La vapeur sur cette photo est normale, elle n'a pas de rapport avec la fuite...

Contamination à Windscale le 26 septembre 1973
(Cette usine de Windscale a eu tellement d'accidents qu'elle a été rebaptisée Sellafield, mais en changeant de nom les accidents n'ont pas été annulés)

Le centre nucléaire de Windscale, dans le nord de l'Angleterre, joue vraiment de malchance. Le 26 septembre 1973, seize ans après l'incendie d'un réacteur, une quantité très importante de gaz radioactif se répand dans les sept étages du vaste bâtiment B204, où l'on procédait depuis quatre ans à la première phase du retraitement des nouveaux combustibles oxydes. Le bilan de l'accident est très lourd : trente-cinq employés gravement atteints, une installation contaminée à un point tel qu'il faudra attendre cinq années avant sa réouverture, le retraitement des combustibles oxydes compromis définitivement dans les installations existantes. Trois raisons qui font du deuxième accident de Windscale le plus grave jamais survenu dans une usine de retraitement. Or - le fait mérite d'être souligné - Windscale est l'un des grands centres nucléaires qui ont su acquérir une grande expérience industrielle.

Car il y a longtemps que la Grande-Bretagne s'était engagée dans la maîtrise de toutes les technologies nucléaires indispensables à ses programmes militaires et civils. Ce pays a même misé avant tous les autres sur l'utilisation à grande échelle de la chaleur de fission pour la production d'électricité : le premier réacteur au monde à fournir une puissance électrique importante (60 MWé) sera effectivement couplé au réseau, en août 1956, à Calder Hall, près de Windscale. Pour la première fois, la construction systématique de réacteurs mixtes, produisant à la fois de l'électricité et du plutonium pour les besoins militaires, est entreprise par les Britanniques ; ils adoptent la filière Magnox, analogue à la filière graphite-gaz-uranium naturel (UNGG), développée quelques années plus tard en France.

Les combustibles irradiés Magnox sont retraités dans des installations attenantes aux réacteurs, faisant de Windscale un véritable complexe nucléaire comparable à ceux de Hanford aux État-Unis ou Kychtym en URSS. Alors que la France ne fait que démarrer la première installation à Marcoule, la Grande-Bretagne devient le pays le plus nucléarisé d'Europe ; elle entre dans le club atomique des deux grandes puissances en 1952, après l'explosion réussie de sa première bombe.


Une grande expérience dans le retraitement

Pour en arriver là, la Grande-Bretagne a dû très vite dominer l'ensemble des techniques de réacteur, ainsi que d'extraction et de transformation du plutonium. En 1948 l'armée commence la construction à Windscale de ses premiers ateliers d'où sortira quatre ans plus tard la bombe. Parallèlement, une nouvelle usine est mise en chantier. Après son démarrage en 1952, Windscale-1 fournira pendant près de douze ans le plutonium militaire extrait des combustibles irradiés dans les réacteurs de Calder Hall puis de Chapelcross. Entre temps, à partir de 1954, la responsabilité de ces opérations est transférée aux autorités atomiques britanniques, l'United Kingdom Atomic Energy Authority (UKAEA), équivalent du Commissariat à l'énergie atomique en France. Pour des raisons évidentes de secret militaire, on ne connaît pas le tonnage exact des combustibles retraités à Windscale-1. Cette usine est remplacée en 1964 par un deuxième atelier de retraitement (B205). Avec une capacité de 2 500 tonnes de combustibles Magnox par an, Windscale-2 devient, et de loin, le premier centre de retraitement en Europe. C'est là que seront retraités les combustibles déchargés des réacteurs qui démarrent dans les années 1960 avec des puissances nettement plus élevées, du même ordre que celles des réacteurs français UNGG. L'usine de Windscale est arrivé ainsi à retraiter environ 18 000 tonnes de combustibles Magnox jusqu'en 1979, produisant quelques dizaines de tonnes de plutonium utilisé à la fois pour les besoins militaires (y compris semble-t-il ceux des États-Unis), et pour alimenter un prototype de surgénérateur de 270 MWé qui démarre à Dounreay, dans le nord de l'Écosse, en 1974. A titre de comparaison, pendant la même période l'usine UP-2 de La Hague, d'une capacité trois fois plus faible, n'a retraité depuis sa mise en service en 1966 que 3 440 tonnes de combustibles UNGG.

