Un livre ancien à acheter, qui présente les physiciens ayant participés
à la construction de la bombe atomique américaine
(projet Manhattan),
leurs motivations puis les réticences de certains...
Ce livre est cependant très contestable sur certains passages
(la théorie
du complot) où il montre des physiciens allemands complotant
pour interdire à Hitler de disposer d'armes atomiques et
décrit des physiciens américains construisant des
bombes atomiques et allant les déposer dans les mains tendues
du président américain...
Extrait:
Jamais, à Los Alamos, le rythme de vie ne fut aussi accéléré qu'après la capitulation du Troisième Reich. « Nos maris travaillaient presque sans relâche », rappelle Eléanor Jette, la femme d'un chef atomiste américain. Rédactrice des revues de Réveillon annuelles, qui plaisantaient gentiment les difficultés de la vie sur la «mesa» et les manies de quelques personnalités éminentes, Mrs. Jette était devenue une sorte de célébrité locale.
Mais en juin et juillet 1945, l'humour l'abandonna
elle aussi. On aurait dit que le temps lui- même conspirait
contre les constructeurs de la bombe. Il ne pleuvait pas depuis
des semaines. Un vent sec et brûlant soufflait du désert.
L'herbe grillait, les feuilles et les aiguilles de pin se desséchaient.
Parfois, le ciel devenait sombre et des éclairs flamboyaient
au loin sur le massif du « Sangre de Cristo » (Sang
du Christ), mais les nuages ne crevaient pas. Il y eut plusieurs
incendies de forêts non loin de la ville-laboratoire et
l'on craignait que les étincelles portées par le
vent ne viennent enflammer les maisons d'habitation, les bureaux
et les ateliers tous construits en bois. En cas d'incendie, il
n'y avait d'eau disponible que dans l'« Ashley Pond »,
petit étang situé au centre de la localité,
car les conduites n'apportaient même plus le précieux
liquide en quantité suffisante pour les besoins privés
les plus pressants. « Nous nous lavions les dents avec du
Coca Cola, raconte une infirmière.»
Groves avait signifié que la première bombe devrait
être prête pour servir à une expérience
à la mi-juillet, la seconde en août, pour être
engagée dans les hostilités. Philip Morrison constate
: « je peux témoigner en personne qu'un jour proche
du 10 août avait été choisi comme le terme
mystérieux de notre travail et que nous devions respecter
à tout prix ce délai sans nous soucier des frais
ou de l'importance des travaux nécessaires. »
Le travail forcé, la chaleur et le manque d'eau contribuaient à l'énervement général. Mrs. Jette raconte : « Un jour, en passant, je dis « bonjour » à un vieil ami, sans penser à mal, et il m'a sauté dessus : « Qu'y a-t-il donc de bon en ce « jour » ?»
Deux jeunes physiciens, du même âge
que Klaus Fuchs,
jouèrent un rôle important dans ce stade terminal
de la construction de la bombe atomique : c'était un Californien
dégingandé: Luis W. Alvarez, et le maigre Louis
Slotin, né au Canada de parents qui avaient fui les pogroms
russes. Tous deux faisaient partie des war babies, groupe
de jeunes savants qui avaient vraiment appris leur métier
en travaillant pour la guerre et connu leurs premiers grands succès
dans les laboratoires d'armement. L'«arme nouvelle»
ne revêtait pas pour eux le même prestige mystérieux
et terrible qu'aux yeux de leurs collègues plus âgés
et ils avaient peine à comprendre les doutes qui assaillirent
leurs maîtres pendant ces derniers mois.
Alvarez, fils d'un célèbre médecin de la
clinique Mayo spécialiste des maladies internes, était
venu assez tard à Los Alamos après s'être
fait remarquer sur la côte est dans le laboratoire de radar
secret du « Massachusetts Institute of Technology »
par quelques inventions importantes (entre autres un viseur de
bombardement et le système de contrôle d'atterrissage
par radio, installé aujourd'hui sur presque tous les aérodromes).
Sur la « colline », il avait réussi avec une
équipe de chercheurs encore plus jeunes que lui-même
à construire le subtil mécanisme de déclenchement
de la bombe fonctionnant au millionième de seconde.
