Le 10 avril 1963, le Thresher coule
dans l'Atlantique au cours d'un exercice de plongée. II
n'y aura aucun survivant parmi les cent vingt-neuf membres de
l'équipage. Vingt-quatre heures plus tard, sans la moindre
preuve concluante, l'amiral Hyman Rickover rejette d'autorité
la suggestion que l'accident aurait pu être causé
par une défaillance du réacteur nucléaire.
Lors de la double enquête de l'US Navy et du Congrès,
Rickover - qui est pourtant rien moins qu'impartial - restera
le seul et unique expert sur les aspects nucléaires de
l'accident et sa parole sera acceptée sans la moindre discussion.
Aujourd'hui encore, le procès-verbal des débats
reste confidentiel, mais les renseignements dont on dispose indiquent
une inquiétante naïveté de la part du public
dans sa totale et aveugle acceptation des affirmations de Rickover.
[Voir le portrait
de l'amiral Rickover dans le livre: "Les barons de l'atome", Peter Pringle
- James Spigelman, Le Seuil, 1982]
A la conférence de presse
du Pentagone, tenue le matin qui suit la disparition du sous-marin,
le chef des opérations navales transmet un message rassurant
de l'amiral : il n'y aura pas de « dangers de radioactivité
». Plus tard ce même jour, Rickover lui-même
fait une déclaration où sont détaillés
les « nombreux dispositifs de protection et les principes
autorégulateurs conçus pour empêcher automatiquement
toute fusion des éléments combustibles ».
Affirmation pour le moins étonnante à un moment
où personne ne peut avoir la moindre idée de qui
est exactement arrivé au Thresher ; on
vient à peine de recueillir les premiers débris
et personne n'a encore eu le temps de les analyser. Ce qui n'empêche
nullement la presse de rendre aussitôt hommage à
la « sécurité inhérente » des
réacteurs de Rickover et de publier des articles qui excluent
d'emblée la possibilité d'une défaillance
d'origine nucléaire. Or une fois éliminée,
cette possibilité ne fera plus jamais l'objet d'un examen
un peu poussé.
[Rickover est considéré comme le père du
sous-marin nucléaire, lire: "La naissance du NAUTILUS premier sous-marin atomique"
dans Science et Vie n°449 de février 1955. Voir
le reportage de 14mn "First atomic submarine" sur Youtube.]
Lorsque Rickover vient témoigner devant la Commission d'enquête
navale à Portsmouth, New Hampshire, le 29 avril, il s'empresse
d'étayer ses affirmations initiales par des preuves. Des
échantillons prélevés au fond de l'océan,
à l'endroit où le Thresher a disparu, n'indiquent
aucune trace d'accroissement du taux de radioactivité.
En donnant ce renseignement, Rickover laisse entendre qu'il est
essentiel, que si le réacteur avait été la
cause de l'accident, il y aurait à cet endroit des signes
de radioactivité accrue. En fait, cette précision
n'a pas vraiment grand intérêt quand le sous-marin
a coulé, quelle qu'en soit la raison, il a forcément
implosé sous la pression de l'eau, éparpillant des
morceaux de réacteur sur une zone fort étendue ;
certains auront nécessairement été en contact
avec le coeur et de ce fait intensément radioactifs. De
toute façon, même s'ils avaient été
retrouvés, cela n'expliquerait pas automatiquement la cause
de l'accident, mais cela la Commission d'enquête n'en sait
rien, Rickover étant son unique expert sur la physique
des réacteurs. Selon le compte rendu très limité
des débats portés à la connaissance du public,
à aucun moment la Commission n'a jugé bon de demander
quelle forme prendrait un accident de réacteur à
bord d'un sous-marin atomique. Rickover a dit qu'il ne pouvait
pas y en avoir, un point c'est tout. Quand la Commission d'enquête
navale fait son rapport, le 20 juin, elle condense en un bref
document de trois pages les douze volumes de témoignages
secrets et souligne que l'on n'a découvert aucune radioactivité
« dans la zone de recherche ».
Rickover s'est empressé d'orienter les débats loin
de son réacteur, en faisant état de preuves qui
semblent indiquer certaines défaillances du système
de canalisation, dans une partie entièrement distincte
du bâtiment. Certaines théories, autres que celle
de l'amiral, estiment que le Thresher a pu couler parce
qu'il avait subi une perte de puissance - parce que, pour une
raison X, son réacteur avait cessé de fonctionner.
Rickover les tourne en ridicule et la Commission adopte finalement
son hypothèse d'une rupture de canalisation comme étant
« la cause la plus probable » du drame. Cette conclusion
blanchit entièrement tout le côté nucléaire
du sous-marin.
Cependant, les questions sur le réacteur n'en restent pas
moins sans réponse. L'une d'elles concerne notamment le
dernier message intelligible envoyé par le Thresher
au navire qui l'accompagne en surface. Le message précise
simplement que le sous-marin « connaît quelques problèmes
mineurs ». Il est transmis d'une voix décrite plus
tard comme « parfaitement détendue ». Il semble
tout à fait improbable qu'un membre de l'équipage
d'un sous-marin décrive une rupture de canalisation, entraînant
forcément une perte d'oxygène ou peut être
une voie d'eau, comme un « problème mineur ».
En revanche, il pourrait très bien désigner ainsi
une inexplicable perte de puissance. Une autre question à
laquelle on n'a encore trouvé aucune réponse satisfaisante
concerne la déposition devant la Commission navale d'un
chimiste du chantier naval de l'US Navy à Portsmouth. Ce
dernier précise que certains morceaux d'une matière
plastique analogue à celle utilisée pour gainer
les réacteurs, retrouvés dans la zone de recherche,
portent des traces de brûlure, comme s'ils avaient été
soumis à un « retour de flammes ». Il a également
découvert que certains de ces morceaux de plastique présentent
des bords déchiquetés dans lesquels sont incrustés
des morceaux de métal, ce qui semble indiquer une explosion
quelconque à l'intérieur ou à côté
du réacteur. Si un réacteur subit une perte de fluide
caloporteur et que le système de refroidissement de secours
flanche à son tour, le coeur continue à chauffer
et devient instable - ce qui peut entraîner sa fusion. Les
faits que le chimiste de Portsmouth présente à la
Commission d'enquête correspondent parfaitement à
une fusion du coeur, pourtant Rickover ne mentionne même
pas cette possibilité. Au contraire, quelques jours plus
tard, un de ses aides témoigne à son tour et rejette
la théorie de « retour de flammes ». Il déclare
avoir examiné un des gros fragments récupérés
et découvert que la décoloration qui ressemble à
une brûlure provient « apparemment » du lubrifiant
d'une perceuse utilisée à la fabrication de l'enceinte
pressurisée. Il ne fait aucune mention des autres morceaux
de plastique plus petits qui portent des traces identiques. La
Commission accepte son témoignage et ne tient aucun compte
des autres preuves contradictoires apportées par le chimiste.
On n'envisagera plus jamais la possibilité d'une fusion
du coeur, ni au cours des audiences de la Commission d'enquête
navale, ni surtout au cours des audiences organisées ensuite
par le Congrès.
Au moment de l'accident du Thresher, les non-spécialistes
ne comprennent pas encore très clairement ce concept de
fusion du coeur. Il faudra plusieurs années pour que le
grand public prenne conscience d'une telle possibilité
et de ses conséquences.
Extrait du livre: "Les barons de l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman,
Le Seuil, 1982.
PS:
Lire: "Le père du Nautilus condamne l'atome", ContrAtom n°82, mai 2006.