L'UKAEA a donc toutes les raisons d'être satisfaite. Il y a certes de temps en temps des rejets intempestifs de radioactivité dans l'environnement, ou des personnes contaminées à l'intérieur de l'usine ; mais que pèsent ces incidents, jugés au demeurant tout à fait mineurs par les responsables, devant les résultats impressionnants de l'usine de Windscale ?


Une activité commerciale jugée très fructueuse

Jusque-là, le retraitement n'était réservé qu'aux combustibles uranium métal, faiblement irradiés et issus des réacteurs Magnox anglais. Vers le milieu des années 1960, les autorités britanniques décident de faire du retraitement une activité commerciale, et s'intéressent donc au marché très prometteur offert par l'accroissement du nombre de constructions et de commandes de centrales nucléaires. Notons toutefois qu'il s'agit désormais de retraiter des combustibles oxydes, environ dix à vingt fois plus irradiés, déchargés des réacteurs à eau ordinaire.

A cette époque, la plupart des responsables de l'industrie nucléaire et de certains groupes industriels considère que le retraitement est promis à un bel avenir commercial. On sait que ces combustibles vont bientôt sortir comme un chaîne continue des réacteurs de puissance. Ce sont les années où l'optimisme est de rigueur, où la confiance des milieux industriels dans la suprématie prochaine de l'électronucléaire est véritablement totale.

Comment alors ne pas songer à la raréfaction à terme de l'uranium, ce combustible de base que ces réacteurs vont " brûler " en quantités de plus en plus grandes ? En effet seul l'isotope 235, le moins abondant dans l'uranium naturel, est consommé dans les réacteurs à neutrons thermiques. Heureusement, les ingénieurs ont mis au point une autre filière, celle des surgénérateurs qui utilise le plutonium, mélangé à de l'uranium naturel, comme combustible de base. Ce type de réacteur produit non seulement de l'énergie, mais convertit aussi l'uranium-238, l'isotope le plus abondant, en plutonium. Or, contrairement à l'uranium-238, ce corps est fissile et peut donc fournir à son tour de l'énergie, comme l'uranium-235. Cette propriété des surgénérateurs de produire plus de plutonium qu'ils n'en consomment, conduit théoriquement à multiplier par cinquante le contenu énergétique de l'uranium. Aussi, la grande majorité des responsables nucléaires des années 1960 prédit le développement rapide et inéluctable de cette nouvelle filière.

Les États-Unis, sous l'impulsion de l'AEC (Atomic Energy Commission) sont les premiers à se lancer dans cette voie, suivis par la Grande-Bretagne et la France (Dounreay et Phénix sont commandés en 1966). Mais comment obtenir le plutonium nécessaire, alors que ce corps n'existe pas à l'état naturel ? Il faut aller l'extraire des combustibles usés, déchargés des centrales nucléaires, où il se forme progressivement lors du bombardement continu des noyaux d'uranium-238 par les neutrons. Les quantités formées, après un séjour normal de trois ans du combustible au sein du réacteur, sont loin d'être négligeables et représentent une teneur d'environ 1 % en poids. Le retraitement, qui consiste précisément à récupérer ce plutonium, représente donc bien une étape incontournable. Cette activité permet en outre de séparer l'uranium restant, faiblement enrichi, dont on pensait alors qu'il pourrait être encore utilisé, moyennant un nouvel enrichissement.

Extrait de Sciences et Avenir n°215, janvier 1965.