L'essai de ce dispositif, dans la mesure où la chose était
possible en laboratoire, passait à Los Alamos pour l'un
des « jobs » les plus dangereux. On procéda
donc à l'expérience dans d'étroits canons
isolés, loin de la « mesa » où habitaient
les familles et où se trouvaient la plupart des ateliers.
Quand, au printemps 1945, Alvarez eut terminé et essayé
le premier modèle expérimental de déclencheur
qu'il jugeât au point, il confia la réalisation du
modèle définitif au docteur Bain Bridge, directeur
technique, et demanda à Oppenheimer de lui donner une mission
nouvelle, si possible à proximité du front.
A la fin mai 1945, Alvarez et son équipe furent envoyés à la base aérienne de Tinian, sur le Pacifique, d'où partaient presque chaque jour les bombardiers chargés de bombes explosives et incendiaires contre le Japon. Là, Alvarez conçut, en attendant son engagement « atomique » définitif, un instrument de mesure qui, jeté avec la bombe, renseignerait par radio le bombardier sur la violence de la vague de choc déclenchée par la nouvelle arme.
Pendant ce temps, Slotin s'employait à examiner à fond le coeur de la bombe expérimentale, composé de deux hémisphères qui devaient se rejoindre au moment précis du lancement, permettant alors à l'uranium qu'ils renfermaient de s'unir en une «masse critique». La détermination de ce point critique (« crit » dans le jargon de Los Alamos) était l'un des principaux problèmes auxquels travaillait la division d'études théoriques. Mais la quantité d'uranium, l'angle de diffusion et le libre parcours des neutrons susceptibles de déclencher la réaction en chaîne, la vitesse de réunion des deux sphères, ainsi qu'une foule d'autres données ne se prêtaient qu'à des calculs approximatifs. Si l'on voulait obtenir une précision parfaite, il fallait les vérifier expérimentalement pour chaque bombe. Telle était la mission du groupe dirigé par 0-R. Frisch, le découvreur de la «fission », envoyé en mission technique d'Angleterre à Los Alamos. Slotin faisait également partie de cette équipe. Celui-ci avait l'habitude de réaliser l'expérience sans recourir à des moyens de protection particuliers. Ses seuls instruments étaient deux tournevis grâce auxquels il poussait les sphères l'une contre l'autre avec des précautions infinies. Il lui fallait atteindre très exactement le « point critique », départ initial de la réaction en chaîne, laquelle prenait fin dès qu'il écartait de nouveau les deux sphères l'une de l'autre. S'il dépassait ce point ou n'agissait pas avec une rapidité suffisante, la masse deviendrait « supercritique » et une explosion nucléaire se produirait. Frisch lui-même avait déjà risqué sa vie à Los Alamos au cours d'une expérience analogue.
Slotin connaissait naturellement le mortel péril auquel son chef avait échappé de justesse. Mais cette expérience dangereuse - qu'il appelait « taquiner le dragon par la queue » - répondait à ses goûts téméraires. Depuis sa tendre enfance, Slotin recherchait le combat, l'excitation et l'aventure. Plus pour éprouver le grand «frisson», que pour des raisons politiques, il avait été engagé volontaire dans la guerre civile espagnole, où il avait couru les plus grands dangers dans la D. C. A. Dès qu'éclata la seconde guerre mondiale, Slotin s'engagea dans la «Royal Air Force », mais il fut remercié quelque temps après, bien qu'il eût fait ses preuves au combat, quand on découvrit qu'il avait caché sa myopie à la commission d'examen médical.
Comme il rentrait d'Europe et se rendait à Winnipeg, sa ville natale, un ami rencontré à Chicago lui fit comprendre qu'avec ses titres scientifiques - il avait été lauréat de biophysique au King's College de Londres - il pourrait contribuer plus efficacement à l'effort de guerre dans un laboratoire que dans un avion de combat. Il travailla donc au «Metallurgical Lab» du «Manhattan Project», tout d'abord comme biochimiste, puis comme l'un des constructeurs du grand cyclotron. Chacun l'aimait. A part sa petite voiture de sport rouge, rien ne semblait l'intéresser plus passionnément que son travail, auquel il se consacrait nuit et jour.
