Accidents impliquant le stockage de déchets
radioactifs et autres produits de fission provenant des réacteurs
et des usines de séparation du plutonium.
Les renseignements limités sur l'histoire du programme nucléaire soviétique, fournis essentiellement par des biographies de l'académicien Igor Vasilyevich Kurchatov, directeur scientifique et administrateur de ce programme et décédé en 1960 (67, 68), révèlent que la construction de la première bombe atomique soviétique dépendait de la production de plutonium. Les premiers réacteurs militaires furent construits dans l'Oural pour obtenir le plutonium nécessaire. Suivant le cycle habituel, la fission de l'uranium dans le réacteur nécessite un certain temps pour produire du plutonium, qui est ensuite séparé du reste du combustible dans des installations chimiques spéciales. La séparation du plutonium donne comme résidu un mélange complexe et varié d'isotopes fortement radioactifs. Un stockage sûr et approprié doit alors être prévu pour des centaines d'années, ce qui crée d'innombrables problèmes.
Chaque " décharge " d'un réacteur plutonigène laisse des millions de curies sous forme de déchets fortement concentrés. Beaucoup de ces isotopes ont une période relativement courte (quelques minutes, heures ou jours). Après plusieurs années, il reste deux isotopes particulièrement dangereux : le strontium 90 (vingt-huit ans de période) et le césium 137 (trente ans). Les produits gazeux de fission comme le carbone 14 sont généralement libérés dans l'atmosphère tout au long du cycle.
Les déchets de l'industrie nucléaire se présentaient initialement sous forme liquide (solutions acides ou neutres). Il existe maintenant des méthodes pour les solidifier, pour les transformer en blocs solides. Dans les années quarante et cinquante (et jusque dans les années soixante), la plupart des déchets durent être stockés longtemps d'une manière ou d'une autre sous une forme liquide. Le transport par mer et sur de longues distances de déchets concentrés et très fortement radioactifs présente des difficultés et des risques considérables, et ces déchets atteignent d'énormes quantités, jusqu'à des millions de litres. On construisit donc de grands conteneurs (cuves) en acier ou en béton armé pour les stocker le plus souvent sous terre.
Aux Etats-Unis, aux alentours des installations de Hanford, d'autres déchets liquides avec des concentrations inférieures de radioisotopes furent déversés dans des tranchées spéciales dont seules les parois latérales étaient bétonnées. Dans cette région, le niveau des nappes phréatiques est très loin de la surface du sol (plus d'une centaine de mètres), si bien que le sol situé sous les tranchées parut être un lieu de stockage offrant une sécurité suffisante pour les substances radioactives, capables de les isoler de l'environnement pendant des siècles.
Les deux situations les plus dangereuses surgirent au centre nucléaire de Hanford, qui était le plus vaste complexe industriel des Etats-Unis pour la production de plutonium au cours des années cinquante et soixante. Ceci nous permettra de mieux comprendre les causes probables du désastre de l'Oural.
Le premier accident est connu en ces termes, " fuite de la cuve 106-T ", où 435 000 litres de déchets liquides concentrés s'écoulèrent d'une cuve de stockage. Une analyse détaillée des causes et des conséquences de cet accident figure dans plusieurs publications (64, 69), dans les rapports présentés lors d'une audience spéciale devant le Comité du Congrès des Etats-Unis pour l'Energie Atomique (70), et dans le rapport établi sur cet accident par la Commission de l'Energie Atomique des Etats-Unis (71).
Le centre atomique de Hanford est situé près de la ville de Richland, dans l'Etat de Washington, dans une réserve désertique d'environ 2 500 kilomètres carrés. Il a été créé pour produire du plutonium pendant la deuxième guerre mondiale. Neuf réacteurs y restèrent en exploitation pendant vingt-cinq ans, permettant la production de plusieurs dizaines de milliers de kilogrammes de plutonium et plus de 300 millions de litres de déchets concentrés s'accumulèrent. Les solutions furent évaporées lentement pour réduire le volume de déchets liquides. La masse solide des sels ainsi formés fut transférée et stockée dans des conteneurs d'acier. Cependant, en 1972, il restait encore environ 180 millions de litres de déchets concentrés sous forme liquide.
