Galina Bandazhevskaia
oul. Chougaiéva, 3-1, appt 454
Minsk - Belarus
M. Ivalyo PETROV
The Human Rights Committee,
ONU, Geneva
Fax : 0041 22 917 90 22
M. MIGUEL DE LA LAMA
The Committee on Arbitrary Detention,
ONU, Geneva
Fax : 0041 22 917 90 06
Minsk, le 6 septembre 2002
Messieurs,
Je m'adresse à vous pour que vous m'aidiez à sauver le professeur Youri Bandazhevsky, qui se trouve depuis un an et demi en prison à Minsk.
En tant que médecin, je suis inquiète de voir que son état de santé s'est brusquement aggravé. Certes, la prison n'est pas un sanatorium et le séjour entre ses murs ne vous refait pas une santé. Parfois il y est bien difficile de simplement survivre et de ne pas succomber sous les coups du système pénitentiaire. Le seul moyen de tout supporter et de tenir bon est de croire avec force en quelque chose.
Mon mari croyait fermement en la science. Elle était son dieu, il savait que sa cause était juste et qu'il travaillait pour le bien des hommes.
Je pensais qu'avec l'aide de ceux qui soutenaient ses recherches et l'amélioration des conditions de son incarcération il pourrait tenir le coup et sortirait vainqueur.
Mais c'est précisément après l'amélioration des conditions de sa détention que de brusques changements survinrent dans son état physique et dans son comportement. Le professeur Bandazhevsky était pourtant reconnaissant et ravi de sa nouvelle situation. Il avait été transféré du détachement où ils étaient 80 détenus dans une chambre pour 3 personnes avec une télévision et on lui avait même fourni un ordinateur pour son travail. Il m'écrivait alors: "Je suis heureux de pouvoir enfin faire un travail productif dans les limites du permis".
Les premiers temps toute la famille s'était sentie soulagée car nous comprenions que le fait de travailler, de se consacrer de nouveau à ce qu'il aimait l'aiderait à tenir le coup, à tout supporter, à garder la tête claire même dans ces conditions difficiles.
Mais notre joie s'avéra prématurée. Ces conditions nouvelles que je considérais comme une amélioration se révélèrent être un piège : je voyais mon mari changer de jour en jour. Avant il écrivait à sa famille des lettres quotidiennes, il nous faisait partager ses pensées, il exposait son programme du lendemain, il nous envoyait des textes scientifiques. Malgré les conditions de détention extrêmement pénibles dans ce grand détachement de détenus, il trouvait la force de vivre, de travailler et de soutenir le moral de sa famille par ses lettres.
Après le 5 juin (date de l'amélioration des conditions), les lettres de mon mari sont devenues de plus en plus rares, il ne voulait plus y parler de science, ne s'intéressait plus à ses enfants, aux affaires de famille.
Lorsque je revis mon mari après une interruption de trois mois (pendant tout ce temps il n'y a pas eu de droit de visite), je ne pus le reconnaître. J'avais devant moi un autre homme, un homme écrasé, indifférent à tout ce qui l'entourait. Ses yeux vides au regard éteint reflétaient une énorme souffrance. C'était un homme à l'identité dédoublée, au psychisme brisé.
Il m'a demandé le divorce tout en ajoutant que je ne devais pas croire à ce qu'il me disait ou faisait en ce moment. Il m'a prié de prendre en compte la situation dans laquelle il se trouvait et tout ce qui se tramait autour de lui. Je voyais qu'il souffrait, qu'il ne pouvait pas me dire ouvertement tout ce qu'il voulait. D'ailleurs il semblait même incapable d'exprimer ses pensées clairement. Il m'a dit que ses pensées s'embrouillaient dans sa tête et que les mêmes idées revenaient constamment comme sur un disque rayé. "Je ne comprends pas ce qui m'arrive, je suis incapable d'avoir un regard lucide sur moi-même", me dit-il.
Il m'a dit que ses dents s'effritaient et qu'il avait constamment des maux de tête. Je suis médecin et je voyais bien que j'avais devant moi un homme malade, un homme qui grâce aux efforts de ses adversaires - avait perdu toute confiance en soi. Il ne croyait même plus à ce qui avait été jusque là sacré pour lui : son travail scientifique lié aux problèmes de Tchernobyl. Tout cela lui était devenu indifférent, l'effrayait et lui paraissait dangereux. Il m'a plus d'une fois répété qu'une fois sorti de prison, il ne ferait jamais plus de la recherche scientifique : "je n'y toucherai plus jamais, à cette science liée à la radiation". Lorsque je lui demandai comment pouvait-il trahir sa cause et tout abandonner, il me répondit : "J'ai peur pour nos enfants".