Après Oak Ridge, Slotin finit par arriver à Los Alamos. Il avait espéré être muté à Tinian avec Alvarez au début de 1945, Pour Y procéder au montage du « coeur » explosif de la première bombe employée dans le conflit. Mais, comme il était citoyen canadien, les autorités de police durent lui refuser la réalisation de ce désir. Pour le « consoler », on lui confia la mission de préparer le mécanisme interne de la bombe expérimentale d'Alamogordo et de le remettre officiellement à l'Armée au nom du laboratoire. Une copie du document attestant la livraison à l'Armée de la partie interne de la première bombe atomique terminée devint alors la pièce maîtresse de sa collection de certificats scolaires, de trophées de boxe et de lettres d'approbation.
Los Alamos.
Le 21 mai 1946, un peu moins d'un an plus tard, Slotin répétait cet essai déjà si souvent réalisé avec succès, pour préparer la seconde expérience atomique qui devait avoir lieu dans les eaux de l'atoll de Bikini, dans le Pacifique, quand, soudain, le tournevis lui échappa. Les deux hémisphères remplis du produit critique se rejoignirent trop vite et une clarté bleuâtre, aveuglante, envahit la pièce. Au lieu de se baisser pour se mettre à l'abri, Slotin, de ses deux mains, sépara les deux moitiés, arrêtant ainsi la réaction en chaîne. Son geste sauva la vie des sept autres hommes présents dans la pièce. Slotin sut aussitôt que cette dose excessive de radioactivité entraînerait sa mort, mais, pas un instant, il ne perdit la tête. Il dit à ses collègues de reprendre les places qu'ils occupaient au moment de l'accident, et fit au tableau un croquis précis destiné à permettre aux médecins d'établir à quelle quantité de radiations chacune des personnes présentes avait été exposée. [Voir le documentaire vidéo sur Louis Slotin.]
Tout en attendant au bord de la route la voiture qui devait les conduire à l'hôpital, Slotin s'adressa à Al Graves, le savant le plus gravement atteint par les radiations après lui-même, et lui dit avec calme : « Vous vous en sortirez mais, moi, je n'ai pas la moindre chance. » Il disait vrai. Neuf jours après, mourait au milieu de souffrances terribles celui qui avait déterminé expérimentalement la « masse critique » de la première bombe atomique.
La feuille de mesure du compteur de neutrons était restée dans le laboratoire de Slotin. Elle portait une mince ligne rouge ascendante, qui se brisait brusquement au moment de l'accident, le rayonnement ayant alors été trop violent pour pouvoir être enregistré par le délicat instrument. Le savant chargé d'établir au moyen de ces données le processus physique de l'accident à partir du moment où l'instrument avait glissé de la main de Slotin, fut Klaus Fuchs.
Un sort également funeste attendait
l'équipage du croiseur Indianapolis qui amenait
à Tinian la plus grande partie du « coeur explosif
» de la première bombe atomique destinée à
être lancée sur le Japon. De tout l'équipage
de ce bateau, le plus rapide de la flotte américaine, trois
hommes se doutaient de ce qu'ils transportaient. Les autres savaient
seulement que la grande caisse de bois embarquée sous bonne
garde à l'aube du 16 juillet 1945, peu avant le départ,
devait contenir quelque chose de très important. Pendant
la traversée de San Francisco à Tinian, des mesures
de sécurité spéciales furent prises contre
les sous-marins ennemis, et tout le monde respira quand l'Indianapolis
reprit la mer après déchargement de son fret
mystérieux. Mais, avant même d'avoir atteint un autre
port, le croiseur était torpillé le 30 juillet,
à minuit cinq. Une série de hasards malheureux fit
que le haut commandement de la flotte n'apprit la nouvelle qu'au
bout de quatre jours (les signaux d'un autre navire avaient été
confondus avec les émissions radiotélégraphiques
réglementaires de l'Indianapolis et l'absence du
croiseur ne fut pas remarquée dans le port de Leyte, par
suite d'un autre malentendu). Aussi les équipes de sauvetage
atteignirent-elles trop tard le lieu de la catastrophe et, sur
les 1 196 hommes à bord, il y eut seulement 316 survivants.
