Réunion avec Jinzaburo
TAKAGI (M. Tagaki, qui est universitaire, travaille depuis
36 ans sur le nucléaire et compte au nombre de ses opposants
résolus depuis 24 ans. Il participe à l'association
d'information des citoyens sur le nucléaire Citizen Nuelear Information Center (1)
depuis plus de vingt ans.)
A la demande de l'association franco-japonaise Culture plurielles
(130, avenue Parmentier 75011 Paris), le comité Stop-Nogent a organisé
une réunion le 6 février pour accueillir Jinzaburo
Takagi, qui était de passage en Europe. Des membres du
GSIEN, De Bulle Bleue, de WISE Paris, de Robin des Bois et de
Stop-Nogent ont assisté à cet exposé suivi
d'une discussion (la traduction simultanée était
assurée par deux membres de Cultures Plurielles). Le sujet
central a été constitué par l'accident survenu
dans le surgénérateur de Monju en décembre
1995
La centrale de Monju (280 MW), équivalent du surgénérateur "Phénix", a connu bien des problèmes au cours de sa construction. Elle est enfin entrée en service au mois d'août 1995. Le 8 décembre, une fuite importante de sodium, plus de deux mètres cubes, s'est produite à partir de la boucle C du circuit secondaire, à la suite de la rupture d'une sonde thermométrique. Cet accident est d'une grande portée, bien que d'autres, plus graves, soient évidemment possibles. Il n'y a pas eu de conséquences sur le circuit primaire, et donc pas de fuite radioactive. Mais il se pourrait qu'il y ait eu une fuite de tritium du primaire vers le secondaire.
L'INCOMPÉTENCE DU PNC
Cet accident a surtout montré que l'industrie nucléaire japonaise n'avait pas d'expérience avec les accidents de sodium. PNC (Power Reactor and Nuclear Fuel Development Corp.) est une entreprise qui gère l'installation, sous contrôle de l'État. Non seulement cette société s'est avérée incompétente, mais elle a tenté de cacher la portée de l'accident vis-à-vis de la presse et de l'État. La centrale n'a pas été arrêtée aussitôt la fuite connue (les signaux en salle de contrôle ont été mal interprétés). PNC n'avait pas prévu de politique face à un tel accident. Elle ignorait ce qui se passait sur le lieu de la fuite.
L'incendie a été très violent (des structures métalliques ont fondu, ce qui indique une température de plus de 1500°C). Comme le système d'alarme n'était prévu pour fonctionner qu'en cas de baisse importante de sodium dans le réservoir, l'arrêt d'urgence n'a pas fonctionné. Après 90 minutes, un employé est allé voir dans la zone (enfumée) et le personnel a déclenché un arrêt manuel et progressif de la centrale.
D'après les spécifications techniques, il ne devait pas y avoir de problème pour le fonctionnement de la centrale tant que la fuite ne dépassait pas 150 mètres cubes ! Presque tout le sodium de ce circuit aurait dû pouvoir s'échapper et être recueilli dans un réservoir de drainage. Le risque de réaction entre le sodium et l'air était considéré comme peu important. Les mécanismes prévus d'évacuation du sodium n'ont pu être mis en oeuvre tout de suite (la température du sodium dans les canalisations, 500°C, excédait ce que la cuve prévue pour le récupérer pouvait supporter. Il a fallu attendre que le métal liquide refroidisse jusqu'à 300°C).
Dans la salle où s'est produit l'incendie, passait une gaine de climatisation, ce qui était une erreur de conception importante. En effet, le feu a éventré cette canalisation et des émanations se sont répandues dans une partie au moins du bâtiment réacteur, ce qui a entraîné l'apparition de dépôts chimiques qu'il sera délicat de neutraliser. Cette conséquence implique à elle seule un arrêt de longue durée de la centrale. D'autre part, le sol de la salle n'était pas en béton (pour éviter une réaction entre le sodium et l'eau contenue dans le béton en cas de fuite), mais en acier inox. Or, le sodium a réagi avec ce matériau. Il y a eu une production d'oxyde de sodium (soude) et de chaleur.
FATIGUE MÉTALLURGIQUE
L'origine de l'accident, la rupture de la sonde thermométrique, provient d'un phénomène de fatigue métallurgique : des turbulences du sodium liquides ont entraîné des vibrations intolérables pour le matériau après trois mois de fonctionnement. Si le réacteur avait fonctionné à 100 % de sa puissance (au lieu de 40 % depuis quelques mois), le problème serait apparu au bout de cent heures. Il apparaît donc que PNC manquait singulièrement de préparation technologique. Une telle fatigue métallurgique aurait pu se produire dans le circuit primaire, et les conséquences auraient alors été d'une toute autre gravité.