Je ne reconnais plus mon mari. Lorsqu'il état venu s'installer dans la zone radioactive avec ses enfants encore petits, il avait clairement conscience qu'il prenait des risques, mais il savait qu'ils étaient justifiés par l'aide qu'il venait apporter aux populations des territoires contaminés. Il me disait alors : " Nous sommes médecins et s'il arrive quelque chose à nos enfants nous saurons leur venir en aide, à eux et à nous mêmes, mais des milliers d'autres enfants vivant dans ces territoires ont besoin de nous eux aussi".
Et voilà qu'après tout ce qu'il a enduré pour défendre sa vérité, il me déclare qu'il abandonne! Il parle comme un homme effrayé, poussé à bout, manipulé, un homme en permanence sous le chantage et la pression, un homme qu'on pousse à choisir entre la science et ses enfants.
Dans ses lettres il m'écrit une chose, à mes questions il en répond une autre.
Comment de tels changements ont-ils pu survenir si brusquement après l'amélioration de ses conditions de détention?
A l'heure actuelle il a complètement coupé tout contact avec moi et ses enfants. Il ne veut plus nous voir aux visites en expliquant qu'il ne fait même plus confiance à sa famille.
On voit que c'est un homme malade, victime de notre système pénitentiaire: ils sont arrivés à dédoubler sa personnalité, à lui faire douter de lui-même, à le désorienter. C'est devenu un homme incapable de résister, une sorte de pâte à modeler dont on peut faire n'importe quoi, qu'on peut diriger à sa guise.
Je vous supplie de ne pas laisser périr ce scientifique. Actuellement je ne sais qu'une chose: nous sommes en train de le perdre. Je crains que dans quelques mois il n'y ait plus personne à sauver.
Je vous prie donc d'accélérer l'examen du recours déposé à la Commission de l'ONU.
Je continue d'espérer qu'au XXI siècle on ne permettra pas qu'un innocent soit détruit.
G.Bandazhevskaia
Rappel:
Le Pr. Bandazhevsky recteur de l'Institut de médecine
de Gomel avait été arrêté en juillet
1999 sur une accusation de soi-disant pots
de vin qu'il aurait reçus pour favoriser l'inscription
d'étudiants à l'institut qu 'il dirigeait.
Les chefs d'accusation sont fallacieux et ressemblent aux machinations
de l'époque soviétique qu'on croyait révolue.
En réalité il semble bien que les poursuites du
gouvernement de M. Loukachenko contre Yuri Bandazhevsky sont liées
à ses activités scientifiques qui mettent en évidence
les conséquences sanitaires nocives de la catastrophe de
Tchernobyl dont les effets sont toujours visibles aujourd'hui
et vont en croissant. De plus, il a publié un rapport critiquant
radicalement la façon dont certains scientifiques et le
Ministre de la santé du Belarus ont utilisé les
fonds alloués aux études médicales sur les
conséquences de Tchernobyl. C'est probablement la cause
principale de son arrestation.
Démis de ses fonctions il a été maintenu
en prison dans des conditions très sévères
(isolement, maladie) pendant plus de 5 mois et libéré
fin décembre 1999 (en attente de son procès) grâce
à une rapide réaction internationale. Il a été
déclaré comme "prisonnier de conscience potentiel"
par Amnesty International. Depuis l'an dernier il a été
astreint d'abord à rester à Minsk puis en Belarus
(il n'a pas pu venir à Paris recevoir le prix que lui a
décerné l'association internationale des médecins
pour la prévention des guerres nucléaires). Grâce
au Pr. Nesterenko qui dirige l'institut indépendant BELRAD
il a pu continuer ses travaux et rédiger des monographies
extrêmement importantes sur l'effet sur l'organisme de la
contamination interne par le césium 137 chez les enfants,
en particulier sur le système cardiovasculaire. Son procès
qui a débuté en février 2001 au tribunal
militaire de Gomel a montré les faiblesses de l'accusation,
mais le 18 juin 2001 le Pr. Yuri Bandazhevsky a été
condamné à 8 ans de réclusion (travaux pénibles,
isolement, pas de livres, 3 visites par an de la famille).