Pronostics avant le lancement
Quelques jours avant le premier lancement de la bombe, on ne cacha pas aux femmes et aux enfants des atomistes qu'un événement particulièrement important et passionnant se préparait. Le terme choisi pour désigner le test était « Trinity ». On n'a jamais su exactement pour quelle raison on avait ainsi blasphémé le nom de la Trinité. Les uns supposent que « Trinity » désignait une mine de turquoises maudite, située près de Los Alamos et abandonnée par les Indiens superstitieux. D'autres affirment qu'on avait choisi ce nom parce qu'à cette époque les trois premières bombes atomiques étaient sur le point d'être terminées. Le « nom-code » se rapporterait alors simplement à cette infernale trinité.
Entre les savants atomistes travaillant à Los Alamos, toutes les conversations roulaient naturellement sur ce problème crucial : « Le " gadget " - on évitait avec effroi le mot " bombe " - éclaterat-il ou non ? » La majorité avait foi dans les calculs théoriques. Mais il fallait compter avec les incidents techniques toujours possibles. Alvarez, le constructeur du « trigger » de la bombe, avait bien souvent raconté à ses collègues par trop confiants comment, en 1943, son dispositif d'atterrissage sans visibilité avait refusé de fonctionner quatre fois lors de la démonstration devant les autorités militaires.
La question de savoir si la première bombe terminée serait un « coup pour rien » ou un «succès », ou, comme on disait à Los Alamos, une « fille » ou un « garçon », était si passionnante qu'elle devint prétexte à un gentil petit jeu avec l'horrible. Lothar W. Nordheim, physicien atomiste, qui avait encore appartenu à la vieille garde de Göttingen, raconte : « Avant le premier essai du 16 juillet 1945, les savants de Los Alamos organisèrent des paris sur l'ampleur de l'explosion, mais la plupart des estimations furent beaucoup trop basses, à l'exception d'une ou deux hypothèses particulièrement osées. »
La seule évaluation proche de la vérité fut celle de Robert Serber, ami d'Oppenheimer qui était resté un certain temps absent de Los Alamos. Lorsqu'on lui demanda plus tard comment il avait pu effleurer le chiffre exact, il répondit : « Par simple courtoisie. Etant invité, j'ai voulu proposer un nombre flatteur. »
Que les créateurs de la bombe atomique
fissent de leur arme un objet de paris - un dollar la mise -,
cela répondait bien à l'esprit de l'entreprise.
En dépit de tout un déploiement de projets et d'organisation,
la bombe n'était-elle pas elle aussi, en fin de compte,
le produit d'un... jeu de hasard ? Comme il leur paraissait impossible
de prévoir par des évaluations exactes le comportement
des neutrons déclenchant la réaction en chaîne,
les mathématiciens avaient inauguré une nouvelle
forme de calcul des probabilités : «Si nous soumettons
nos problèmes à la roulette, s'étaient-ils
dit, nous obtiendrons peut être une estimation statistique
de la moyenne des neutrons absorbés et des neutrons rejetés
par les noyaux d'uranium. » Cette méthode baptisée
«Méthode Monte-Carlo », du nom du célèbre
casino européen, joua en effet un rôle important
dans les prévisions théoriques des atomistes.
Préparatifs d'Alamogordo
Les jeudi 12 et vendredi 13 juillet 1945, les pièces constituant le mécanisme d'explosion interne de la bombe-test quittèrent clandestinement Los Alamos sur une voie secrète construite pendant la guerre. On les amena au terrain d'essai de « Jornada del Muerto » (Voyage de la mort), non loin du village d'Oscuro (Sombre) et de la petite ville d'Alamogordo. Là, s'élevait déjà au milieu du désert une haute tour métallique sur laquelle on devait placer la bombe. Ce mois de juillet étant exceptionnellement orageux, on décida de la hisser sur cette tour le plus tard possible. Une bombe de mêmes dimensions, garnie d'explosif ordinaire et suspendue à titre d'essai quelques jours d'avance, fut touchée par la foudre et explosa avec une forte détonation.
