Le rapport Rasmussen, WASH-1400
- Reactor Safety Study -

(Lire: Petite histoire sociale d'un important document technique, extrait de Futurible2000 en Pdf)


GSIEN - Fiche technique n°30
La sécurité des réacteurs nucléaires de type américain* (Rasmussen)

1. LE RAPPORT  RASMUSSEN  OU l'INFORMATION TRUQUÉE 
     La publication d'une étude allemande de sûreté des réacteurs à eau légère, très sérieuse et très complète est donnée pour imminente.
Mais la pièce maîtresse des études de sûreté nucléaire reste le rapport Rasmussen (RSS = Reactor Safety Study, WASH-1400, oct. 1975[3]) avec ses 300 pages, fruit de trois ans et demi de travail, et qui a coûté 4 M. Sa conclusion la plus citée est condensée dans le célèbre graphique qui montre que les accidents des réacteurs à eau légère sont comparables, en fréquence et en gravité des conséquences, aux chutes météorites. L'objectivité scientifique y a été invoquée pour ne comparer que ce qui est comparable: la mortalité par effet immédiat. On n'y a pas tenu compte, notamment, de la mortalité différée, sous prétexte qu'elle est peu étudiée pour les autres types d'accidents, tout en montrant ailleurs dans le même rapport que, pour le cas des réacteurs à eau légère, elle peut être supérieure d'un facteur 700 à la mortalité "immédiate". Cet exemple classique de truquage de l'information fait l'objet de la fiche technique n°20[4]. Parmi les nombreuses critiques du RSS[5] et d'autres études de sûreté, les plus fouillées proviennent de l'UCS (Union of Concerned Scientists[6]) qui se sert d'un outil de travail récent et très américain, le Freedom of Information Act, qui permet aux citoyens américains l'accès à tout document officiel non soumis au secret militaire. Est-il bien vrai que l'Europe suit les USA à cinq ans de distance? L'UCS analyse[7] les dessous de l'étude Brookhaven de 1957 (WASH-740) et de sa mise à jour jamais publiée, ainsi que les 50.000 pages de documents de travail du RSS. On y trouve une multitude d'informations croustillantes sur les imbrications avec l'industrie et la Commission de l'Energie Atomique (AEC) d'un groupe de travail dont l'indépendance était vantée, et les meilleures critiques techniques, celles des experts de l'AEC, dont le rapport final ne tint pas compte. Nous allons résumer cette analyse, et la compléter parfois sur des points de détail.

2. LE RAPPORT DE BROOKHAVEN (WASH-740)
     En mars 1957, l'AEC soumit au Congrès Américain l'étude WASH-740 qui ne chiffrait pas encore la probabilité d'un accident grave, mais qui donnait ses conséquences possibles: 3.400 morts, 43.000 blessés, 7 milliards de dollars de dommages matériels, pour un réacteur de 500 MWth (150 MWe), situé à 50 km d'une grande ville. Il faut se rappeler le climat particulier de l'époque. Après le premier succès de Westinghouse, qui avait, dès 1954, équipé le Nautilus d'un PWR, le gouvernement américain, conseillé par ses scientifiques, faisait de gros efforts pour inciter l'industrie et les producteurs d'électricité à s'engager dans le nucléaire civil. L'AEC commanditait et cofinançait les premières centrales électronucléaires. Le rapport WASH-740 atteignit son but, qui était de convaincre le Congrès à voter le Price-Anderson Act, proposé par l'AEC. Cette loi était destinée à vaincre les réticences des producteurs d'électricité en limitant, pour la première fois dans l'histoire des pays industrialisés, leur responsabilité civile à 60 millions de dollars, et ceci pour une période de «lancement» de dix ans. En cas d'accident grave, le gouvernement devait intervenir avec des indemnisations supplémentaires limitées à 500 millions de dollars.
     Les principaux pays européens imitèrent rapidement les USA en tout ceci.

3. LA MISE A JOUR DE WASH-740 (WASH 740 UPDATE)
     En 1964/65, à l'approche de la date d'échéance du Price Anderson, l'AEC entreprit de mettre à jour l'étude de WASH-740, en espérant démontrer la maturité maintenant acquise par l'industrie électronucléaire. Hélas, on dut constater qu'on ne savait toujours pas garantir le confinement des gaz radioactifs en cas de fusion du coeur, et que la gravité des accidents augmentait avec la puissance des réacteurs. C'était la période d'expansion de l'industrie nucléaire, et l'AEC décida de ne pas publier un rapport qui ne pouvait qu'alarmer le public. Le Priee Anderson Act fut prorogé de dix ans.

