brûlé. La vue de cette étendue
verte cernée par les décombres ne fit qu'accroître
ma tristesse et mon accablement. Des lambeaux de peau noire et
brillante retinrent mon attention: des chevaux étaient
enfouis sous les décombres des cuisines. Au-delà,
je vis les ruines des salles et les carcasses des lits métalliques
qui s'étendaient sur plusieurs rangs. Toutes les armatures
des lits étaient tordues d'une manière identique,
ce qui démontrait la force énorme du souffle de
la bombe. Je me demandai encore une fois quelle sorte d'énergie
avait pu provoquer une telle dévastation. C'est à
ce moment que je pus constater l'épouvantable véracité
des témoignages entendus la veille à Hesaka: il
y avait beaucoup de corps dont les intestins avaient été
forcés hors de l'anus. Ils étaient probablement
morts avant que le feu ne les atteigne. Les cadavres étaient
étendus, couverts de cendres, sur les tiges fondues des
lits.
Je passai de l'autre côté du talus et pénétrai
sur le terrain d'exercice des troupes régulières.
A terre, des cadavres de soldats étaient alignés
à intervalles réguliers. La mort avait dû
les frapper pendant l'exercice. Tous les corps présentaient
sur le côté gauche les mêmes marques de brûlures.
Pressant le pas, j'arrivai bientôt à proximité
des douves. Les feuilles de lotus étalées à
la surface de l'eau, l'ombre des remparts moussus qui s'y reflétait,
tout cela conservait le charme particulier de la vieille forteresse,
mais un pin centenaire, déraciné par le souffle
de l'explosion, s'enfonçait dans les eaux noires du fossé.
De gros poissons, le ventre en l'air, flottaient à la surface
de l'eau ; d'autres, plus petits, continuaient à se mouvoir
dans les profondeurs. De la grande tour qui commandait naguère
la rampe d'accès à la forteresse historique, il
ne restait plus que quelques décombres calcinés
qui achevaient de se consumer. Bien entendu, il n'y avait plus
de sentinelle postée à cet endroit. Alors que je
m'apprêtais à monter vers les ruines de la forteresse,
j'aperçus un homme assis au pied d'un cyprès planté
au bord d'un petit étang. Pour tout vêtement, il
ne portait qu'un short. Je compris immédiatement qu'il
s'agissait d'un prisonnier de guerre, certainement un membre de
l'équipage d'un des avions abattus par la défense
antiaérienne. Ses mains étaient liées par
derrière au tronc de l'arbre auquel il était adossé.
En entendant le bruit de mes pas, il tourna son visage vers moi.
C'était un jeune homme. Il m'interpella en anglais, mais
bien que ses paroles fussent pour moi inintelligibles, ses mimiques
indiquaient clairement qu'il voulait boire. Il était juste
midi et, sous l'effet de la lumière, la surface de l'étang
se mit à danser devant mes yeux. L'espace d'un instant,
l'idée que j'avais en face de moi un ennemi, un de ceux
qui avaient tué mes compatriotes, me traversa l'esprit
et je demeurai immobile. Cependant, bien vite, mon hésitation
disparut et je passai silencieusement derrière lui pour
couper la corde avec mon sabre. Ne comprenant pas pourquoi il
s'était retrouvé aussi soudainement libre, il se
mit à ramper en arrière sans me quitter des yeux.
D'un geste je lui indiquai la direction de l'étang, puis
je repartis vers la forteresse.
Cette impulsion à libérer un prisonnier de guerre
me mettait maintenant mal à l'aise. A Hiroshima, la volonté
de se battre avait été annihilée depuis l'heure
fatidique de l'explosion, mais dans le reste du Japon la bataille
continuait de faire rage. Le quartier général était
situé devant les ruines du donjon. Excepté la présence
de nombreux soldats, rien ne le signalait particulièrement
à l'attention. Un officier supérieur, le corps couvert
de pansements et de bandages, gisait sur le sol. D'autres officiers,
blessés également, étaient assis autour de
lui. Au dessus de ces ruines flottait un fanion, dernier et dérisoire
symbole de l'autorité. Un soldat, debout, informait le
groupe d'officiers de l'état dans lequel se trouvait son
unité. Il était si grièvement blessé
qu'il ne pouvait se tenir droit qu'au prix d'efforts surhumains.