Le « coeur » de la bombe fut monté dans un vieux ranch sous la direction du docteur Robert Bacher, chef de la division pour la physique des bombes à Los Alamos. « Il y eut», dit le rapport du général Farrell, représentant le général Groves lui-même, « quelques minutes désagréables quand un incident se produisit dans le montage d'une partie importante de la bombe. Tout l'appareil avait été réalisé mécaniquement selon les mesures les plus précises. Cette partie n'était qu'à demi montée lorsqu'une pièce se coinça et arrêta tout le travail. Sans se départir de son calme, le docteur Bacher assura qu'on viendrait à bout de la difficulté. Trois minutes après, ses dires se vérifièrent et le montage se termina sans autre incident. »
Les atomistes qui n'avaient pas quitté Los Alamos la semaine précédente, en vue des derniers préparatifs, se tenaient maintenant en alerte. Pourvus de vivres et, sur l'ordre exprès de la direction, d'un « snake bite kit » (trousse contre les morsures de serpents), ils étaient prêts à partir à tout moment. Les 14 et 15 juillet, de gros orages accompagnés de grêle éclatèrent sur Los Alamos. Dans la plus grande baraque commune, habituellement salle de cinéma, le chef de la « Theoretical Division », Hans Bethe, s'adressa aux futurs témoins de l'expérience, dont un grand nombre apprit à ce moment-là seulement l'objet et le but de leurs travaux, et conclut par ces mots : «D'après les estimations humaines, l'expérience doit réussir. Mais la nature se conformera-t-elle à nos calculs ?» Puis tout le monde s'embarqua dans des autobus camouflés pour un voyage qui devait aboutir au terrain d'essai, distant de quatre heures de route.
A deux heures du matin, tous les participants étaient à leurs places respectives au «camp de base», à 17 000 yards (15 km 500) du « point zéro », la tour qui portait l'arme nouvelle non encore expérimentée, résultat de leur travail de deux années. Ils essayaient les lunettes noires qu'on leur avait données et s'enduisaient le visage à la lumière artificielle d'une crème antisolaire. Les haut-parleurs disséminés sur tout le terrain diffusaient de la musique de danse. De temps à autre, on recevait des informations sur l'état des préparatifs. Le mauvais temps fit retarder le moment du « shot» fixé à quatre heures du matin.
A la station de contrôle, située à 10 000 yards (9 km 140) de la tour seulement, Oppenheimer et Groves se demandaient s'il fallait remettre l'essai à plus tard. «Pendant presque toute la durée de l'attente, nous sortions sans cesse et scrutions l'obscurité pour découvrir les étoiles, rapporte le général Groves. Puis nous essayions de nous convaincre mutuellement que les rares étoiles visibles devenaient plus claires. » Après consultation des météorologistes, on décida enfin de faire exploser la bombe-test à cinq heures et demie du matin.
A cinq heures dix, le physicien atomiste Saul K. Allison, suppléant d'Oppenheimer, l'un des vingt hommes affectés au «control room » commença d'indiquer l'heure. Presque au même moment, le général Groves, qui avait quitté la station de contrôle pour se rendre au « camp de base », à un peu plus de six kilomètres en arrière, donnait les dernières instructions au «personnel scientifique » : mettre des lunettes et s'allonger sur le ventre en détournant le visage. On pouvait craindre en effet que ceux qui regarderaient la flamme sans se protéger ne devinssent aveugles.
Pendant les derniers instants d'attente, dont chaque minute sembla durer des siècles, on parla à peine. Tous suivaient le fil de leurs pensées, mais ce n'étaient pas visions d'apocalypse, autant qu'ils puissent s'en souvenir. La plupart semblent sêtre inquiétés du moment où ils pourraient abandonner leur station allongée inconfortable et apercevoir quelque chose du spectacle attendu. Fermi, toujours à l'affût d'une expérience, tenait à la main des bandes de papier qui devaient lui servir à mesurer la pression de l'air et évaluer aussitôt par ce moyen la violence de l'explosion. Frisch se proposait d'enregistrer le phénomène dans sa mémoire aussi exactement que possible en rie se laissant influencer ni par les sentiments ni par les préjugés. Groves se demandait pour la centième fois. si toutes les mesures étaient prises pour une évacuation rapide en cas de catastrophe, et Oppenheimer supputait avec une crainte égale les chances d'échec ou de succès de l'expérience.