4. LA FIABILITÉ du ECCS (Emergency Core Cooling System)
     En revanche, l'AEC se rendit compte de l'importance cruciale du ECCS (Système d'Urgence de Refroidissement du coeur) qui devait empêcher toute fusion du coeur, à tel point qu'il se résolut à entreprendre des tests expérimentaux. Jusqu'alors, on s'était borné à prouver l'infaillibilité du ECCS par le calcul. Mais les tests effectués à ldeho en 1970/71 sur une maquette de réacteur chauffée électriquement, montrèrent qu'en cas d'un accident par perte de refroidissement (LOCA), l'eau du ECCS, plutôt que de refroidir le coeur s'en allait par le même chemin, par où l'eau du circuit primaire s'était échappée. L'AEC était désormais en crise, et devait le rester jusqu'à son éclatement fin 1974. Une politique sommaire et volontariste d'homologation du ECCS et d'autorisation de nouvelles centrales s'accompagna d'une autocensure stricte face au désarroi croissant des scientifiques de l'AEC.

5. LE RAPPORT RASMUSSEN (WASH-1400)
     Devant les premiers remous dans l'opinion publique peu encline à s'en remettre à un système de sécurité aussi aléatoire, une évidence s'imposa: il fallait à la fois calculer la probabilité d'un accident grave, et montrer qu'elle était négligeable. Plusieurs documents attestent que c'est bien cette double tâche qui fut confiée, en mars 1972, au groupe présidé par le professeur N. RASMUSSEN, du MIT (Institut de Technologie du Massachussetts), personnalité indépendante. Il ne reste plus rien de l'indépendance de M. RASMUSSEN vis-à-vis de l'industrie nucléaire. Quand il avait encore la charge du RSS, il était déjà conseiller de la Reddy Communications, firme spécialisée dans les relations publiques et l'industrie nucléaire. 
     Le rapport préliminaire fut publié en août 1974, le rapport final à la fin octobre 1975, juste à temps pour le troisième débat parlementaire sur le Price Anderson Act.
A la fin de 1975, la validité de la loi fut prorogée jusqu'en 1987, cette fois-ci avec la clause que la part de garantie assumée par le gouvernement devait progressivement être prise en charge collectivement par tous les détenteurs de licences de centrales nucléaires. Quant à la limitation globale de la garantie à 560 millions de dollars, elle a résisté vaillamment à la dépréciation du dollar et à la multiplication par huit de la puissance des réacteurs. L'amendement du Sénateur M. GRAVEL, visant à supprimer la limitation de la responsabilité civile, fut rejeté à une écrasante majorité. Quant au RSS, dont la publication fut patronnée par la NRC qui avait pris la suite de l'AEC, le rapport de l'UCS dévoile un certain nombre d'irrégularités et d'incongruités: nous allons en citer deux.

6. QUALITY ASSURANCE / QUALITY CONTROL
     La conformité et le contrôle de la qualité des matériaux constituent le problème dominant de la sûreté nucléaire. Le Dr. E. GILBERT était chargé du chapitre correspondant du RSS. Deux notes à ses collaborateurs, d'octobre et novembre 1973, font étalage de ses perplexités devant l'énormité de la tâche qui lui est assignée: obtenir de manière scientifique et crédible, et en un temps limité, un résultat établi d'avance. Il voit deux solutions possibles:
     a) Analyser l'ensemble de la question pour les deux réacteurs-témoins analysés par le RSS, mais le travail est énorme, il faudrait aller voir tous les sous-terrains, etc., trop de défauts pourraient apparaître et enfin, «les faits pourraient ne pas appuyer nos conclusions prédéterminées»  ou bien,
     b) Se limiter aux tests effectivement conduits par l'AEC; les dossiers sont dans ce cas faciles d'accès, mais la confiance du public risquerait d'être ébranlée au cas où ces inspections très incomplètes auraient révélé des défectuosités majeures. Une solution de compromis est élaborée en détail dans le deuxième mémorandum de M. Gilbert. La stupéfiante conclusion de ce débat, dont on ignore la suite, est que le rapport Rasmussen ne contient pas de chapitre sur la conformité et le contrôle de qualité.