Dès qu'il eut terminé son rapport, un autre soldat
lui succéda. Je compris bien vite que pas une seule unité
n'avait échappé au désastre: aucune ne comptait
plus d'une centaine d'hommes. L'armée qui jadis avait composé
la division d'Hiroshima était complètement anéantie.
Bien que mon uniforme fût souillé de boue, mon apparence
quasi normale devait sembler étrange, comparée à
celle de mes camarades blessés. Quand mon tour vint, je
rapportai de manière concise les conditions dans lesquelles
se trouvait l'antenne médicale d'Hesaka. ( Si ma mémoire
ne me fait pas défaut, l'ensemble du corps médical
et des malades soignés à l'hôpital militaire
d'Hiroshima devait représenter environ 1 500 personnes
dont dix-sept seulement furent déclarées «
saines et sauves ».) Prenant prétexte de mes obligations
médicales, je m'empressai de quitter la forteresse. Bien
que je ne me sentisse pas coupable, le fait d'avoir libéré
un prisonnier de guerre de mon propre chef me posait un cas de
conscience. Je partis en direction de la gare d'Hiroshima. En
chemin, je ne vis que des ruines et des décombres. Une
ville rasée, totalement détruite. Des soldats que
j'avais soignés avaient certainement dû se trouver
en gare d'Hiroshima au moment du bombardement. Aujourd'hui encore,
c'est avec beaucoup de tristesse que je pense à eux: ils
étaient tous lépreux, et vivaient dans un bâtiment
de l'hôpital qui leur était réservé,
dans le quartier des contagieux. Comme volontaire, je m'étais
chargé de leur traitement pendant plusieurs mois.
Sous un soleil de plomb, je marchais le long de la voie du tramway.
Un à un, les visages de tous les lépreux défilaient
dans ma mémoire. Dans une rame de tramway, je vis des corps
suspendus aux courroies. De la gare, il ne restait que quelques
décombres, qui brûlaient encore par endroits. Des
ouvriers tentaient de dégager et de réparer la voie
principale. Une foule de gens, venus à pied de toute la
région, s'étaient assemblés et essayaient
de recueillir des informations sur le sort de parents ou d'amis.
Le devant de la gare était couvert de cadavres amoncelés,
qui répandaient tout alentour une odeur de chair brûlée.
Je questionnai moi aussi les gens qui se trouvaient autour de
moi, mais personne ne sut rien me dire au sujet des lépreux.
Je pris un peu de sable et le déposai au creux de ma main.
Un souffle de vent fit s'envoler les grains un à un. Je
ne peux m'empêcher de penser qu'ils représentaient
mes amis disparus sans adieu.
Début d'une tragédie
Je crois que c'est au moins une semaine après le bombardement
que les premiers symptômes apparurent chez les survivants
réfugiés à Hesaka. Cependant, il se peut
très bien que certains phénomènes étranges
se soient produits auparavant. Etant donné le nombre des
morts recensés chaque jour, une brusque évolution
des symptômes avait fort bien pu nous échapper. Et
ce, d'autant mieux que, dans les premiers jours, des signes d'amélioration
étaient apparus chez les grands brûlés. Nous
avions commencé à espérer que les victimes
dont les blessures étaient relativement peu profondes se
rétabliraient plus rapidement que ne l'aurait laisser présager
leur état général et l'aspect effrayant de
leur corps couvert de plaies.
Ce soldat de 21 ans se trouvait dans un bâtiment en bois
de l'Unité N.104, à1 kilomètre au nord-est
de l'hypocentre à Hiroshima. son dos, son coude droit et
le flanc droit ont été tailladés. Le 18 août,
alors qu'il se faisait soigner, il commence à perdre ses
cheveux. Le 29 août, ses gencives saignent et des taches
rouges de saignement hypodermal font leur apparition. Il doit
être hospitalisé le 30 août et est pris de
fièvre le lendemain. Le 1er septembre, son amygdale gauche
enfle et la douleur dans sa gorge rend la déglutition difficile.
