Yves Rocard, "le père" de la bombe atomique française

Extrait de: "MEMOIRES sans concessions", Yves Rocard, Grasset 1988:

Flirt avec le CEA

Le Commissariat à l'énergie atomique fut fondé en 1945 par le général de Gaulle, sur les instances très pressantes de Frédéric Joliot, assisté de MM. Guéron, Kowarski et Goldschmidt. On était au lendemain du bombardement d'Hiroshima qui avait apporté la démonstration de l'importance de l'énergie atomique. La guerre avait empêché la France c'est-à-dire, en fait, l'équipe Joliot, de participer en quoi que ce soit à la grandiose épopée du projet Manhattan.

Le Commissariat fut créé selon les vues de Joliot quant aux commandement, organisation, pouvoirs du haut commissaire, etc., et avec des budgets qui, s'ils n'étaient pas considérables au début, étaient destinés explicitement à le devenir. Le général de Gaulle redoutait de confier d'aussi importants moyens financiers à un savant notoirement dépendant du Parti communiste. Il chargea donc un conseiller d'État, M. Toutée, de mettre au point les différents articles de l'ordonnance de 1945 qui créait le CEA: les pouvoirs techniques étaient concentrés entre les mains d'un patron technique, le haut commissaire, Frédéric Joliot, mais les pouvoirs financiers étaient tous rassemblés entre les mains d'un administrateur général représentant le gouvernement, Raoul Dautry.

Pendant les quatre années de l'Occupation, Raoul Dautry s'était cloîtré dans sa propriété du Lubéron, refusant toute forme de participation au gouvernement de Vichy. Rien ne l'empêchait d'être persona grata du gaullisme. Quant à Joliot, qui ne manquait pas de finesse, il pouvait reconnaître chez Dautry un caractère, par quelques aspects, assez semblable au sien: un certain goût de la grandeur, beaucoup d'enthousiasme pour créer et entreprendre. Joliot et Dautry furent deux aimables complices bien d'accord pour développer l'aspect spectaculaire des entreprises du Commissariat et, notamment, décider la construction des établissements de Saclay, le fort de Châtillon attribué au CEA n'étant qu'une solution provisoire.

Kowarski, Guéron et Goldschmidt avaient participé et même, avec Halban, dirigé l'effort de guerre canadien pour l'énergie nucléaire. Ils détenaient sinon les secrets, du moins des données utiles à la construction des premières piles à eau lourde. Joliot les avait tout naturellement récupérés en 1945. En outre il mit l'accent sur la recherche de l'uranium en France: le budget du CEA, qui atteignait quelque 5 milliards d'anciens francs, c'est à dire pas grand chose, devait être employé pour moitié à la recherche d'uranium, confiée à un géologue entreprenant, Roubaud, au caractère peu amène mais très efficace, professeur à l'université de Nancy. Il fit acheter des compteurs Geiger et il exerçait ses élèves, regroupés en équipes, à prospecter la campagne en des lieux où l'on pouvait espérer trouver de l'uranium, notamment dans la région des volcans d'Auvergne; c'est ainsi que, par le plus grand des hasards, un groupe découvrit en 1948, je crois, le gisement de La Crouzille, pas très loin de Limoges. Le groupe avait obtenu d'une manière fortuite des signaux intenses qui correspondaient à une concentration considérable d'un minerai d'uranium très riche, la pechblende [...]. Et, grâce aux sols primaires du centre du pays, on eut l'impression que l'on ne manquerait pas d'uranium en France. C'était là une donnée cruciale et très encourageante pour l'avenir de notre énergie nucléaire.

Parallèlement, le CEA développait des services divers. Kowarski avait entrepris de faire une petite pile à eau lourde, Zoé, de puissance très faible donnant tout juste la divergence critique de la réaction en chaîne avec un peu d'uranium et d'eau lourde. Indépendamment de La Crouzille, Joliot avait récupéré 3 000 tonnes de minerai d'oxyde jaune d'uranium, qui avaient été cachées aux Allemands en 1940. L'intuition de Joliot et la manière dont il avait mené ses affaires avant la guerre faisaient que la France conservait des options considérables sur la production d'eau lourde de la fameuse usine norvégienne de Telemark, rendue célèbre pendant la guerre par les sabotages anglais. Le CEA n'était donc pas si mal parti. Cependant, Joliot restait sous la dépendance du Parti communiste qui le contrôlait bizarrement par une cellule dirigée par son propre concierge, au 13, quai Anatole France, dans l'immeuble qui abritait la direction du CNRS. Ainsi l'entendit on prendre feu et flamme dans les meetings politiques, dénoncer, par exemple, des bombardements américains sur la Chine au cours desquels étaient lâchés de petits paquets de mouches empoisonnées, acte relevant d'une espèce de guerre très malpropre. Il se livrait, contre la bombe atomique, à une vive propagande nettement inspirée par l'Union soviétique, qui cherchait à gagner du temps pour faire sa propre bombe, laquelle éclata en 1949.

