L'expérience d'Alamogordo avait démontré que la bombe atomique était une arme nouvelle d'une puissance extraordinaire. Les attaques de Hiroshima et de Nagasaki avaient prouvé son efficacité contre des villes à densité de population élevée. Il restait à la mettre en évidence contre du matériel de guerre, en particulier contre les différents types de navires de combat. Tel fut essentiellement le but des deux expériences de Bikini, qui eurent lieu en juillet 1946, sous le nom symbolique d' « Opération Crossroads » (« Opération Carrefour »), dirigée par l'amiral Blandy, de la section des armes spéciales de la Marine. Ce fut, de l'avis de tous les observateurs, un chef d'oeuvre d'organisation. 250 navires de toutes sortes et 42 000 hommes y prirent part. [...] (Voir le documentaire : "Radio Bikini", 56mn de Robert Stone, 1988 sur Youtube)
L'atoll de Bikini, dans les îles Marshall,
à 6 000 km de San Francisco, est un récif corallien
en fer à cheval, de 35 km de long et 18 km de large. Il
encadre une lagune constituant une magnifique rade naturelle,
profonde de 40 à 60 m. Les navires cibles de toutes catégories
(87 au total), depuis les cuirassés jusqu'aux transports
de troupe et aux navires de débarquement, avaient été
ancrés en des emplacements soigneusement choisis pour que
leurs avaries éventuelles fournissent le maximum de renseignements.
Pour la première expérience, les sous-marins étaient
en surface, et pour la deuxième en plongée. Des
caméras automatiques avaient été installées
au sommet de tours métalliques dressées sur le rivage
de l'île pour filmer les phases des explosions. Sur tous
les navires se trouvaient de nombreux appareils de mesure enregistreurs,
ainsi qu'une multitude d'animaux répartis sur les ponts,
les passerelles, dans les cabines, les chambres des machines et
les tourelles d'artillerie. Pour la première explosion,
on comptait 3 030 rats, 176 chèvres, 147 porcs, 109
souris, 57 cochons d'inde. Des canots automobiles sans pilotes
mesurèrent la radioactivité de l'eau de la lagune
avant que les équipes d'inspection et de sauvetage y pénétrassent ;
des hélicoptères y effectuèrent des prélèvements.
Des avions sans pilotes, venus de l'île de Kwajalein, à
300 km, Boeing B-17 «Fortress » et Gruman F-6
« Avenger », explorèrent le nuage
radioactif; ils étaient suivis chacun à 15 km par
un avion guideur, les pilotes observant les tableaux de bord par
télévision et réglant les évolutions
par télécommande. Sur les navires était entassé
du matériel de toute sorte chars, avions, vêtements,
vivres, munitions.
La première explosion, « Test Able »,
fut aérienne. La bombe fut lancée le 1 juillet 1946,
à 9 heures, par une Superforteresse B-29 « Dave's
Dream ». Le but fixé était le cuirassé
américain Nevada, dont la coque avait été
peinte en vermillon et les tourelles en blanc pour qu'il fût
bien visible. Par suite d'une erreur de visée, la bombe
explosa à 600 m de là, entre le porte-avions américain
Indépendance et le croiseur japonais Sakawa, à l'altitude
prévue de 300 m. Elle donna lieu aux mêmes phénomènes
que les trois explosions précédentes : éclair
insoutenable, boule de feu, nuage en champignon grimpant rapidement
à plus de 10 000 mètres et entraînant la plupart
des produits radioactifs de fission.
Voir le "reportage" sur le « Test
Able » des militaires US
de 1946.
Cinq navires furent coulés : deux transports et un
torpilleur immédiatement, le croiseur japonais Sakawa et
un autre torpilleur 24 heures après. Un sous-marin fut
gravement endommagé et le porte-avions Independence fut
ravagé par les incendies. De nombreux autres navires eurent
leurs mâts et leurs passerelles arrachés, leurs cheminées
écrasées.
L'action d'une explosion atomique aérienne peut, d'après
les constatations faites, se résumer ainsi :
- dans un rayon de 500 m autour du point de chute, tous les navires
de guerre sont coulés
- dans un rayon de 1000 m, tous sont gravement endommagés;
- dans un rayon de 1 500 m, les dommages parfois graves, sont
limités aux superstructures.
Il ne s'agit là que des
actions mécaniques sur le matériel celles des rayonnements
sur le personnel seraient loin d'être négligeables.