Le verdict est un coup terrible, non seulement pour lui et sa
famille, mais pour tous ceux qui veulent connaître les conséquences
réelles de la catastrophe de Tchernobyl sur la santé
des enfants vivant au Bélarus dans les zones contaminées
par les radionucléides. N'oublions pas qu'un accident nucléaire
grave est possible partout et aussi chez nous
Entre autres pathologies, le Pr. Bandazhevsky a montré
qu'une charge corporelle en césium 137, même relativement
faible avec les critères habituels utilisés en radioprotection,
pouvait conduire à des dysfonctionnements importants du
système cardiovasculaire des enfants et pour certains enfants
il s'agit d'une pathologie irréversible, comme s'ils étaient
atteints d'un vieillissement prématuré.
C'est parce que le Pr. Bandazhevsky est " gênant "
pour les autorités de radioprotection non seulement du
Bélarus mais aussi pour les autres pays nucléarisés
qu'il est ainsi attaqué et qu'il risque sa santé
et sa vie.
Une des lettres précédentes:
Lettre de Galina Bandazhevskaya, épouse de Youri Bandazhevsky, adressée à Wladimir Tchertkoff après la visite à son mari.
Boujour Vladimir Sergueievitch,
A votre demande je décris les derniers événements
liés au destin du professeur Bandazhevsky.
Le 10 janvier j'ai eu droit à une brève visite avec
mon mari à la colonie à régime renforcé.
On a droit à ces visites une fois tous les quatre mois
et on peut transmettre au détenu un colis de produits alimentaires
de 30 kg. "Brève visite" signifie une rencontre
avec le détenu et une conversation par téléphone
dans une cabine divisée par un verre transparent. Il est
vrai que cette fois-ci le téléphone ne marchait
pas et nous avons du communiquer par gestes et par cris. Mais
ce n'est pas le pire de ce que nous avons dû endurer ces
derniers temps, aussi les petits désagréments de
ce genre sont-ils acceptés comme une chose somme toute
ordinaire.
Youri fait tout pour ne pas perdre le moral, il ne cesse de travailler
même dans les conditions où il se trouve. Il est
autorisé à se servir de la bibliothèque où
on lui a réservé une place pour travailler. Il travaille
énormément, de plus l'éclairage n'est pas
excellent et ses yeux s'en ressentent : il a ces derniers temps
des problèmes de vue. Il est possible que sa vue ait baissé
aussi à cause du terrible stress nerveux qu'il a enduré.
Je peux certes me tromper, c'est peut-être tout simplement
une question d'âge. On lui permet d'écrire autant
qu'il veut mais pour lui faire parvenir de la littérature
scientifique, nous nous heurtons à des difficultés.
Il n'a droit qu'à un seul colis par an. Aussi sommes-nous
obligés de lui envoyer la littérature sous forme
de "lettres" (c'est ainsi que la poste appelle tous
les plis de moins de 2 kg). Si le livre dépasse ce poids,
il faut donc le démembrer en plusieurs parties.
Pour améliorer les conditions de son travail de recherche,
il faudrait absolument qu'il ait accès à un ordinateur,
même si cet accès est limité et soumis à
certaines conditions. Nous sommes au XXI siècle et même
dans les colonies il devrait y avoir certaines exceptions pour
les scientifiques. Ses recherches ne sont pas un caprice. Elles
sont importantes et même indispensables pour toutes les
victimes des catastrophes nucléaires. Un ordinateur, ce
n'est pas un lit moelleux, une chambre isolée ou une bonne
nourriture. C'est un instrument de travail indispensable à
un scientifique. Or le travail n'est pas interdit à la
colonie! Et le tribunal ne lui a pas enlevé son titre de
scientifique. Il faudrait qu'on lui permette de travailler, d'avoir
accès à un ordinateur même si c'est sous l'il
vigilant des surveillants, à certains jours et à
certaines heures. Les conditions sont du ressort de la colonie,
à eux de choisir le régime de travail qui leur convient.
Mais pour l'instant il ne dispose pas de cette possibilité.
Pourtant les avocats disent qu'il faut persévérer
à adresser des demandes et que nous serons peut-être
entendus. Je pense aux demandes des associations, des médecins,
des scientifiques étrangers. Les avocats, c'est notre point
faible, on peut difficilement compter sur eux.
L'avocat du Comité Helsinki du Bélarus, G.P. Pogoniaïlo,
se consacre à la rédaction de la plainte à
l'ONU (au Comité des Droits de l'Homme). C'est un travail
ardu et complexe. Le plus important est que la plainte soit composée
en parfaite conformité avec les exigences de ce comité.