Les saignements continuent et les taches rouges couvrent son visage
et la moitié supérieure de son corps. Le 2 septembre,
il perd connaissance et entre en délire. II meurt le lendemain
à 9h30 dans l'annexe Ujiruz de l'hôpital militaire
n°1. La photo a été prise deux heures avant
sa mort, le 3 septembre. (Photo Kenichi Kimura restituée
par l'armée américaine)
Durant la semaine qui avait suivi le bombardement,
nous avions eu le temps d'organiser l'hôpital de campagne.
Des moustiquaires avaient été suspendues à
des perches et le sol avait été recouvert de nattes.
Le corps médical avait vu ses effectifs renforcés
par des médecins et des infirmiers envoyés par les
hôpitaux militaires de chaque district. Nous avions la charge
des blessés de l'hôpital, mais aussi de tous ceux
qui avaient été installés dans les fermes
transformées en infirmeries provisoires. Le directeur était
de retour et l'hôpital commençait à fonctionner,
mais compte tenu du nombre des patients, celui du personnel soignant
était encore très insuffisant. L'association féminine
et les blessés non immobilisés durent venir nous
prêter main-forte. La femme d'un médecin, dont la
poitrine venait juste d'être suturée, était
très active. Une vieille femme s'occupait de son bébé.
Malgré le manque de médicaments, malgré l'insuffisance
de nos moyens en matière de stérilisation, nous
ne rencontrâmes que peu de cas où l'amputation se
révéla inévitable. Des nuées de mouches
couvraient les plaies des blessés qui ne pouvaient pas
bouger. De gros asticots blancs grouillaient autour de leurs yeux,
de leurs oreilles, de leur nez. Cela paraîtra peut-être
étrange, mais nous fûmes aidés dans notre
tâche par ces gros asticots blancs qui nettoyèrent
la peau gangrenée de nos malades en la débarrassant
de tous les tissus nécrosés ! C'est avec le rapport
d'une de nos infirmières que débuta pour nous l'étrange
« épidémie » qui devait nous préoccuper
nuit et jour pendant si longtemps. D'après ce rapport,
certains malades venaient de subir une poussée de fièvre
qui avait dépassé 40° C. Nous nous précipitâmes
au chevet de ces malades pour les examiner. Ils ruisselaient de
sueur et leurs amygdales commençaient à se décomposer.
Alors que nous étions confondus par la gravité et
la violence des symptômes, des saignements de plus en plus
importants apparurent au niveau des muqueuses. Rapidement, les
malades se mirent à cracher de grandes quantités
de sang. Malgré le recours à des transfusions sanguines
d'urgence et à des applications de solutions de Ringer,
nous ne pûmes enrayer ce qui nous apparaissait alors comme
une épidémie. Le nombre des victimes de ces soudaines
et violentes hémorragies s'accroissait d'heure en heure.
En fait, le personnel médical pensait être confronté
à une épidémie de fièvre typhoïde
ou de dysenterie. Bien entendu, nous utilisâmes un traitement
à base de coagulants et d'hémostatiques, mais celui-ci
n'eut pas d'autre effet que de soulager notre conscience.
Hiroshima,
septembre 1945. Des vers et des mouches envahissent les plaies
des blessés.
Parallèlement, une autre «
épidémie » s'abattit sur les survivants. Ceux-ci
l'appelèrent « rencontre ». Quand, sous l'effet
d'une violente douleur, par exemple, ils portaient la main sur
leur crâne, ils s'apercevaient que leurs cheveux venaient
par touffes entières, comme s'ils avaient été
rasés. Les malheureux qui présentaient ces symptômes
(fièvre, douleurs à la gorge, hémorragies,
chute des cheveux) se retrouvaient en moins d'une heure dans un
état tout à fait critique. En dépit de nos
efforts, seuls quelques-uns nous donnaient l'impression de pouvoir
échapper à la mort. Au fil des heures, les survivants
tombaient malades par groupes de sept ou huit, puis ils mouraient
à peu près en même temps. Plus tard, je compris
que ceux qui mouraient ensemble s'étaient trouvés,
au moment de l'explosion, à égale distance de son
épicentre. Ce qui signifie qu'ils avaient reçu une
dose sensiblement similaire de radiations. En fait, ces hommes
et ces femmes qui moururent par séries successives confirmèrent
les lois qui régissent la physique nucléaire, comme
l'auraient fait de simples cobayes irradiés expérimentalement.