Les premières estimations du coût de retraitement sont faites aux États-Unis. Elles indiquent des chiffres dérisoires, compensés d'ailleurs par la valeur des matières fissiles extraites, plutonium et uranium faiblement enrichi. Autant dire tout de suite que ces évaluations n'auront aucun rapport avec la réalité industrielle ni avec les difficultés de tous ordres que le retraitement commercial des combustibles usés va très vite rencontrer. En outre, la valeur attribuée au plutonium extrait était fixée par référence au coût de production de l'uranium, en tenant compte de l'équivalence énergétique entre l'uranium-235 et le plutonium. Cette équivalence, purement physique, était fondée sur la propriété pour un noyau de plutonium de fournir par fission à peu près la même énergie qu'un noyau d'uranium-235. C'était une méthode arbitraire qui ne réflétait pas le coût réel du retraitement. Cette approche était destinée à présenter le retraitement sous un jour économiquement très favorable et indispensable au plan de la sûreté de la gestion des déchets. Si l'on accepte ce point de vue, le plutonium peut être considéré alors comme un sous-produit inéluctable et pratiquement gratuit. On touche ici à un point central du débat - qui va apparaître bien plus tard vers la fin des années 1970 - sur la nécessité et l'intérêt de retraiter les combustibles dits " commerciaux ", ceux en fait qui n'interviennent dans la réalisation d'aucun objectif militaire direct (Voir l'excellente étude de Dominique Finon sur le sujet).


Les déboires du retraitement commercial

Des projets de construction d'usines destinées au retraitement des combustibles usés des centrales à eau ordinaire, s'élaborent donc un peu partout. Comme à l'accoutumé, ce sont les ÉtatsUnis qui lancent le coup d'envoi : une société privée, Nuclear Fuel Services (NFS), fortement subventionnée par l'État de New York et par les autorités fédérales, ouvre en 1966 la première usine à West-Valley dans l'État de New York. D'une capacité nominale de 300 tonnes par an, elle fermera définitivement ses portes en 1973, après avoir péniblement retraité 410 tonnes de combustible métal, peu irradiés, et 210 tonnes de combustible oxyde, c'est-à-dire provenant de réacteurs qui utilisent l'uranium sous forme oxyde. Ces derniers sont essentiellement les réacteurs commerciaux appartenant à la filière à eau ordinaire. Le fonctionnement de West-Valley a été plus que médiocre au cours de ces sept années : négligence vis-à-vis des employés qui reçoivent des doses nettement supérieures à celles qui étaient alors courantes dans ce type d'industrie ; dépassement dans certains cas de la dose réglementaire de 5 rem par an au cours des trois dernières années ; recours fréquent à des personnels temporaires qui n'étaient pas suivis médicalement ; rejets d'effluents radioactifs et chimiques dans l'environnement. En outre, il y avait alors si peu de combustibles irradiés disponibles dans les années 1960, que l'AEC avait dû s'engager à fournir à West Valley des combustibles métal provenant du réacteur N de Hanford, ainsi West Valley ne parvient pas à acquérir une véritable expérience dans le domaine des combustibles oxydes, pour lesquels le procédé de retraitement diffère sur un certain nombre de points de celui qui s'applique au combustible métal.


Un retraitement plus complexe que prévu

Les ingénieurs vont en effet constater que le retraitement des combustibles oxydes n'est pas une simple extrapolation de celui bien maîtrisé des combustibles métal. Les différences proviennent de la nature chimique du combustible, de son aspect physique et du taux de combustion (Le taux de combustion d'un combustible irradié représente la quantité d'énergie qu'il a produite et est directement lié à sa radioactivité. Il s'exprime en Megawatt*jour par tonne (MWj/t)) qui passe de 1500-3 000 MWj/t pour les seconds à plus de 30 000 MWj/t pour les premiers. En fait il y a un monde entre une usine classique retraitant le combustible métal, comme celle de WindscaIe-2, et une usine destinée au retraitement des combustibles oxyde. Pourtant dans les deux cas le combustible est dissous dans de l'acide nitrique ; la solution nitrique qui en résulte contient l'ensemble des produits, à l'exception de ceux - comme les gaz rares - qui sont volatils et qui s'échappent au moment de la dissolution. Cette solution est mise ensuite en contact avec un solvant organique capable de fixer préférentiellement et sous certaines conditions chimiques, le plutonium et l'uranium. Ce procédé d'extraction par solvant aboutit finalement à trois " lots " séparés : l'uranium, le plutonium et l'ensemble des produits de fission et des corps plus lourds que l'uranium (neptunium, américium, curium) qui constituent ce que l'on appelle les déchets de haute activité. Ceux-ci sont entreposés sous forme liquide dans de larges cuves refroidies en permanence, avant d'être éventuellement vitrifiés. Ce procédé d'extraction par voie humide, applicable à tous les combustibles, utilise de nos jours le tributylphosphate (TBP) comme solvant et s'appelle le procédé PUREX.