Après les péripéties qui avaient conduit au premier départ de De Gaulle et à l'arrivée des socialistes au pouvoir, beaucoup de gouvernements français de ce début de la IVe République, comme le cabinet Félix Gouin, puis ceux des radicaux Félix Gaillard et Bourgès-Maunoury - tout en poursuivant l'effort budgétaire qui leur était demandé pour le CEA -, trouvaient Joliot très gênant. C'est alors qu'un ministre, plus courageux que les autres, Georges Bidault, prit le taureau par les cornes, révoqua Frédéric Joliot, et mit fin aux pouvoirs du comité de l'Energie atomique qui comptait à l'époque Francis Perrin, Pierre Auger, tout à fait acquis à Joliot. Ils étaient l'un et l'autre de bons physiciens, mais n'avaient joué que des rôles secondaires dans le développement nucléaire. Joliot, tout éberlué, retrouva sa situation de simple professeur au Collège de France.

Raoul Dautry, l'administrateur général, restait naturellement en fonctions. Cependant c'était un coup très dur pour l'établissement, et le petit personnel se mit à craindre pour son emploi, parce que nombre de ceux qui avaient été recrutés avaient des convictions communistes. Non que Joliot ait été assez bête pour confier son recrutement CEA au Parti communiste, mais la jeunesse française de l'époque disait: « Nos vieux savants sont périmés, seul Joliot a fait quelque chose, Joliot est communiste. Qui a gagné la guerre? Les Russes! Qui a sauvé la France? L'Armée rouge en arrivant à Berlin!» Ces sentiments étaient extrêmement répandus chez les jeunes Français de l'époque: « Si on veut faire quelque chose, il faut donc être communiste. »

En voyant que le gouvernement n'hésitait pas à mettre Joliot à la porte, les salariés s'imaginèrent qu'on allait dissoudre le Commissariat, qu'il n'y aurait plus d'Énergie atomique en France, que c'en était fini de leurs situations et des commodités qu'elles leur procuraient à une époque où les Français restaient assez misérables. Le personnel, ainsi terrorisé, chercha des appuis et en trouva en la personne de Francis Perrin.

Autant Jean Perrin, le père, était exubérant, entreprenant, plein d'idées et d'initiatives, autant Francis Perrin, son fils, était sérieux, scrupuleux, très consciencieux, terriblement instruit, connaissant toute la physique. Francis Perrin était un modèle de savant, mais d'un type tout à fait opposé à son père et même à Joliot, à qui pourtant il rendit des services en lui fournissant, au bon moment, les calculs dont il avait besoin, notamment la masse critique de l'uranium nécessaire pour amorcer la réaction en chaîne. C'est là son principal titre. J'apprécie beaucoup sa parfaite honnêteté scientifique et sa très grande culture. Le personnel, persuadé que n'importe quelle autre autorité commencerait par licencier, implora tout le monde, tous nos députés pour pousser la candidature de Francis Perrin, qui était des plus naturelles puisqu'il avait à la fois la confiance des intéressés et une supériorité reconnue dans la science. Mais, dans un milieu que je qualifierai de conservateur, constitué en fait de radicaux comme Bourgès-Maunoury ou Félix Gaillard, on ne l'entendait pas de cette oreille. On pensait que ce serait une bêtise que de remettre en selle des gens dévoués à Joliot.

C'est à ce moment là que ma candidature fut proposée, à la suite de la publication d'un article assez mal venu d'un journaliste, me conférant la fausse réputation d'être une autorité dans le domaine de la bombe H. Ceux qui ne voulaient pas de Francis Perrin pour des raisons politiques, et principalement par crainte qu'il ne fût trop docile à l'égard de Joliot, s'emparèrent de mon nom et soutinrent ma candidature. Moi, je n'avais pas grand chose à dire: quand on vous fait une offre de ce genre, il faut des motifs très puissants pour la décliner. Je ne refusai pas, je laissai les gens s'agiter sur mon nom, mais finalement ils furent battus. Le ministère d'alors finit par signer la nomination de Francis Perrin, haut commissaire d'un nouveau comité de l'Énergie atomique. Mais on lui coupait les ailes d'avance en lui supprimant une grande partie des pouvoirs de Joliot, qui passèrent entre les mains de l'administrateur général, Raout Dautry.