Mais, dans les premiers jours, nous ignorions la véritable
cause de « l'épidémie ». L'état-major
de l'armée japonaise n'ayant jamais évoqué
la possibilité d'un bombardement atomique, nous estimions
encore qu'il s'était agi de l'explosion d'un nouveau type
de bombe classique mais extrêmement puissante.
Puisque la majorité des malades présentaient des symptômes similaires (saignements intestinaux), nous pensions sincèrement avoir affaire à des cas de dysenterie. Mais sous l'autorité du médecin-chef, nous procédions la nuit et dans le plus grand secret à l'autopsie des corps des malades morts dans la journée. Les cadavres s'entassaient dans un champ proche du village avant d'être incinérés. Nous les déposions sur une plaque de tôle et opérions une incision au niveau de l'abdomen à l'aide d'un couteau aiguisé. L'un des objectifs de ces autopsies consistait à vérifier si la cause des hémorragies intestinales était d'origine inflammatoire ou non. J'examinai soigneusement les prélèvements de muqueuses à la lumière d'une bougie. Je ne découvris aucun des signes caractéristiques de la dysenterie.
Quelques jours plus tard, lorsque nous eûmes
pris connaissance de l'information selon laquelle la station de
radio de la marine impériale de Kure avait capté
une émission de la radio américaine où l'on
déclarait avoir utilisé une bombe atomique à
Hiroshima, nous envisageâmes le problème sous un
jour différent. Le syndrome que nous avions été
incapables de définir clairement pouvait maintenant s'expliquer
par l'exposition à des radiations entraînant un dérèglement
du système sanguin. Mais, même si nous avions su
cela plus tôt, nous aurions été tout aussi
impuissants à enrayer un mal contre lequel il n'existait
aucun traitement efficace. Quelqu'un proposa de recourir à
l'application de feuille de kaki, celles-ci étant riches
en vitamines. Les feuilles furent cueillies et utilisées
par de nombreux survivants convaincus de leurs effets bénéfiques.
La plupart des médecins en rirent, prétendant que
tout ceci n'était que superstition. En vérité,
ce traitement à base de feuilles de kaki se révéla
positif pour de nombreux malades. Ce ne fut certes pas le seul
phénomène à demeurer inexpliqué. A
l'époque, nous fûmes incapables de comprendre la
nature du mal qui terrassait les survivants.
Monsieur T... habitait une vieille maison entourée de hauts
murs blancs, au coin d'une rue du quartier d'Hakushi. Depuis que
ses trois fils étaient partis pour le front, il y menait
avec sa femme une vie simple et retirée. J'avais habité
chez eux lors de mon arrivé à Hiroshima. Le 6 août
au matin, alors qu'il prenait son petit déjeuner, la tasse
précieuse qu'il utilisait quotidiennement se brisa accidentellement.
Vêtu d'un simple caleçon long, il se dirigea vers
l'abri qu'il avait creusé au fond de son jardin pour aller
chercher une autre tasse à thé. C'est au moment
où il refermait sur lui l'épaisse trappe qui fermait
l'abri que la bombe explosa. La maison s'effondra sur sa femme
dans un vacarme terrifiant, des incendies s'allumèrent
partout. Lorsqu'il jeta un coup d'oeil hors de l'abri, il ne vit
que des flammes s'élevant au milieu d'épais nuages
de fumée. Il appela à l'aide, cria « Au feu
! » et sauta hors de l'abri. Il retrouva sa femme gisant
dans une mare de sang. Dès qu'elle eut repris conscience,
ils s'enfuirent, traversant la véritable fournaise qu'était
devenu le quartier d'Hakushi. Ils purent atteindre la rive de
la rivière Kanda, dont les eaux semblaient aussi vouloir
s'embraser. Là, ils passèrent la nuit, le corps
à moitié immergé dans la rivière.