On remarqua en juin 1973 que l'une des plus grandes cuves souterraines de déchets présentait une fuite. Il s'agissait de la cuve 106-T. On ignorait depuis combien de temps le liquide radioactif concentré s'en échappait. Il avait pénétré dans le sol et la contamination s'était déjà largement répandue et cela sur une profondeur de douze mètres sous la cuve. Heureusement, la radioactivité n'atteignit pas la nappe phréatique située soixante mètres plus bas et ne fut pas transportée jusqu'à la rivière proche. Après avoir découvert la fuite, on pompa le liquide restant dans la cuve, mais on évalue à 520 000 litres la quantité de liquide écoulée dans le sol. La fuite avait libéré 40 000 curies de césium 137, 14 000 curies de strontium 90 et 4 curies de plutonium ainsi qu'une faible quantité d'autres isotopes. L'enquête menée à la suite de cet accident révéla que d'autres cuves présentaient également des fuites et qu'au moins 500 000 curies s'infiltraient depuis longtemps (depuis 1958) dans le sol, sous les cuves. Il y avait dans cette zone 151 conteneurs de déchets liquides dont l'activité totale atteignait des dizaines de millions de curies en 1973.
Si une telle fuite s'était produite dans une zone où la nappe phréatique était proche de la surface, les eaux souterraines auraient rapidement contaminé un vaste secteur et la radioactivité se serait alors propagée dans le sol, la végétation, les lacs et les étangs des alentours. Un taux si élevé de radioactivité sur des dizaines de kilomètres risquait ensuite de provoquer une vaste contamination secondaire par l'érosion du sol, les tempêtes de poussières, etc... Cette sorte de contamination est tout à fait possible dans les centres nucléaires industriels de l'Oural du sud, où l'on stocke des déchets liquides. En fait, l'existence de plusieurs zones ainsi contaminées n'est pas exclue.
Un processus de ce type aurait certainement pu se produire dans la région de Tcheliabinsk en particulier, car c'est là que furent construits les premiers grands réacteurs plutonigènes (cette question est examinée en détail ci-dessous). Néanmoins, le désastre qui se produisit entre la fin de 1957 et le début de 1958 fut plus brutal et appelé " désastre de Kychtym ". Selon les récits contradictoires du désastre, regroupés par le Professeur Tumerman et consignés dans les archives de la CIA, et d'après deux déclarations enregistrées lors du programme télévisé " World in Action " (7 novembre 1977, voir ci-dessous), la région de Kychtym fut le site d'une explosion de déchets nucléaires stockés sous terre.
Un quasi-désastre que tout rapproche de celui de l'Oural fut évité de justesse à Hanford. Il se produisit non pas dans les cuves contenant des déchets liquides extrêmement actifs, mais dans l'une des tranchées où l'on avait déversé les déchets moins actifs. Le volume des déchets de faible activité était considérablement plus grand, et le stockage de peut-être un milliard de litres de ce liquide aurait occasionné des frais considérables et nécessité d'énormes cuves. On trouva donc un mode de stockage plus simple et moins coûteux, consistant à laisser le liquide s'infiltrer dans la terre sèche constituant le fond de la tranchée. Etant donné la profondeur de la nappe phréatique, on estima que le sol permettait un stockage suffisamment stable et durable de toute cette radioactivité. Cependant, en l'espace de nombreuses années, les processus qui se déroulèrent dans le sol créèrent une situation inattendue dans l'une des principales tranchées.
Comme le montre la composition isotopique des déchets de forte activité contenus dans les cuves, le taux de plutonium était peu élevé et fut évalué en curies. Toutefois, quatre curies seulement de cet élément artificiel dont la demi-vie est de 24 000 ans, représentent une quantité considérable. Elle n'est pas suffisante cependant pour provoquer une explosion car, dans un cas semblable, le plutonium est dispersé dans un important volume de terre. Mais tout d'abord, d'où venait ce plutonium ? Ces mélanges radioactifs sont censés être les " déchets " qui restent après la séparation du plutonium. La récupération du plutonium était le but essentiel de tout le processus, et la production d'un kilogramme de plutonium coûte entre vingt et trente mille dollars aux Etats-Unis. Néanmoins, les techniques utilisées pour la séparation du plutonium n'atteignent pas encore une efficacité de 100 %, de sorte qu'une partie de cet élément dangereux reste dans les déchets.