Cependant la phase initiale du procédé, celle qui se situe entre le moment où le combustible est entreposé en piscine de refroidissement et celui où il est mis en solution, est très différente pour les deux types de combustible. Ceux qui proviennent de la filière Magnox (ou UNGG) sont débarrassés de leur gaine en alliage d'aluminium soit mécaniquement sous eau, soit chimiquement par attaque à l'acide dilué. Les combustibles oxyde de la filière à eau, sont par contre entourés d'une gaine en zirconium qui ne se dissout pas dans l'acide. Pour ces derniers, l'assemblage de crayons de combustible doit être cisaillé en petits cylindres de 3 cm de longueur afin que l'acide nitrique bouillant (il s'agit de dissoudre un oxyde) puisse atteindre l'intérieur des crayons. Au cours de la dissolution, se déposent, outre les morceaux de gaines en zirconium, des produits insolubles, appelée " fines " parce qu'ils se présentent sous forme de petits grains de quelques microns de diamètre. Il est indispensable d'éliminer ces insolubles fortement radioactifs de la solution nitrique avant de l'envoyer dans les cycles d'extraction : c'est l'étape de clarification.

Il fallait donc un travail de mise au point à tous les niveaux, depuis l'appareil de laboratoire jusqu'au dispositif de taille industrielle en passant par le prototype. Apparemment les problèmes de fiabilité des nouvelles installations - qui étaient placés dans un environnement bien plus radioactif qu'auparavant en raison de l'augmentation du taux de combustion - avaient été largement sous-estimés, comme l'étaient d'ailleurs tous le problèmes annexes liés au traitement des déchets et effluents radioactifs générés par les procédés. Beaucoup d'argent fut investi à West-Valley en 1971, lorsque Nuclear Fuel Services décida d'augmenter les capacités de l'usine. Mais deux ans plus tard, en 1973, la compagnie refusa d'investir de nouvelles sommes pour apporter à l'installation les modifications substantielles qu'exigeaient de nouvelles règles de sûreté (nouvelles normes sismiques, obligation de vitrifier). Elle décida alors d'arrêter l'installation, en confiant à l'Etat de New York le soin de s'occuper des 2 millions de litres de solutions de très haute activité qui avaient été produits et dont elle ne savait que faire !


Une situation de panne généralisée

L'arrêt de West-Valley n'était que le sommet de l'iceberg : au début des années 1970 c'est toute l'industrie du retraitement oxyde qui se trouvait en situation de panne. Aux États-Unis en particulier, c'était la déconfiture. L'usine de Morris, construite par General Electric et fondée sur un tout autre procédé que PUREX (le procédé Aquafluor), devait démarrer en 1972 : les essais préliminaires indiquèrent qu'elle ne fonctionnerait jamais ; aussi fut-elle purement et simplement abandonnée. Un peu plus tard, une usine gigantesque, d'une capacité de 1 500 tonnes par an, fut construite à Barnwell par Allied-General Nuclear Services. Prête à démarrer en 1975, cette usine ne reçut pas les autorisations nécessaires de la NRC dont les normes réglementaires était devenues plus contraignantes. Depuis 1976, date du moratoire sur le retraitement commercial adopté par le président Carter, cette usine n'a jamais pu démarrer. Tous les efforts de l'administration Reagan pour relancer cette activité ont jusqu'à présent échoué, l'industrie privée américaine considérant ce secteur par trop risqué.