La cause la plus profonde de l'accident de Monju vient de ce que, au Japon, PNC est la seule instance à s'occuper de la filière surgénératrice. Il n'y a pas d'organisme indépendant de contrôle. Les informations ne sont pas rendues publiques et les groupes antinucléaires n'ont pas accès aux données qui leur permettraient de critiquer avec précision le fonctionnement du nucléaire. On retrouve là une vérité fondamentale, à savoir que pour le nucléaire, la démocratie et les mesures de sécurité sont liées (ce thème est défendu depuis longtemps par les antinucléaires japonais, notamment M. Tagaki).
LES DISSIMULATIONS
L'autre aspect du problème, c'est la manière dont la portée de l'accident a été cachée. Les photographies significatives de l'ampleur de l'incendie ont été dissimulées par PNC. Mais les fonctionnaires de la préfecture de Fukui (dont l'exécutif est élu) ont exigé d'aller vérifier. Ce sont eux qui ont diffusé les preuves de la gravité de l'accident. Le siège de la société PNC a maintenu son attitude de dissimulation, en prétendant ne pas avoir été informé par les responsables locaux de la centrale (2). Pour la population japonaise, il y a eu là une perte de confiance considérable vis-à-vis des responsables techniques, mais aussi de l'organisme de tutelle chargé de contrôler PNC. Cette réaction s'inscrit dans l'atmosphère générale qui résulte du tremblement de terre de Kobé et de l'incapacité des autorités japonaises à gérer les conséquences de ce désastre.
CONSÉQUENCES POLITIQUES
La méfiance vaut désormais pour toute l'industrie nucléaire au Japon. Récemment, les préfets (élus) de trois préfectures regroupant 60 % des centrales au Japon on demandé que l'État rende claire les causes et les responsabilités de l'accident. Ils ont exigé la transparence sur le nucléaire (par le biais de symposiums, d'auditions préalables, comme aux États-Unis, etc.), ainsi qu'une information spécifique sur l'industrie du plutonium. Ces préfets ont décidé de n'accorder aucun crédit à la politique du plutonium. Cela reflète une mutation profonde des mentalités dans des secteurs très variés de la société japonaise. Ces préfets ont décidé de n'accorder aucun crédit à la politique du plutonium d'ici là. Comme les essais de combustible mixte uranium-plutonium (Mox) dans les centrales « classiques » devaient avoir lieu dans ces trois préfectures, c'est toute la politique d'utilisation civile du plutonium qui est aujourd'hui mise en question au Japon. Or, l'accord de ces autorités locales est indispensable pour le démarrage de ces essais ! La filière Mox semble donc bloquée pour plusieurs années au moins. Cela aura sans aucun doute d'importantes conséquences sur les relations avec la France, étant donné qu'il existe un projet de faire produire le Mox pour le Japon à la Hague, par la Cogéma. Le gouvernement japonais et PNC poursuivent les négociations avec cette compagnie française pour ne pas se donner l'impression que les difficultés actuelles sont importantes.
Enfin, l'avenir de l'usine de Rokkasho-Mura (usine de « retraitement » du combustible utilisé pour extraire le plutonium) est également liée aux développements actuels de la situation. Beaucoup dépendra des forces des antinucléaires, qui se sont nettement renforcées au Japon après l'accident de Tchernobyl, notamment en 1988-1989. Mais si on a vu de puissantes manifestations, le mouvement a stagné depuis et n'est parvenu à arrêter aucune centrale. Ce bilan doit être nuancé par un facteur encourageant : les maires de cinq villages ont créé des précédents en consultant les populations locales, et les compagnies nucléaires inquiètes à l'idée de la tenue de référendums officiels ont arrêté les projets sur les quatre sites concernés par ces consultations locales.
L'enlisement de l'industrie atomique japonaise se vérifie à un autre critère : le délai séparant l'annonce d'un projet de centrale de sa mise en service prévue n'a cessé de s'allonger. Il est passé de sept à huit ans dans les années 70, à seize-dix sept ans aujourd'hui. Trois centrales sont encore en projet à ce jour. Depuis 36 ans en tout cas, c'est la première fois que M. Tagaki sent un changement profond de climat dans la société japonaise vis-à-vis du nucléaire.
La Gazette Nucléaire n°157/158, mai 1997.
1). CNIC 1-59+14-302, Higashi-nakano, Nakano-ku, Tokyo 164 Japon.
2) L'international Herald Tribune rapporte dans son édition du 15 janvier 1996 que Shigeo Nishimura, 49 ans, un des vice-directeurs de PNC, a tenu une conférence de presse pour expliquer que la direction de PNC était impliquée dans la dissimulation. Quelques heures plus tard, son corps a été retrouvé au pied de l'hôtel. Il aurait sauté du huitième étage. Il s'était excusé publiquement pour avoir contribué à dissimuler la vérité lors d'une conférence de presse le 12 décembre. Son rapport à la direction de PNC a été diffusé par l'agence Kyodo.
Silence n°202, mars 1996.
Silence n°201,
février 1996:
Importante
fuite de sodium à Monju
Le Monde, 20
décembre 1995:
Un
incident grave immobilise le surgénérateur japonais
de Monju