Il y avait également du plutonium dans le mélange d'isotopes déversé dans les tranchées sous une forme moins concentrée. On pensait que cet élément difficilement soluble se séparerait par précipitation, serait en grande partie absorbé par la terre située sous les tranchées, puis se fixerait sous une forme non soluble. Ce fut le cas, mais il s'infiltra dans une couche de terre beaucoup plus mince que prévu. L'absorption du mélange radioactif par le sol se fit comme dans une colonne de chromatographie (processus d'échange d'ions). On ne connaissait pas encore la chromatographie sur colonne en 1943-44. Différentes substances furent séparées par la terre à différentes profondeurs, selon leurs propriétés et leur poids moléculaire. Le plutonium fut adsorbé et s'accumula dans une couche de terre superficielle relativement mince, au lieu de se disperser uniformément dans toute la masse. Après de nombreuses années, une centaine de kilogrammes de plutonium s'était accumulée juste sous l'une de ces tranchées (Z-9). Cette quantité suffisait pour produire presque une centaine de petites bombes atomiques, chacune ayant une force destructrice égale à celle des bombes qui furent lâchées sur le Japon en 1945. Il y avait sous la tranchée Z-9, un volume de terre d'environ 5 mètres cube contenant du plutonium.
Selon le rapport officiel WASH-1520 (71) de la Commission pour l'Energie Atomique des Etats-Unis, qui examina le problème et conseilla d'enlever avec un équipement spécial la terre contaminée par le plutonium, certaines conditions auraient pu modifier cette forte concentration de plutonium au point de déclencher une réaction en chaîne et provoquer une explosion. Une réaction en chaîne aurait pu se produire si, par exemple, de l'eau s'était infiltrée dans la terre chargée fortement en plutonium. L'eau aurait chauffé rapidement et produit de la vapeur dont la pression aurait pu provoquer une explosion. La terre radioactive aurait alors été dispersée à la surface. L'un des membres du groupe qui examina la question, qualifia cette possibilité " d'explosion volcanique de boue ".
Pour décrire en détail les conditions qui auraient pu aboutir à ce genre d'explosion, je préfère citer directement ce passage du résumé du rapport présenté au Congrès par la Commission pour l'Energie Atomique.
Cette déclaration sur l'environnement a été préparée en accord avec la loi sur l'environnement national, et en appui à la demande de la Commission pour l'Energie Atomique afin d'obtenir l'autorisation législative et les budgets nécessaires pour concevoir, construire et exploiter le dispositif d'enlèvement de la terre contaminée à Richland, dans l'Etat de Washington.
La Commission pour l'Energie Atomique des Etats-Unis prévoit d'ôter la terre contaminée par du plutonium du fond d'une tranchée fermée existante (Z-9), utilisée entre juillet 1955 et juin 1962 comme décharge à faible profondeur pour des liquides contaminés par le plutonium et provenant de l'usine de retraitement de Hanford, près de Richland, dans l'Etat de Washington. On estime que la terre à enlever contient environ 100 kilogrammes de plutonium sous un volume d'environ 50 mètres cubes. Les déchets liquides provenant de l'usine de retraitement ont été déversés dans les décharges en faible profondeur (tranchées fermées) depuis la mise en service des installations il y a environ 22 ans. Une grande partie du plutonium contenu dans ces déchets liquides a été adsorbée par le sol et retenu à quelques mètres de profondeur, juste sous le point de décharge. Les tranchées fermées sont situées dans une zone clôturée bien à l'intérieur des limites du territoire sous contrôle du Centre de Hanford. Une surveillance minutieuse à l'aide de puits de contrôle a permis de procéder ainsi sans aucun risque depuis 22 ans. Etant donné la quantité de plutonium contenue dans la terre de la tranchée fermée Z-9, il est indispensable de prendre à cet égard des précautions particulières et des mesures d'urgence. Ces mesures ne sont pas requises pour les autres tranchées.
On propose d'installer à la tranchée Z-9, un dispositif pour déblayer et conditionner la terre contaminée, d'ajouter à l'usine de retraitement un équipement spécial permettant de récupérer le plutonium de la terre contaminée, et de construire une enceinte voûtée souterraine de stockage de 4 mètres de large, 2,50 mètres de haut et 120 mètres de long, pour le stockage provisoire de la terre contaminée.