Puis tout se déroula avec une rapidité inconcevable. Personne ne vit directement la première lueur fulgurante du feu atomique. On ne perçut que le reflet blanc dans le ciel et sur les montagnes. Ceux qui osèrent se retourner distinguèrent le globe de feu lumineux, sans cesse grossissant. «Mon Dieu, je crois que les " long-hairs " ont perdu le contrôle », s'écria un officier supérieur. Carson Mark, l'une des personnalités éminentes de la division de physique théorique, pensait - bien que sa raison lui affirmât l'impossibilité de cette hypothèse - que le globe de feu allait croître jusqu'à embraser ciel et terre.
A ce moment, chacun oubliait ce qu'il s'était proposé de faire, comme paralysé par la violence de l'explosion. Oppenheimer, cramponné à un pilier de la station de contrôle, se rappelait soudain ce passage de la Bhagavadgîtâ, poème sacré des Hindous :
« Si la lumière de mille soleils
Eclatait dans le ciel
Au même instant, ce serait
Comme cette glorieuse splendeur... »
Puis, lorsque le nuage géant, sinistre, s'éleva, là-bas, au-dessus du « point zéro », un autre passage d'un poème hindou lui revint en mémoire :
je suis la mort, qui ravit tout, qui ébranle les mondes. »
Ainsi avait parlé Sri Krishna, le sublime, qui règne sur le destin des mortels. Mais Robert Oppenheimer n'était qu'un homme à qui était échu un pouvoir trop grand.
Il est assez frappant que, parmi tous les assistants, aucun ne réagit aussi objectivement qu'il se l'était imaginé. Tous, même ceux qui étaient sans attaches ou même sans tendances religieuses - c'était la majorité - racontèrent l'événement en des termes empruntés aux domaines du mythe ou de la théologie. Le général Farrell par exemple : «Le pays tout entier se trouva baigné dans une lumière dévorante, bien plus violente que celle du soleil à midi... Au bout de trente secondes, l'explosion se produisit, la pression de l'air frappa durement les gens et les choses et, presque aussitôt, on entendit un grondement persistant et lugubre, pareil à un avertissement du Jugement dernier. A ce tonnerre, nous comprîmes que nous avions eu, êtres infimes, l'audace sacrilège de toucher aux forces jusqu'ici réservées au Tout-Puissant. Les mots ne suffisent pas à faire saisir à ceux qui n'ont pas vécu cet instant l'impression que nous éprouvâment dans notre corps, notre esprit et notre âme. Il faut avoir été là, pour se l'imaginer. »
Même un rationaliste comme Enrico Ferrai, qui, lors des discussions des semaines précédentes, avait répondu à toutes les objections de ses collègues : « Laissez-moi donc tranquille avec vos scrupuls cette bombe, n'est-ce pas de la belle physique ? » fut profondément ébranlé. Lui qui, d'habitude, ne laissait à personne le volant de son automobile se reconnut incapable de ramener celle-ci à Los AIamos et prit place à côté du chauffeur : « Il me semblait que la voiture bondissait d'un tournant à l'autre, survolant la ligne droite qui les séparait », déclara-t-il à sa femme après son retour.
C'est le général Groves qui se ressaisit le plus vite. Il put même consoler l'un des savants accouru presque en larmes, parce que l'explosion d'une violence inattendue avait détruit, à proximité du «point zéro », tous ses instruments d'observation et de mesure. « Eh bien, prononça Groves, si les instruments n'y ont pas résisté c'est que l'explosion devait être assez forte. Et c'est bien là ce que nous voulons surtout savoir. » Et, au général Farrell, il dit : « Finie la guerre. Avec un ou deux de ces engins, le Japon est liquidé. »