En Europe il s'était construit également à la fin des années 1960 quelques installations spécialisées dans le retraitement du combustible oxyde, à Mol en Belgique et à Karlsruhe en RFA. Là également, les tonnages retraités demeuraient très en dessous des capacités nominales de ces usines qui apparaissaient davantage comme des centres de mise au point d'une technologie délicate que des lieux de production. En revanche les résultats obtenus par Windscale dans le retraitement des combustibles Magnox donnaient à penser que ce centre " d'excellence " allait rapidement surmonter les diverses difficultés rencontrées jusquelà, et devenir le deuxième prestataire de retraitement au plan mondial après Barnwell.


L'accident

Au début des années 1960, l'UKAEA décide donc le retraitement des combustibles oxydes dans les installations existantes de Windscale. Un atelier destiné à la tête du procédé, spécialement conçu pour le combustible oxyde, est achevé en 1968. C'est le bâtiment B204 où, après un refroidissement en piscine, le combustible doit être cisaillé, puis dissout ; la solution obtenue, une fois débarrassée de ses insolubles, est ensuite envoyée dans la partie existante de l'usine de Windscale-2 pour l'étape de l'extraction. La capacité de retraitement de combustible oxyde, soit 400 tonnes par an, est limitée par celle de l'atelier B204.

Au plan commercial, Windscale est assuré du marché intérieur britannique. En effet, un nouveau type de réacteur, l'AGR (Advanced Gas-cooled Reactor) qui utilise un combustible oxyde légèrement enrichi est à ce moment-là à l'étude. Un premier exemplaire, le réacteur Dungeness B-1, sera effectivement commandé en 1965 mais ne sera couplé au réseau que dix-sept ans plus tard en 1982. Quatre autres suivront en 1967 et mettront entre neuf et dix ans pour produire leur premier kilowatt. Cette nouvelle filière ne jouera donc aucun rôle dans la première partie de l'histoire du retraitement oxyde en Angleterre. En revanche, les Britanniques signent avec des compagnies d'électricité étrangères un certain nombre de contrats et disposeront ainsi de combustibles oxydes pour leur usine de retraitement. Entre temps, pour marquer sa nouvelle vocation commerciale, Windscale change de propriétaire, et passe en 1971 sous le contrôle de BNFL (British Nuclear Fuel Limited), la société du cycle du combustible nucléaire, analogue à la COGEMA (Compagnie générale des matières atomiques) en France.

Extrait de Sciences et Avenir n°215, janvier 1965.

Entre la date de l'accident en 1973 et sa mise en service en août 1969, l'atelier B204 avait déjà retraité environ 120 tonnes de combustibles modérément irradiés à 10 000 MWj/t.

L'accident se produit au début d'une nouvelle campagne de retraitement lorsque des gaz fortement radioactifs, contenant du ruthénium-106, un produit de fission particulièrement radiotoxique, s'échappent d'un appareil, apparamment mal rincé après la campagne précédente. L'appareil incriminé est placé dans une enceinte blindée. Selon le Nuclear Installation Inspectorate qui démarrera très vite son enquête, ces gaz auraient été engendrés au cours de violentes réactions chimiques dégageant de la chaleur, qui se seraient produites entre des résidus insolubles contenant du ruthénium-106, des fines de zirconium (poussières produites lors du cisaillage des crayons gainés de zirconium) et du solvant. Ce dernier n'était pas du TBP, mais du Butex (bb dibutoxy-diéthyl éther), un produit dont l'usage a été abandonné depuis. Ce solvant se serait violemment décomposé, provoquant un dégagement très élevé de chaleur et l'inflammation du zirconium. L'importante augmentation de pression dans l'appareil aurait permis alors aux gaz, qui se trouvaient dans l'enceinte, de s'échapper le long de l'arbre d'entraînement de l'appareil. C'est ainsi que ces gaz ont pu se répandre dans tous les étages du bâtiment après avoir quitté la cellule blindée.