Si on enlève la terre contaminée par le plutonium, il ne sera plus nécessaire de prendre des précautions particulières et des mesures d'urgence pour stocker d'une façon sûre le plutonium dans la tranchée fermée. Etant donné la quantité de plutonium contenue dans la terre de Z-9, il est possible d'imaginer des conditions qui aboutiraient à une réaction nucléaire en chaîne. Ces conditions pourraient survenir si on remaniait la terre contaminée, si la tranchée fermée était inondée après une formidable chute de neige suivie d'une fonte rapide (chinouk), et si on omettait d'appliquer les mesures d'urgence prévues (pomper l'eau qui déborde aux alentours et ajouter dans la tranchée des matériaux absorbant les neutrons). Bien qu'une telle succession d'événements soit fort improbable, l'enlèvement de la terre contaminée par le plutonium écartera les risques éventuels (71). "
La Commission pour l'énergie atomique estima que l'outillage minier nécessaire coûterait environ 2 millions de dollars. Cette somme fut donc affectée à l'exécution des travaux. On proposa de séparer le plutonium de la terre, 100 kilogrammes ayant une valeur commerciale de plus de 3 millions de dollars. Mais cette opération ne fut jamais réalisée, et la terre ôtée de la tranchée Z-9 fut simplement stockée ailleurs.
Il y avait onze tranchées de ce genre à Hanford, mais la situation ne fut pas critique pour les dix autres car, d'après les calculs des experts, elles ne contenaient toutes ensemble que 200 kilogrammes de plutonium.
Plusieurs millions de litres de déchets liquides furent déversés chaque année dans ces tranchées depuis la construction de ce complexe atomique.
Un certain nombre de publications ont évalué différemment les conséquences d'une éventuelle explosion à la tranchée Z-9. Quelques experts affirment qu'une explosion analogue d'une explosion de type volcanique aurait libéré des quantités considérables de radioactivité dans l'atmosphère (73, 64). Mais l'expert britannique Sir John Hill déclara, en réponse à la lettre de L. Tumerman, que la radioactivité ne pouvait être libérée en altitude et que la contamination ne pouvait guère dépasser les limites mêmes de la tranchée (74). Il est néanmoins incontestable que les conséquences exactes d'une telle explosion dépendraient en grande partie des conditions atmosphériques du moment. Un vent violent ou une brutale tempête de neige pourrait transformer ce genre d'accident en désastre écologique.
Quelques personnes sceptiques ont fait observer que j'ai donné des valeurs trop élevées de strontium 90 dans les chiffres de propagation de la radioactivité à partir de Kychtym. Celle-ci était apparemment de l'ordre de dizaines de millions de curies. D'après ces sceptiques, une telle quantité de strontium n'aurait pu s'accumuler dans les déchets stockés dans cette région. Or, ce scepticisme n'a pas de raison d'être. Le strontium représente 4 à 5,7 pour cent du mélange radioactif constituant les déchets fraîchement extraits des réacteurs (et, naturellement, un pourcentage beaucoup plus élevé dans les " vieux " déchets). Selon des sources américaines, les sites de stockage de Hanford contenaient 114 millions de curies de strontium 90 en 1976, et l'usine de Savannah River, autre centre de l'industrie nucléaire américaine, atteignait 150 millions de curies ! Il s'agissait dans les deux cas de sites de stockage de déchets fortement radioactifs (79). Le strontium et le césium atteignaient ensemble à Hanford 360 millions de curies, et seulement 210 millions de curies à l'usine de Savannah River, probablement parce qu'on y extrait également le césium lors de la séparation du plutonium. Il est donc tout à fait concevable que des dizaines de millions de curies de strontium aient été accumulées à Kychtym sous une forme extrêmement concentrée.
Il est également concevable que le césium 137, source gamma de longue durée, ait été isolé et retiré du centre de Kychtym pour des usages autres que la recherche ou la médecine. Il est possible que des substances radioactives potentiellement mortelles aient été stockées comme complément de matières stratégiques au début de la course nucléaire, l'Union Soviétique venant alors loin derrière les Etats-Unis en matière d'armement nucléaire. Cela explique certainement pourquoi il y avait tant de strontium 90 et si peu de césium 137 dans la zone contaminée.
Cependant, mon correspondant J.E.S. Bradley pense que la séparation du strontium 90 et du césium 137 aurait pu résulter d'un échange d'ions dans les minéraux argileux. Des trous de mine recouverts d'argile, dans lesquels furent probablement déversés les déchets, avaient été creusés sans rapport avec l'industrie nucléaire. La région compte d'abondantes ressources minières, et donc de nombreux trous de mine creusés avant et pendant la deuxième guerre mondiale.
Extrait de: Désastre nucléaire en oural,
Jaurès Medvedev,
Editions Isolète 1988.