Plus de trente ans ont passé. J'ai eu le temps de juger ces événements et je me réjouis tous les jours que telle en ait été l'issue. Francis Perrin fut un très bon haut commissaire à l'Énergie atomique. Quant à moi, si en effet j'avais été nommé dans ces conditions, je me demande si j'aurais été assez fort pour accomplir l'équivalent de ce qui fut effectivement réalisé. Le comité fut complété par Louis Leprince Ringuet, physicien nucléaire, professeur à l'École Polytechnique, dont la présence rassurait le gouvernement (quoique, en réalité, Leprince Ringuet tremblait devant Joliot), et par moi-même, tous deux censés représenter les savants.
L'Administration était représentée en force. Le directeur du budget, un représentant du ministre des Affaires étrangères, parfaitement superflu lorsqu'on discutait des piles, mais qui jouait pleinement son rôle quand il s'agissait d'empêcher le CEA de commettre des gaffes en négociant avec les pays étrangers; il y avait également un général représentant la Défense nationale et une autre personnalité de l'Industrie. Ce comité, ainsi constitué et nommé au cours de l'année 1951, se réunit donc sous la présidence de Dautry, administrateur général maintenu en fonctions, et même avec des pouvoirs renforcés. Le règne des savants était bien fini. Pendant quelques mois le nouveau comité du CEA présidé par Dautry fonctionna en apparence comme par le passé. Francis Perrin, pour être sûr de ne pas trahir la continuité du travail, faisait assister aux séances Kowarski, Guéron, Goldschmidt qui détenaient les connaissances scientifiques de base.

Mais Dautry avait terriblement vieilli et n'était plus en état de dominer toutes ces affaires. Depuis plusieurs années, il avait malheureusement confié pratiquement tous ses pouvoirs à un secrétaire général du Commissariat que lui avait fourni le corps des Constructions et armes navales, un ingénieur qui s'appelait R. L. Il se trouva que je l'avais connu dans la Marine, de sorte que L. ne jurait que par moi: « Monsieur le Professeur, c'est vous qui auriez dû être haut commissaire, il faut torpiller Francis Perrin qui ne fera jamais rien », etc. Le garçon, tout en me donnant des signes de dévouement, avait en réalité un comportement assez négatif: il empêchait un peu tout le monde de travailler, avait institué des contrôles politiques à tous les échelons. Au moment d'un recrutement, si on avait le tort de se présenter avec une étiquette plus ou moins gauchisante, l'enquête de sécurité fournissait de mauvais renseignements, la candidature était immanquablement rejetée. J'étais parfaitement impuissant à empêcher un tel système. Les chefs de service du CEA et même beaucoup d'ingénieurs travaillant à un échelon d'exécution, qui savaient que je venais de l'École normale et que je représentais tout de même le milieu universitaire, se tournèrent vers moi pour se dépêtrer de leurs difficultés. Mon laboratoire de l'ENS servit, à l'occasion, de caisse noire pour tel ou tel au CEA, à qui L. refusait un achat. Tout le monde se plaignait de cette attitude du secrétaire général. Mais cela ne dura pas très longtemps parce qu'un jour, subitement, Dautry mourut.

Le gouvernement consulta Louis Armand, grand ingénieur des chemins de fer et grand résistant s'il en fut. Il eut à se prononcer sur le choix d'un bon administrateur général pour le CEA. Il me paraît extrêmement probable qu'on lui offrit le poste, qui convenait parfaitement à son envergure. Mais il refusa, pour des raisons que j'ignore, et tint le discours suivant: « Si les communistes vous ennuient au Commissariat, nommez Pierre Guillaumat administrateur général, et dans six mois ce sera une affaire Guillaumat pure et simple, où les communistes ne pèseront pas lourd. »

Guillaumat était ingénieur des Mines coloniales. Il était alors directeur des Carburants, où il avait d'abord assuré l'approvisionnement en essence du pays en traitant avec des compagnies comme Shell, Esso; il avait également réprimé pas mal d'abus, de marché noir. Il avait une réputation d'homme à poigne; le voilà donc nommé administrateur général de l'Énergie atomique en 1951. Je n'avais pas alors de relations directes avec lui, mais j'en nouai assez vite. Je l'avais un peu connu au BCRA d'Alger en 1944. Au CEA, il écoutait les doléances des grands chefs de service et aussi des ingénieurs exécutants plus modestes et de nombreux petits polytechniciens qui avaient réussi à s'y faire embaucher. On lui fit comprendre que le régime institué par le sieur Lescop était tout à fait détestable. Le poste de secrétaire général fut supprimé. Lescop disparut et Guillaumat s'occupa de conduire le CEA.

Dautry s'étant montré impuissant à imposer un nouveau régime de fonctionnement au comité du CEA, Francis Perrin faisait à peu près ce qu'il voulait et avait pris l'habitude de convier aux réunions les trois garçons qui revenaient des États-Unis, Kowarski, Guéron et Goldschmidt, présumés porteurs des secrets de l'énergie atomique sur des petits carnets qu'ils avaient remplis au Canada. Les dernières séances avec Dautry comme président ne donnèrent pas grand chose. C'était un homme très fatigué. J'assistai aussi aux premières séances présidées par Guillaumat. Il était mécontent de voir que son autorité à lui, et celle régulière de l'Administration, pouvaient être mises en cause par les « trois mousquetaires » qui prétendaient à chaque instant se référer à ce que les Américains avaient fait. Il imposa à Perrin de se passer de leur présence: Perrin devait venir devant le comité défendre tout seul ses programmes, ses budgets, ses projets de piles. Il était libre de consulter les trois autres à leur échelon, mais pas en présence du représentant du Budget, du représentant des Affaires étrangères et de l'administrateur lui-même. Le comité devint un simple conseil d'administration.