Conséquences sanitaires

La radioactivité de l'air à l'intérieur du bâtiment augmenta brutalement, atteignant en certains points cent fois la concentration maximale admissible. Aussi, n'est-il pas étonnant que les 35 employés, qui se trouvaient dans le bâtiment au moment de l'accident, aient tous subi, à des degrés divers, une contamination interne en respirant ce gaz radioactif.

Une personne a absorbé ainsi au niveau des poumons une activité de 40 microcuries qui aurait induit une dose cumulée sur cinquante ans de 1000 rem environ. Cette dose, très supérieure à la limite légale de 5 rem par an pour quelqu'un travaillant dans le nucléaire, augmenterait le risque de décès par cancer de plus de 10 %. Par ailleurs, rien que pour 1974, cette même personne a reçu 510 rem au niveau des poumons. Les autres employés auraient reçu des quantités plus faibles, de 0,01 à 5 microcuries, causant des dommages plus faibles : 4 personnes de 15 à 30 rem, et les 30 autres moins que 15 rem. Le gaz ne s'étant pas échappé vers l'extérieur, personnes d'autre, que ce soient des travailleurs ou le public, n'a été atteint par cet accident. Il faut souligner que tous ces niveaux de contamination dépassaient de loin les normes réglementaires.


Autres conséquences de ce qu'il faut bien appeler un accident

Ce qui venait de se produire à Windscale était-ce un simple incident, comme il s'en produit souvent dans les usines de retraitement, ou alors s'agissait-il réellement d'un accident ? Compte tenu des conséquences que cette affaire allait avoir, c'est d'un véritable accident qu'il s'est agi. En effet, pour ce qui est du retraitement des combustibles oxyde, le bâtiment B204 était un passage obligé de l'usine de Windscale. Or, il va se trouver que ce " sous-système " sera hors d'usage pendant les cinq années suivantes, au cours desquelles la radioactivité, du ruthénium-106 en particulier qui a une période d'environ un an, pourra décroître jusqu'à une valeur suffisamment basse. Ce laps de temps sera également mis à profit pour procéder à des travaux de décontamination du site. Réouvert en 1978, le bâtiment est définitivement fermé un an après à la suite d'un incendie.

L'accident de contamination met donc un terme au projet d'utiliser les installations existantes de Windscale pour le retraitement des combustibles oxydes. La compagnie BNFL ne renonce pourtant pas à cette activité, mais probablement consciente de l'ampleur des problèmes à résoudre et des investissements qu'il faudra consentir, elle s'oriente vers un projet de construction sur le site de Windscale d'une nouvelle usine appelée THORP (THermal Oxide Reprocessing Plant).

Notons que cet accident s'ajoute aux nombreux incidents qui se produisaient continuellement dans l'usine de Windscale (177 de 1950 à 1976), et aux contaminations répétées de l'environnement suite à des rejets continus d'effluents radioactifs dans la mer d'Irlande. Windscale devient le symbole de l'industrie nucléaire polluante et focalise l'attention des mouvements écologistes et des médias. La situation est telle que le gouvernement doit organiser en 1976 un examen public et contradictoire devant une sorte de cour de justice, présidée par un juge, le juge Parker. C'est le fameux " Windscale Inquiry " au cours duquel les promoteurs du projet THORP d'une part et tous ceux qui le critiquent d'autre part, en particulier les mouvements environnementalistes et des scientifiques indépendants de l'industrie nucléaire, pourront faire valoir leurs arguments. Tout le débat a porté sur la nécessité de retraiter ou non les combustibles usés, en tenant compte de considérations économiques et des implications socio-politiques et écologiques qui pourraient découler des choix effectués. A la suite de cette enquête approfondie, BNFL recevra finalement l'autorisation de démarrer le projet THORP. Actuellement en construction, THORP fonctionnera dans le courant des années 1990, probablement après l'usine équivalente UP-3 que construit actuellement la COGEMA sur le site de la Hague.