Le lendemain matin, monsieur T..., portant sa femme sur son dos,
traversa la passe qui conduisait à Hesaka. Mais, n'ayant
plus la force de continuer jusqu'au village, ils s'installèrent
dans le hangar d'une ferme. La femme de monsieur T... me fit le
récit de leurs épreuves pendant que je retirais
des éclats de verre de ses blessures.
Quatre jours après le bombardement, monsieur T... emprunta
une pioche et une bicyclette attelée d'une petite remorque
et repartit vers la ville sous un soleil brillant. Après
avoir, non sans peine, localisé ce qui restait de sa maison,
il dégagea l'abri des décombres qui le recouvraient.
Puis il revint au village avec ses vêtements, de la literie
et différents objets qu'il avait pu sauver. Après
s'être lavé au puits, il aperçut sur ses deux
genoux des cloques de la grosseur d'un pouce. Le matin même,
avant de partir, il s'était assis sur une souche pour fumer
sa pipe, mais il n'avait rien remarqué d'anormal sur ses
genoux. Comme il était épuisé, il s'endormit
sans y prêter plus ample attention. Le lendemain matin,
il fut très surpris de constater que les cloques recouvraient
ses jambes pratiquement des chevilles jusqu'aux genoux. Un soldat
du service de santé, venu pour soigner sa femme, vida la
sécrétion contenue dans les vésicules à
l'aide d'une seringue et, troublé par l'étrangeté
de ces cloques, il lui dit qu'il ne pensait pas qu'elles aient
pu être provoquées par un simple coup de soleil.
L'oedème se reforma très rapidement, et monsieur
T... dut plusieurs fois extraire le liquide avec une aiguille.
Cela dura cinq jours. A peine avait-il extrait le liquide que
des démangeaisons insupportables le prenaient.
Sachant que la mort suivait l'apparition de symptômes étranges,
progressivement plus nombreux, monsieur T... me demanda de l'examiner.
Je ne pus malheureusement pas répondre à sa requête:
je consacrais tout mon temps à des malades beaucoup plus
gravement atteints. Un soir cependant, je pus me libérer
et je courus vers la ferme pour l'examiner. En entrant dans le
hangar, je vis sa femme en pleurs, qui l'étreignait. Il
venait de rendre son dernier soupir, après s'être
complètement vidé de son sang. Le jour même,
aux environs de midi, je l'avais aperçu, il m'avait souri
et, tout en agitant la main, il m'avait dit: « Quand vous
rentrerez chez vous, passez nous voir. Je vous préparerai
un bon thé ! » Sa femme me raconta que dans l'après-midi
il avait commencé à avoir des sueurs froides et
s'était plaint de douleurs à la gorge et à
la nuque. Puis il avait eu des saignements de nez et du sang était
apparu dans ses selles. Ses cheveux s'étaient mis à
tomber par touffes entières. Il avait dit: « J'étais
dans l'abri, je n'ai pas été touché par leur
sacré pikadon [1]... Et mes cheveux, tu as
vu mes cheveux ? Ce n'est pas possible ! ».
Ces survivants qui marchent dans la cité
détruite ignorent qu'ils sont exposés aux radiations
résiduelles.
Pourquoi monsieur T..., qui n'avait pas
été atteint lors de l'explosion de la bombe, mourut-il
en présentant les mêmes symptômes que les victimes
directement irradiées ? De nombreux mois s'écoulèrent
avant que nous ne puissions répondre à cette question.
Nous ignorions alors ce qu'étaient les radiations résiduelles.
Parmi les milliers de cas que je pourrais citer, je voudrais encore
évoquer celui d'un couple que ma famille connaissait. Monsieur
Y... était un homme d'affaires aisé. Il était
âgé d'une quarantaine d'années. Le 6 août,
il était parti pêcher au bout du canal Ohbatake.