Les réunions devinrent monotones et vides de tout contenu: c'étaient des lectures de comptes, que l'on approuvait sans même les avoir écoutées, en levant la main de temps à autre. Ce changement ne me plaisait pas du tout parce que j'espérais jouer un rôle au sein du CEA, et ce comité était mon seul lien avec l'établissement. Ainsi les premiers gestes de Guillaumat, en 1951, allèrent ils dans un sens très contraire à mes possibilités de travail au CEA.

J'en citerai un exemple. Peu de semaines auparavant, j'avais eu à m'occuper d'un garçon très intelligent, Pierre Aigrain, dont j'ai parlé au chapitre précédent. Un jour je parlai de lui à Francis Perrin, qui ne m'était pourtant pas très favorable à cause de la concurrence entre nous lors de sa nomination, mais qui jouait tout de même un jeu très franc vis-à-vis de moi: « Si tu me dis que ce garçon a un puissant avenir, nous l'embauchons tout de suite et je te le donne comme adjoint. » A cette époque Francis Perrin était encore imbu de la doctrine Joliot selon laquelle les membres du comité devaient travailler. Bien entendu, il ne voulait absolument pas que je me mêle des piles, de l'uranium et de tout ce qui s'y rapportait, mais il me confiait bien volontiers la corvée de contrôler le service électronique alors malcommode et plutôt encombrant. Cela correspondait assez bien à ma compétence. En plus, il me donnait aussi le contrôle du géologue Roubaud dont les éclats de voix étaient redoutables, qui n'avait jamais assez d'argent et le proclamait sur un ton très différent de ce que l'on entend habituellement dans les affaires, mais qui développa avec efficacité la première mine de La Crouzille. Francis Perrin, très malin, m'avait chargé du contrôle de ces deux directions: cela devait me calmer. Il m'autorisa donc à embaucher Aigrain, puisqu'il y avait du travail à faire. Sur ce, Guillaumat arriva et mit en oeuvre ses réformes. Un jour il me fit venir et me dit: « Mon cher Rocard, j'ai constaté que vous aviez recruté un ingénieur pour votre service. Je n'admets pas qu'un membre du comité ait des fonctions actives dans une affaire dont je suis le patron. Vous allez renoncer à votre ingénieur. » Je plaidai de mon mieux la cause d'Aigrain, et Guillaumat me dit: « S'il est si bien que cela, on va lui trouver une place d'adjoint au chef du service électronique, ou au chef du service géologique, mais je ne veux pas qu'il soit sous vos ordres. Vous n'êtes pas un employé du CEA. » Sortant de là, je consultai Aigrain. Tous les deux, nous convînmes qu'aucune place d'adjoint de cette sorte n'était suffisamment bonne pour lui, et qu'il était plus élégant qu'il se retire du CEA, en donnant sa démission. C'est ce qui eut lieu, à la surprise de Guillaumat. Cette péripétie illustre bien le changement de régime qui s'instaurait.

Lors de l'une des premières séances du comité où je figurais, il fut question du programme pour l'année 1952. La pile Zoé, construite par Kowarski, venait à peine d'être inaugurée. Elle fonctionnait mais n'avait d'autre intérêt que de reproduire à la même échelle la pile canadienne faite pendant la guerre, dont les performances n'avaient rien d'extraordinaire. C'était tout de même les débuts de l'énergie atomique. Or, il était patent pour les membres du comité, après la découverte de La Crouzille, que la France avait beaucoup d'uranium. II faut savoir que les prospections ont continué en France où l'on exploite toujours l'uranium. Toutefois, par prudence, on en extrait le moins possible dans l'Hexagone, on préfère l'acheter en grande quantité au Gabon en Afrique noire, au Centrafrique, et même au début à Madagascar, etc., autant de « colonies » à cette époque où l'on pouvait exploiter les gisements jusqu'à épuisement, pour le cas où des catastrophes mondiales nous en auraient privés par la suite. Cette politique était préconisée par tout le monde, sur la base de la découverte fondamentale du gisement de La Crouzille.