En guise de conclusion

Le type de démarche, suivi en Grande-Bretagne à propos de l'usine de Windscale et de son extension, n'est guère courant dans un pays comme la France. Le gouvernement français constitua cependant en fin 1981 un groupe indépendant, appelé la Commission Castaing, du nom de son président, chargé d'examiner la situation actuelle du retraitement en France et le problème des déchets. Cette initiative s'explique par le contexte nouveau créé par l'arrivée de la gauche au pouvoir, qui décidait en décembre 1981 un moratoire de quelques mois sur la construction de la nouvelle usine UP-3 et de poursuivre parallèlement le programme de construction de centrales nucléaires. Pour apaiser les critiques qui fusaient aussi bien de ses propres rangs que de ceux de ses alliés de l'époque, le gouvernement socialiste décida la création de la Commission Castaing. Mais, contrairement à la situation britannique, la construction des extensions de la Hague était déjà en cours au moment où cette commission démarrait ses travaux. Cette situation de " fait accompli " devait limiter pratiquement le champ d'intervention de la Commission Castaing à des recommandations, qui pour importantes qu'elles fussent, ne pouvaient remettre en cause les options déjà prises.

Tout en prenant acte des efforts entrepris par le CEA pour dominer les techniques de retraitement', la Commission a exprimé les plus expresses réserves à l'égard de la politique de gestion des déchets qui jusqu'à présent était le parent pauvre de l'industrie nucléaire. Elle n'a pas en revanche pu examiner en détail la possibilité d'un accident d'origine chimique, analogue à ce qui s'est passé à Windscale en 1973. S'il est vrai que l'on est censé rincer les récipients lorsqu'une campagne de retraitement est terminée, que l'on n'utilise plus le Butex comme en 1973 à Windscale, il n'en reste pas moins qu'un tel accident reste toujours possible - erreur humaine oblige -, même dans des installations modernes. Après tout, pourquoi une usine de retraitement, qui s'apparente à une usine chimique avec la radioactivité en plus, échapperait-elle à l'accident chimique, alors que celui-ci fait partie de la vie d'une usine chimique ? D'ailleurs les usines de retraitement connaissent continuellement des incidents ni plus, ni moins qu'ailleurs. Mais, parce que cela touche au nucléaire, les responsables tentent systématiquement de les minimiser, si ce n'est de les occulter, ce qui entraîne par ricochet des craintes parmi le public.

En conclusion, l'accident de Windscale a révélé qu'au début des années 1970 le retraitement des nouveaux combustibles oxydes n'avait pas encore atteint la maturité industrielle ; pire encore, que certains phénomènes chimiques (comme ceux à l'origine de l'accident) n'étaient pas encore tous compris et encore moins dominés. Depuis, comme l'a souligné la Commission Castaing dans son premier rapport, un effort considérable de recherche et de développement a été consenti pour tenter de dégager le retraitement de cette image de marque déplaisante que ces péripéties lui ont donnée dans le public. Mais cela s'est fait au prix d'un effort financier considérable l'extension des usines de la Hague aura coûté 40 milliards de francs selon l'estimation officielle du CEA) sans rapport avec les estimations financières des années 1960 (le devis de UP-3 a continuellement été révisé en hausse au fur et à mesure que progressait la construction). Malgré quelques défections, le carnet de commande des usines française et anglaise est rempli encore pour quelques années. Mais qu'en sera-t-il bientôt, lorsque la concurrence des Japonais fera son apparition sur le marché mondial du retraitement, où une régression de la demande apparaît comme étant par ailleurs tout à fait possible ? On peut, en effet, s'interroger sur l'avenir à terme de cette branche d'activité, lorsque l'on sait que le développement commercial des surgénérateurs est repoussé sine die et qu'une gestion sûre des déchets, issus des réacteurs, ne passe pas nécessairement par le retraitement ?

Extrait du livre: Les jeux de l'atome et du hasard,
de Jean-Pierre Pharabod - Jean-Paul Schapira,
Editions Calmann-Lévy, 1988.