7. LES AUDITIONS INTERNES D'EXPERTS
     Deux mois avant la publication du rapport préliminaire WASH-1400 Draft, les parties déjà prêtes furent examinées pendant deux semaines, en juin 1974, par douze experts de l'AEC et indépendants. Le ton général des commentaires était favorable pour le calcul des probabilités, et défavorable pour le modèle des conséquences, qui fut complètement refait pour le rapport définitif... cette fois sans audition interne d'experts. Parmi les critiques formulées par ces experts, le rapport de l'UCS reproduit celles qui remettaient en cause la méthode ou les hypothèses utilisées, et qui furent donc écartées. D. KLEITMAN, du MIT, qui est spécialiste en statistique et probabilités, ce qui n'est pas le cas pour son collègue N. RASMUSSEN, relève le traitement incorrect des probabilités de probabilités, et conseille de multiplier toutes les probabilités d'accidents par 2,5. Il obtenait ainsi une probabilité de fusion du coeur de 1/7.000 par réacteur et par an, contre 1/17.000 des rapports (préliminaire et final). L'UCS souligne, ici et ailleurs, la manière publicitaire dont l'AEC, et ensuite la N RC utilisaient le RSS. Dès janvier 1974, la fougueuse présidente de l'AEC, Dixy Lee Ray, avait annoncé devant le National Press Club, la publication imminente du RSS, et relevé une probabilité quasi nulle de fusion du coeur. de 10-6... Aussi bien. S.H. HANAUER que R. DE YOUNG soulignent la prédominance des "common mode", pannes simultanées et corrélées de plusieurs systèmes dans une situation où la probabilité de panne des systèmes individuels est très faible "<10-3", et ils déplorent l'absence d'analyse des pannes multiples corrélées qui ont effectivement eu lieu, ainsi que des "near misses" (des accidents évités de justesse). R. de Young dresse une liste impressionnante de pannes possibles dont le RSS ne parle pas, alors qu'il se dit exhaustif. R. de Young qualifie comme "totalement inacceptable" le fait que la possibilité de sabotage ne soit pas considérée dans le rapport.
     Dès la parution du rapport préliminaire, l'AEC organisa une deuxième étude critique qui dura deux mois et révéla que le rapport tenait insuffisamment compte des tremblements de terre et ne considérait ni la perte de la salle de contrôle, ni l'abandon du réacteur, ni la possibilité d'incendies majeurs (sept mois après la publication du rapport final, l'incendie dans les galeries du réacteur de Browns Ferry faillit provoquer une fusion du coeur!). Enfin, la généralisation des résultats à l'ensemble des PWR et BWR était problématique. Mais S.H. Hanauer, qui avait dirigé cette étude, rassura N. Rasmussen, le 5 décembre 1974: elle n'entraînerait "aucune difficulté" pour le rapport final. En février 1975, le nouveau président de la NRC nouvellement créée, fit part à la Commission du Congrès de son intention de passer en revue, et le rapport final et les commentaires du public avant de le publier. Mais, pressé par le débat sur la prolongation du Price-Anderson Act, il autorisa la publication du rapport final, le 30 octobre 1975, et l'endossa sans autre effort critique.

8. LE PROGRAMME LOFT
     Après les essais infructueux du ECCS de 1970/71, l'AEC ne s'était pas bornée à commanditer le RSS, mais avait décidé de construire un vrai réacteur expérimental de 55 MWth (LOFT) pour y faire des tests de ECCS plus réalistes. Ce programme a connu des difficultés budgétaires et techniques. Les rares informations qui filtrent dans la presse spécialisée donnent à penser que seuls des tests non nucléaires ont été effectués avec succès, à partir de 1976.
     Actuellement, en 1978, il semble qu'on ait jugulé un LOFT sans trop de problèmes, simplement il reste à prouver qu'il est possible de l'étendre aux réacteurs de puissance où la configuration est difficile et où les puissances développées sont beaucoup plus considérables.

La Gazette Nucléaire n°28, juillet-août 1979.

* Le lecteur européen (et a fortiori japonais) n'omettra pas de multiplier ultérieurement par le rapport entre la densité de la population locale et celle autour de Surry et Peach Bottom, les deux réacteurs qui font l'objet du RSS.

 

Références
1.
"Les conséquences graves dans les Centres de retraitement et dans les Centrales nucléaires". Rapport et interprétation de deux études confidentielles d'août et novembre 1976 de l'Institut de Cologne pour la Sûreté des Réacteurs, dans Écologie-Hebdo n°264.
2. M. SENE: "Analyse critique du Rapport de l'Institut de Sûreté des Réacteurs de Cologne", GSIEN, fiche n°24 (janvier 1978).
3. WASH-1400 (NUREG 75/014), octobre 1975.
4. D. LALANNE, Fiche technique GSIEN n°20, avril 1977.
5. L'étude APS: Rev. of Mods Physics 47, Suppl. n°1, été 1975.
    Commentaires et résumés: Science, Vol. 192, p. 1312, juin 1976.
    Le numéro de septembre 1975 du Bulletin of the Atomic Scientists.
6. H.W. KENDALL et al., Preliminary Review of AEC Reactor Safety Study (UCS, Cambridge, Mass. Déc. 1974).
    H.W. KENDALL, Nuclear Power Risks (UCS, Cambridge, Mass, June 1975). 
7. D.F. FORD, A History of Federal Nuclear Safety Assesment (UCS, avril 1977, env. 140 p., disponible au GSIEN).