Donc, le comité discutait des programmes de piles. Francis Perrin, fidèle au groupe Kowarski, Guéron, Goldschmidt, préconisait de construire une deuxième petite pile à eau lourde qui serait seulement un peu plus grosse que Zoé, dont on ne chercherait pas â extraire vraiment de la puissance, mais qui, au lieu de produire quelques kilowatts, atteindrait à peu près un mégawatt. Cela permettrait d'installer et de tester tous les instruments de réglage destinés à équiper les grosses piles du futur.
En entendant cela, j'intervins et pris la parole: « Pourquoi ne ferait on pas, tout bêtement, de grosses piles de 100 000 kilowatts, comme ont fait les Américains à Hanford? Au moins, on aurait du plutonium, à toutes fins utiles. » C'étaient les grosses piles qui avaient servi à produire le plutonium des bombes de 1945. A ce moment là, les gens dans l'assistance changèrent de couleur et Goldschmidt, qui assistait à la réunion, dit: « Oui, c'est cela. Essayez donc et dans trois semaines vous verrez que les Américains feront fermer le Commissariat. » Je lui répondis: « Permettez! Les Russes viennent de faire éclater des bombes atomiques en 1949, les Américains les ont détectées et se font du souci; ils redémarrent leur effort nucléaire qu'ils avaient pratiquement abandonné à la fin de la guerre. Les Russes leur donnent suffisamment de tracas pour qu'ils n'éprouvent pas le besoin de s'inquiéter des Français et je présume qu'ils ne s'occuperont pas beaucoup de nous. » Je défendis tout de même très nettement, avec opiniâtreté et conviction, le fait qu'il fallait commencer tout de suite à construire de grosses piles productrices. C'est peu après ces discussions que Dautry mourut. Quant à moi, on me pria de renoncer au soi disant contrôle du service électronique et du service de prospection minière. Je n'étais qu'un membre du comité, je pouvais dormir sur mes deux oreilles et ne rien faire du tout.

Quelque temps plus tard, Guillaumat, se familiarisant avec ses fonctions, prit connaissance de cette querelle. Il constatait que les promoteurs français de l'énergie atomique étaient en somme les premiers à l'empêcher de se développer, alors que le comité (qu'il trouvait logique de ne pas faire travailler) proposait un but plus grandiose et plus rapide à atteindre en faisant du plutonium.

En 1952, les Américains firent éclater leur première bombe à hydrogène sur l'atoll de Bikini. Ce n'était pas à proprement parler une bombe, mais une véritable petite usine à deutérium liquide qui pesait à elle seule 65 tonnes. Ce n'est que deux ans plus tard (1954) que des dispositifs ressemblant à des bombes firent leur apparition. Leur développement suivit son cours naturel. [...]

Il me faut maintenant donner quelques éclaircissements sur la situation qui régnait au Commissariat à l'énergie atomique au sujet de la bombe atomique.

La première tâche de Guillaumat avait été de préciser le programme du CEA dans le cadre du budget 1952 où il était en présence du projet hardiment lancé sous Dautry: créer un réacteur au graphite « à toutes fins utiles », bouleversant l'attitude prudente des techniciens de l'équipe Joliot qui ne voulaient faire qu'un petit réacteur à eau lourde. Je précise que dès ce moment je ne suis plus capable de faire moi-même un historique des débuts de la bombe française, bien qu'ayant lancé un peu loin le bouchon en proposant ce gros réacteur, car tout le développement ultérieur a été strictement une affaire Guillaumat. Ai-je voulu mo-même les bombes? Certainement, mais sur un plan strictement technique, et en restant à mon rang. Je voulais surtout en réunir les moyens.

Personne ne m'avait demandé de prendre l'initiative de réclamer de gros réacteurs; mais Guillaumat, trouvant l'affaire lancée de cette manière, ayant peut être consulté ses appuis politiques du moment (Félix Gaillard, par exemple, qui rendit l'immense service de faire voter une loi programme donnant des moyens budgétaires à long terme), prit assez rapidement une décision véritable.

Guillaumat me fit appeler et me tint le discours suivant: « Depuis que je suis administrateur général du CEA, je vois comment cette maison se comporte, quelles sont ses ressources, ses gens, j'ai envie d'en faire quelque chose. Cela signifie d'abord le développement de l'énergie atomique civile, qui de toute manière connaîtra un essor inéluctable. Deuxièmement je veux, avec le concours de la Marine, construire un sous-marin atomique(1). Troisièmement, faire une bombe avec le concours de l'Armée. Pour ce qui est de l'énergie atomique, c'est avec Francis Perrin que je travaille. Mais, sans doute intoxiqué par Joliot, il refuse de tremper dans tout développement militaire du sous-marin ou de la bombe. C'est pour cela que j'ai besoin de vous. Voulez vous m'aider? Je tiens à préciser que le développement du sous-marin dépendra de la Marine et non du CEA; de même, le développement de la bombe sera l'affaire de l'Armée et non du CEA. »