Juste avant midi, il apprit qu'Hiroshima était en flammes
à la suite d'un bombardement, Il prit le train jusqu'à
Hagukaichi, mais il lui restait encore quinze kilomètres
à faire pour rejoindre Hiroshima. De là-bas, il
vit le ciel qui rougeoyait au-dessus de la ville. Lorsqu'il arriva,
le quartier de Hakushi, où se trouvait sa maison, n'était
plus qu'une vaste fournaise. Il avait erré dans les flammes,
puis on l'informa que quelqu'un avait aperçu une femme
ressemblant à son épouse près du sanctuaire
shintoïste de Nigitsu. Vers minuit, il la découvrit
dans le lit de la rivière qui passait sous le sanctuaire.
Ils se retrouvèrent avec émotion. Le lendemain,
ils quittèrent Hiroshima pour Itsukaichi, dans l'espoir
de retrouver des parents qui se seraient réfugiés
dans cette ville. La joie des retrouvailles ne devait pas durer.
Une dizaine de jours après le bombardement, sa femme mourut.
Puis, comme terrassé par le chagrin, il mourut à
son tour. Bien plus tard, leurs derniers moments me furent rapportés
par le médecin qui les avait soignés durant leur
agonie. D'après lui, ils avaient présenté
les mêmes symptômes que les malades qui avaient été
directement exposés aux radiations (forte fièvre,
hémorragies, amygdales nécrosées, chute des
cheveux). Aussi étrange que cela puisse paraître,
madame Y... n'avait été ni brûlée,
ni blessée et encore moins directement irradiée
au moment de l'explosion. Quant à son mari, le médecin
fut incapable de définir la cause de sa mort, étant
donné que le 6 août au matin, il se trouvait à
bord d'un bateau de pêche à plus de soixante kilomètres
d'Hiroshima.
Le
11 octobre 1945 à Hiroshima. Yone-san 31 ans est
sans aucune blessure apparente, mais elle commence à se
plaindre de taches rouges, de saignement hypodermal, ses cheveux
tombent, ses gencives saignent et une toux continuelle rend sa
respiration dificile. Elle meurt peu après.
A Hesaka, au fil des jours, les décès
se firent de plus en plus nombreux. Beaucoup de ceux qui avaient
échappé à la mort lors de l'explosion furent
emportés par le mal mystérieux. Bien qu'on brûlat
les cadavres jour et nuit, ils s'accumulaient si vite que nous
devions les aligner sur les sentiers qui séparaient les
rizières. Quinze jours après le bombardement, je
revis la jeune mère qui avait porté son bébé
mort sur le dos. Elle semblait en voie de rétablissement
et s'occupait des autres malades. Son visage était marqué
par d'horribles cicatrices chéloïdes, mais j'étais
heureux de constater qu'elle avait surmonté sa peine immense.
Hélas, quelques jours plus tard, je fus très étonné
d'apprendre qu'elle venait de mourir. Elle s'était mise
à saigner de la bouche, du nez et du rectum, ses cheveux
étaient tombés soudainement. Les premiers temps,
nous avions été submergés par le nombre des
rescapés qui avaient rejoint l'hôpital d'Hesaka.
Mais, peu à peu, nous eûmes de moins en moins de
malades à soigner. Certains trouvèrent refuge dans
leur famille, beaucoup d'autres disparurent dans les fumées
qui montaient dans le ciel d'Hesaka.