Les observations faites sur les animaux d'expérience n'ont
pas été publiées. On cite seulement le cas
d'une chèvre, placée dans une tourelle du cuirassé
Nevada, que l'épaisseur du blindage ne protégea
pas contre les rayons gamma et qui mourut quatre jours après
l'explosion. En gros, la moitié des animaux périrent.
Il est probable que si les navires faiblement endommagés
avaient possédé leurs équipages normaux,
ceux-ci n'auraient pas été mis immédiatement
hors de combat (les munitions restaient indemnes), mais auraient
péri dans un délai de quelques jours du fait de
l'irradiation.
La deuxième expérience, « Test Baker »,
fut une explosion sous-marine à faible profondeur, c'est-à-dire
dans des conditions entièrement nouvelles. Les rumeurs
les plus fantaisistes et les plus alarmantes circulèrent
avant l'opération, prédisant de gigantesques cataclysmes
qui résulteraient de l'amorçage d'une réaction
en chaîne dans les oceans. Il n'en fut heureusement rien.
La bombe avait été logée dans un caisson
en ciment accroché à une dizaine de mètres
de profondeur sous un navire de débarquement, le LSM-60.
L'explosion eut lieu à 8h35 le 25 juillet. Elle provoqua
la brève apparition d'un
dôme liquide lumineux qui disparut
sous une nuée légère. Celle-ci se dissipa
rapidement, révélant une énorme colonne d'eau
de 700 m de diamètre, qui s'éleva à
plus de 1 500 m de haut, surmontée d'un champignon
de vapeur, et retomba en cataracte sur les navires avoisinants.
A sa base prit naissance une énorme vague turbulente, en
forme d'anneau, de plus de 300 m de hauteur. Elle progressa
en s'élargissant à partir du centre, tandis que
sa hauteur décroissait. A 400 m elle dépassait
encore 30 m de haut.
Neuf navires furent coulés le cuirassé américain
Arkansas (26 000 t), pris dans la colonne d'eau, disparut ;
les photographies montrèrent une tache noire sur cette
colonne, due probablement au mazout échappé de la
coque éclatée. Trois bâtiments plus petits
et trois sous-marins coulèrent immédiatement. Le
porte avions Saratoga (33 000 t), à 600 m du
centre de l'explosion, coula 8 heures plus tard. Le cuirassé
japonais Nagato, de 40 000 tonnes, sombra après cinq
jours.
Il est probable que certains
des navires endommagés auraient pu être maintenus
à flot si les équipes de sauvetage avaient pu y
monter. Mais la radioactivité l'interdisait.
En effet, contrairement à ce qui se passe dans une explosion
aérienne où les produits de fission sont entraînés
en presque totalité dans la très haute atmosphère,
tous les corps radioactifs dangereux demeurent dans l'eau. De
plus, l'énorme flux de neutrons émis lors de la
fission est absorbé par le sodium, le chlore et les autres
constituants de l'eau de mer pour former des isotopes radioactifs
qui s'ajoutent aux produits de fission. Comme l'eau ruisselle
sur les navires quand la vague géante les atteint, ils
se trouvent gravement contaminés, souvent en des endroits
difficilement accessibles : manches à air, prises
d'eau des condenseurs, tuyauteries diverses, etc. Dans les premières
heures qui suivent l'explosion, les produits de fission livrés
par l'explosion équivalent au total, du point de vue radioactivité,
à des centaines et peut être à des milliers
de tonnes de radium. Leur activité décroît
en général rapidement, mais il ne fut pas possible,
à Bikini, d'approcher la zone centrale avant quatre jours.
Sur certains navires, huit jours après l'explosion, il
n'était pas prudent de demeurer plus de quelques minutes.
Quelques navires, malgré le
travail des équipes de décontamination (enlèvement
des peintures à l'acide et au jet de sable), demeurent
encore radioactifs.
Voir le
"reportage" sur les deux tests « Able »
et « Baker » des militaires US de 1946 (la vidéo a été
restaurée et colorisée).
En résumé, on peut dire qu'une explosion sous-marine
coule tous les navires dans un rayon de 1 000 m et les endommage
gravement dans un rayon de 1 500 m. Jusqu'à 4 km environ,
la radioactivité, par son action lente, menace gravement
les équipages.
Extrait de Science et Vie, hors série "L'âge atomique", 1950.
Lire: "Les
conclusions sur Bikini" par Bertrand Goldschmidt, membre
du comité scientifique du CEA, Atomes n°9, décembre
1946.