Ainsi le même Guillaumat qui avait sans s'en rendre compte stérilisé mes possibilités d'action du simple fait que j'étais membre du comité m'offrait brusquement des responsabilités bien plus grandes. Je réfléchis à cette proposition en me disant: « Je suis toujours plus ou moins le chef du service scientifique de la Marine et même le doyen de son corps de conseillers scientifiques. Ayant toujours de bonnes relations avec la Marine, et voyant encore les officiers du 2e Bureau, je n'aurai pas de difficultés â être tenu au courant des développements du sous-marin. » Et je choisis la bombe: c'était vraiment là, pour moi, qu'était l'aventure. J'en parlai à Guillaumat qui maintint sa position: « Si je fais un sous-marin et si j'essaie de faire diriger le projet autrement que par un amiral ou un ingénieur de la Marine, tous ces gens là diront que je suis un imbécile, que mon sous-marin va couler, et j'aurai tout le monde contre moi. Donc, pour réussir dans l'ambiance de l'Administration française, j'ai besoin du concours de la Marine. Pour l'Armée, c'est pareil; si je n'ai pas un ingénieur général des Fabrications d'armement pour diriger le projet, tout le monde dira que je n'y connais rien et que mes bombes n'éclateront pas. Je n'aurai que des difficultés. Je persiste donc à vouloir faire diriger le projet par un ingénieur général des Fabrications d'armement, mais j'ai besoin de vous pour construire effectivement l'engin. »

On croyait, à cette époque, que la bombe atomique exigeait le concours de savants. La pratique a montré qu'on pouvait fort bien s'en passer, une fois que la première bombe avait éclaté. Il suffisait de recommencer pour que ça marche tout seul; ainsi notre organisation française a-t-elle très bien pu se passer de grands savants et fabriquer ses bombes. Mais, à cette époque là, personne ne le percevait aussi nettement que je viens de le dire. Quand Guillaumat réclama des milliards, puis des dizaines et des centaines de milliards d'anciens francs à des députés qu'il connaissait de près ou de loin, il s'entendait répondre: « Malheureux! Vous n'y pensez pas! Où sont les savants qui feront vos bombes? » Ce à quoi Guillaumat était obligé de répondre: « Ce n'est pas Francis Perrin qui fera les bombes, mais Rocard, un professeur à l'École normale, etc. J'ai assez de savants avec moi, grâce à lui, pour prétendre faire des bombes. » Et je me rends compte, après toutes ces années, que j'ai bon gré mal gré servi de drapeau à cette entreprise.

A aucun moment, à cette époque, je n'ai eu l'impression que Pierre Guillaumat ait été le porte parole de quelqu'un d'autre. C'est lui tout seul qui, voulant voir la France devenir une puissance atomique, trouva l'énergie d'entreprendre et de réaliser la bombe, grâce à l'instrument qu'il possédait, à savoir la direction du CEA. J'ai beaucoup collaboré avec Guillaumat, dans la plus grande confiance au début, mais des circonstances adverses m'empêchèrent de me donner entièrement au projet. Quand, plus tard, je voulus me mêler de le diriger sérieusement parce que je pensais que l'entreprise n'était pas engagée sur une bonne voie, tout le monde prit peur et m'en écarta, Guillaumat tout le premier. La décision de faire de grosses piles au graphite (celles de Marcoule) n'avait rien de militaire en soi. Le CEA obtint des crédits civils et s'orna d'un département industriel pour leur réalisation. Cette décision, redoutée par le trio scientifique qui se sentait dépossédé, fut sagement imposée par l'administrateur général. Ce département fut confié à Pierre Taranger. La très bonne entente qui s'établit entre celui-ci et Jacques Yvon, un normalien venu de la physique théorique, qui dirigea le service de physique mathématique, puis le service des piles, puis toute la physique, fut le secret de toutes les grandes réussites techniques du CEA. Le site de Marcoule fut lancé, et nous fûmes assurés d'avoir du plutonium dans cinq ans. Plus discrètement était lancée l'usine de traitement des barreaux d'uranium, pour aboutir vraiment à la matière fissile.

De 1951 à 1958, les gouvernements se succédèrent en France à une cadence rapide, certains couvrant l'initiative discrète du CEA d'étudier les bombes, d'autres l'interdisant (par exemple Joseph Laniel, le président le plus réactionnaire de tous). Les deux ministères socialistes de cette période l'ont vivement encouragée. Guy Mollet, président du Conseil en 1956, à l'époque de Suez: « Ah! si j'avais eu la bombe, ce n'est pas la menace russe ni la pression d'Eden qui m'auraient arrêté... » Guy Mollet demanda explicitement au CEA d'entreprendre les études correspondant à un armement atomique avec un budget ouvert à cet effet. Mais déjà, Mendès France négociant la paix au Vietnam à Genève après Dien Bien Phu en 1954: « Ah si j'avais eu la bombe, je n'aurais pas eu toutes ces couleuvres à avaler... » Mendès France fut même si explicite dans ses confidences à son cabinet et à certains de ses ministres qu'on entrevit la possibilité de lui faire prendre la décision capitale: la France aurait la bombe. Une série de papiers furent effectivement signés par lui, le plus important virait 100 milliards (anciens francs) de la Défense nationale au CEA, chargé explicitement d'aller jusqu'à une explosion nucléaire. Pas question toutefois d'armes nucléaires, la France ayant vaguement promis à une tribune des Nations unies, prélude à une conférence du désarmement, qu'elle s'en passerait. Cette prise de position très nette des gouvernements socialistes en faveur de la bombe est un enseignement qu'on peut trouver très salutaire: aussi patriotes que les conservateurs tout en étant bien moins conscients des possibilités réelles du pays, ils ont plus vite fait de nous engager dans des voies conduisant à la guerre.