Hiroshima, des chéloïde commencent à se former
sur les jambes d'un soldat exposé aux rayons thermiques
à un endroit situé à 900 mètres de
l'hypocentre. (Photo restituée par l'armée américaines)
Vers la fin du mois d'août, la ligne Geibi fut rouverte, et il devint possible de transférer des malades vers les hôpitaux du district de San-In. (La ligne Sanyo avait été réouverte deux jours après le bombardement, mais les malades et les blessés n'avaient pu utiliser ces trains bondés de soldats démobilisés). Cet événement mit le village et l'hôpital en effervescence. Les malades qui avaient la force de se déplacer pourraient rentrer chez eux après s'être rendus à Matsui pour prendre une correspondance. Un matin, vers sept heures, je les accompagnai à la gare pour attendre l'arrivée du train. Certains s'aidaient d'une canne, d'autres s'appuyaient sur l'épaule d'un camarade. Heureux d'être encore en vie, ils se réjouissaient à l'idée de retrouver bientôt leur famille. Parmi eux, il y avait un couple que je connaissais. L'homme était sergent-chef et c'était un ami. Il avait amené sa fiancée de son village natal et l'avait épousée trois jours avant le bombardement. Au moment de l'explosion, ils furent grièvement blessés: lui, alors qu'il se rendait au Q.G. et elle, dans sa cuisine. Ils avaient cependant échappé à la mort et s'étaient réfugiés séparément à Hesaka, chacun ignorant le sort de l'autre. Le hasard les fit se retrouver: tous les malades qui se trouvaient entre eux moururent et furent emportés sur les brancards. Pendant quelque temps, ils n'eurent pas conscience d'être si près l'un de l'autre (il faut dire qu'ils étaient défigurés par leurs brûlures), mais ils finirent par se reconnaître au son de leur voix. Cette rencontre inespérée les submergea de joie, ils s'étreignirent et pleurèrent dans les bras l'un de l'autre. Cet épisode, bref intermède de bonheur et d'espoir pour tous ceux qui vivaient une tragédie sans fin, réconforta les autres malades et les villageois. Soutenus par leurs camarades d'infortune, ils semblèrent recouvrer leurs forces et purent nous aider dans notre tâche. S'il n'y avait pas eu les horribles cicatrices, ils auraient pu prétendre à l'oubli peut-être illusoire, mais source d'espoir et de renouveau.
Le train entra lentement en gare, surmonté
d'un panache de fumée. Le sergent s'inclina à plusieurs
reprises devant moi, me disant qu'il allait travailler à
faire pousser du riz. Sa femme était très bien habillée,
elle portait des vêtements qui lui avaient été
offerts comme cadeau d'adieu par notre petite communauté.
Les gens qui avaient attendu patiemment l'arrivée du train
montaient dans les wagons. Soudain, un cri perçant s'éleva,
couvrant pendant un bref instant le tumulte joyeux des passagers.
Une femme venait de s'effondrer sur le quai. Comme s'il s'était
agi d'un signal, d'autres personnes déjà montées
dans le train, commencèrent à manifester des signes
de douleur et bientôt la plus grande confusion régna
dans la gare. Le sergent s'affaissa sur le sol en portant la main
à la bouche. Le sang se mit à gicler d'entre ses
doigts. La crise se produisit en l'espace d'un instant.
Mon coeur se remplit de pitié en voyant sa femme agrippée
désespérément au bras de son mari qu'on emportait
sur un brancard maculé de sang. L'horaire du train devant
être respecté, les malheureux furent laissés
aux soins du personnel de secours. Le train s'éloigna vers
le nord, son sifflement répercuté par l'écho
des montagnes voisines. Le sergent fut installé sur un
lit. Il fit une forte poussée de fièvre. A chaque
fois qu'il touchait son crâne, une touffe de cheveux tombait.
Sa femme, bouleversée, pleurait tout en se cramponnant
à lui, pressentant qu'il allait mourir. Quelques instants
plus tard, des filets de sang avaient remplacé ses larmes
de désespoir, puis sa chevelure connut le même sort
que celle de son mari. Quoiqu'un médecin l'ait assisté
durant toute la nuit, le sergent expira au matin. Peu après,
sa femme le suivit dans la mort.
La plupart des survivants, profitant des trois trains suivants,
quittèrent Hesaka. Certains allèrent à l'hôpital
du district de San-In, d'autres regagnèrent leur domicile,
d'autres encore, bien qu'ils fussent natifs d'Hiroshima, durent
se rendre dans d'autres villes, ayant tout perdu lors de l'explosion.
J'ignore ce qu'ils sont devenus.
[1]. Surnom que les survivants donnèrent à la bombe atomique. Il s'agit de la contraction de deux onomatopées: PIKAPIKA (éclair) et DON (détonation).
Extrait de "Little boy" Récits des jours d'Hiroshima,
Docteur Shuntaro Hida, Edition Quintette, 1984.