Plusieurs années après, Mendès France était surpris et gêné qu'on objecte à ses professions de foi pacifistes le fait qu'il était à l'origine de l'armement nucléaire du pays. Les faits n'en sont pas moins patents, décrits d'ailleurs d'une manière objective dans Le mal français par Alain Peyrefitte: l'impression que laisse cet exposé est que Mendès France a signé les papiers sans les lire, peut-être circonvenu par une présentation habilement anodine entérinée par quelque membre de son cabinet. En plus de ces actions positives socialistes, il faut rappeler que des hommes comme Bourgès-Maunoury et Félix Gaillard ont constamment soutenu et aidé le CEA même sans être mis au courant des réalisations, sans parler de Chaban-Delmas qui, en 1958, en avait appris un peu plus long.

Quoi qu'il en soit, la prise de position de Guy Mollet après celle de Mendès France en faveur des bombes eut un effet très positif sur Francis Perrin qui, restant hostile à l'armement nucléaire de son pays, était quand même moralement couvert s'il venait à s'en occuper dans le cadre de ses fonctions: il ne trahissait pas le socialisme. Ce point eut son importance, car désormais on trouva même dans l'entourage proche du haut commissaire des complices pour la bombe; de plus l'administrateur général put employer le haut-commissaire dans le cadre de ses fonctions, c'est-à-dire exercer un contrôle scientifique réel sur des projets parfois bizarres issus de services inconscients. Il existe d'ailleurs un livre, Les barons de l'atome (Pringle et Spigelman, paru en français en 1982 aux éditions du Seuil) qui donne l'historique du développement atomique notamment en France, et qui n'a fait l'objet d'aucun démenti touchant les révélations qu'il apporte. Des témoignages français, dont le mien, n'y ajouteraient qu'un peu plus de sel.

Pour en finir avec l'attitude des gouvernements, Edgar Faure, un radical, doubla les crédits du CEA « pour faciliter les recherches sur la bombe », mais l'ordre d'aller jusqu'à une explosion atomique ne sera signé que par Félix Gaillard, chef du gouvernement de la IVe République, au moment où il disparaît pour faire place à de Gaulle, en mai 1958. Bien entendu la Ve République s'en arrangea fort bien, et la première bombe française éclatera le 13 février 1960. Bien qu'ayant rencontré Bourgès Maunoury et Félix Gaillard à des séances du comité atomique, je n'ai eu de réelles relations parmi nos ministres qu'avec Gaston Palewski, ministre délégué à la Recherche scientifique sous le général de Gaulle. Mon rôle a été nul dans l'approche politique de la décision. Guillaumat seul opérait; cependant je l'aidais à présenter les devis de la future entreprise.

En lisant Le mal français, j'ai trouvé cette phrase: « On fut soulagé d'apprendre (au gouvernement) que le projet serait confié au professeur Rocard, physicien connu pour les succès de son action à l'École normale », ou quelque chose comme cela. J'ai alors compris que Guillaumat, qui ne pouvait pas mettre en avant Francis Perrin, me donnait en référence comme capable d'assurer le succès des bombes. J'étais bien sûr volontaire pour jouer ce rôle, mais finalement je l'ai joué souvent à mon insu.

Les relations avec l'Armée furent complexes. L'Armée dans son ensemble obéissait au gouvernement, donc se déclarait hostile aux bombes, surtout si on voulait les lui faire payer sur un budget trop maigre. Il y avait cependant une dissidence toute théorique: le général Charles Ailleret, grand résistant, sorti d'un camp de concentration, bouillant parachutiste, grand partisan de l'arme nucléaire, recevait les plaintes d'officiers plus jeunes, mal occupés, et canalisait les vocations en envoyant à toutes fins utiles les intéressés suivre des cours de physique nucléaire chez Jean Thibaud, à Lyon, plutôt que chez Joliot, évidemment trop rouge. Attendant d'année en année que la France se décide enfin pour la bombe, le général Ailleret poussa ses intrigues assez loin. Il se laissa séduire par un jeune ingénieur d'Armement, Paul Chanson, qui pendant l'Occupation s'était camouflé en civil dans un laboratoire de physique nucléaire, y avait acquis quelque expérience et pouvait passer pour un spécialiste. Chanson avait d'ailleurs avec lui une petite équipe. D'autre part Ailleret séduisit René Pleven, souvent ministre sous la IVe République, et fit circuler dans les cabinets ministériels l'idée qu'il pourrait aller jusqu'à une explosion nucléaire en dépensant seulement 10 milliards d'anciens francs s'il en avait la responsabilité. Dans ses approches politiques, Guillaumat (présentant mes devis) soutenait qu'il en fallait 100: ce désaccord flagrant a jeté le trouble pendant des années dans le milieu politique, qui aurait bien donné raison à Ailleret. Mais, pour lui confier la tâche, il aurait fallu démanteler le CEA, à qui son ordonnance de 1945 donnait le monopole de la manipulation des matériaux atomiques. D'ailleurs l'Armée jouait aussi de la corde anticommuniste: Joliot, bien que destitué, était encore présent par de multiples antennes dans le CEA, il dira tout aux Russes, etc.

Pendant ce temps, Guillaumat s'en tenait vis-à-vis de moi à ses principes du début: « Vous serez le responsable scientifique du projet, mais trouvez-moi un ingénieur général des Fabrications d'armement pour le diriger. » Le corps des ingénieurs d'Armement, pressenti très discrètement, lui désignait des candidats; j'en reçus plusieurs avec la mission de décider s'ils étaient capables, en m'assurant accessoirement que je pouvais collaborer avec eux. Ils me firent tous une impression déplorable: peu intéressé à la bombe atomique, ou seulement persuadé qu'on en était très loin, le corps ne croyait pas à cette tâche et présentait seulement les laissés pourcompte dont il lui aurait été agréable de se débarrasser dans sa hiérarchie propre. Il y avait des précédents dans l'Histoire: en 1914-1918, la France eut une aviation subordonnée à l'Armée. En 1927, on voulut en faire une arme au même titre que la Marine. Il fallut remplir les hauts grades, et la direction du personnel militaire ne manqua pas d'en profiter pour se délester de personnages qu'elle appréciait peu. On en ressentit les effets en 1940.

Guillaumat, du reste, me donnait finalement raison, mais me trouvait quand même assez malcommode. En désespoir de cause, voyant les tâches s'accroître sans cesse, je lui fis la proposition d'abandonner mon poste de professeur pour m'engager à temps complet au CEA. Il me le refusa formellement, avec des arguments de prudence: « Un ministère peut nous laisser tomber, tout arrêter, tout interdire. Vous n'auriez plus de position assurée », etc. En réalité, peut-être l'idée qu'il avait de mes capacités lui donnait-elle à penser que je ne serais pas à ma place dans un poste de direction et que je ne l'aiderais pas à dominer la situation. Finalement, je restai professeur.

Une autre question se débattait avec l'Armée: où fabriquerait-on la bombe? Sachant que l'argent serait pris sur son budget, l'Armée attirait l'attention sur un manque de sûreté politique présumé du CEA et exigeait qu'au moins l'arsenal constructeur soit installé dans un fort: mais la direction du Génie ne me présenta que les forts dont elle ne voulait plus, trop détruits par les Allemands en 1944 pour qu'on essaye de les récupérer. Dans mon rôle de supporter clandestin de la bombe, j'eus à visiter dix neuf forts ou batteries de la région parisienne, tous dans un état pitoyable. Je n'imaginais pas que les pauvres Allemands aient pu mettre tant d'acharnement dans ces destructions puériles. Finalement, les devis de réparation seraient prohibitifs, et je m'opposai de toutes mes forces à cette injonction de travailler sur un terrain militaire.

Cependant, à cette époque, les choses évoluaient déjà plus vite. Voyant qu'il devait renoncer à trouver un ingénieur général des Fabrications d'armement, et persistant à ne pas vouloir me confier de pouvoirs d'exécution, Guillaumat prit le parti de s'adresser à un colonel puis général de parachutistes, possédant de brillants états de services, Buchalet. Ce fut finalement une décision fort sage, elle allait contre sa doctrine du début (« que l'Armée soit responsable du projet »), mais elle permit l'adoption de méthodes fort souples qui menèrent au succès. Buchalet, prenant ses fonctions de directeur du BEG (Bureau d'Études Générales ainsi était camouflé le projet à l'intérieur du CEA), m'accompagna dans la visite des derniers forts à refuser, et ne cacha pas son sentiment là dessus le même que le mien. J'ignore d'ailleurs à quelle occasion politique précise Guillaumat se trouva suffisamment conforté dans sa résolution pour prendre hardiment sa décision de mettre Buchalet en place, sans plus se soucier des ingénieurs généraux d'armement.

Pendant ce temps, les grosses piles de Marcoule se construisaient à un rythme très satisfaisant. J'avais les moyens et l'autorité de procéder à quelques recrutements: ma fonction de directeur du laboratoire de physique de l'École normale supérieure m'y incitait fortement car elle me fournissait d'excellents candidats. Pouvait-on cependant les laisser en attente pendant cinq an - le délai pour voir sortir le plutonium - en ne les occupant qu'à des exercices théoriques? C'était impossible, aussi mis-je en avant l'intérêt d'occuper le personnel à la détection des explosions nucléaires étrangères, ce qui était de toute évidence une excellente préparation aux essais de nos propres bombes, essais nécessitant de nombreuses mesures de toutes sortes sur le terrain.

 

1. Le sous marin à propulsion nucléaire dû a l'amiral américain Rickover venait de bouleverser la stratégie navale.