Quelques mots maintenant sur la recherche dans notre institut
(il s'agit de l'Institut fondé par Youri Bandazhevsky à
Gomel, dont il a été le recteur pendant 9 ans, jusqu'à
son arrestation n.d.t.). Nous avons reçu à l'institut
la visite d'une délégation de scientifiques de l'université
de Nagasaki, venus dans le but de conclure un contrat de coopération
entre les centres médicaux de nos deux villes, victimes
toutes les deux du nucléaire - bombes atomiques et accident.
Le recteur de l'institut de médecine, qui est pourtant
professeur, médecin et chercheur, a demandé aux
Japonais s'ils ne savaient pas quels devraient être les
sujets de recherches des médecins et scientifiques de la
région de Gomel, quels travaux devaient-ils entreprendre
pour comprendre l'impact de la catastrophe de Tchernobyl sur l'organisme
humain. A l'heure actuelle, les chercheurs de l'institut étudient
n'importe quoi sauf l'action du Césium-137 sur l'organisme
humain après l'accident à la centrale de Tchernobyl.
Je poursuis ma lettre pour vous, Vladimir Sergueievitch. Deux
mois se sont écoulés depuis notre précédente
rencontre avec Youri. Je vous informe que les 8-10 mars nous avons
eu l'autorisation d'une longue visite. On a le droit à
ces visites deux fois par an. Elles durent trois jours. Elles
sont certes indispensables pour s'entretenir, pour soutenir son
moral, lui redonner des forces et la foi en l'avenir. Cette fois
il est venu à la visite un peu malade. L'épidémie
de grippe n'a pas épargné son détachement
et il l'a attrapée, lui aussi, mais d'après moi
sous une forme légère. En trois jours il s'est un
peu rétabli. Il est d'humeur sombre, déprimé
mais la parution de son livre à la veille de la visite
avec l'aide du professeur Nesterenko lui a remonté le moral.
Le livre a pour titre "Processus pathologiques dans l'organisme
en présence de radionucléides incorporés".
La foi qu'il a dans la science et le sentiment d'être utile
aux hommes lui donnent des forces. Il voudrait tant que toutes
les données scientifiques qu'il a réunies au cours
de ses dix années de recherches dans la région de
Gomel (et c'est un très gros dossier) soient utiles aux
médecins et aux scientifiques qui ne sont pas indifférents
à la santé de ceux qui vivent dans les conditions
de risques écologiques, c'est à dire dans les territoires
contaminés par les radionucléides. Voilà
pourquoi il fait tout pour publier ces matériaux sans ménager
ni ses forces ni sa santé.
A l'heure actuelle il continue à travailler mais plus les
jours et les mois de sa détention s'écoulent, plus
il ressent que l'information scientifique lui manque. Tout ce
que nous lui envoyons par "lettres" (livres et revues
scientifiques) - ce sont surtout des publications biélorusses
- ne peut satisfaire ses besoins. Cela le chagrine beaucoup. Il
a peur de prendre du retard sur les idées scientifiques
d'aujourd'hui. Il a besoin d'échanges avec les scientifiques
du monde entier.
Il m'a demandé d'exprimer son énorme gratitude à
tous ceux qui le soutiennent, qui lui envoient des lettres et
des livres à la colonie. Ce soutien est extrêmement
important pour lui.
La veille de la visite j'ai reçu un colis de produits alimentaires
pour lui de la part d'Amnesty International. La joie de savoir
qu'on pense à lui lui a fait venir les larmes aux yeux.
Il dit qu'il n'aurait jamais supposé qu'un jour il devrait
être entretenu par d'autres. Actuellement les détenus
parlent beaucoup de l'amnistie et l'attendent. Son projet est
déjà prêt et remis à Loukachenko. On
ne sait pas encore quand il sera adopté et approuvé.
Dans le train à mon retour de Minsk j'ai lu ce qui suit
: " Il n'y a rien à donner à manger aux détenus,
a déclaré le ministre de l'Intérieur Vladimir
Naoumov. Il a informé le pays que le ministère de
l'Intérieur présentera au parlement un projet de
loi sur une nouvelle amnistie. La dernière amnistie a eu
lieu en 2000". (journal Svobodnyié Novosti,
N°9, 7-14 mars 2002).
Le plus terrible est que l'article selon lequel Youri a été
condamné n'est pratiquement pas amnistiable. La seule possibilité
est de diminuer sa peine de détention d'un an. En tous
cas, jusqu'à présent c'était comme ça,
et peut-on espérer un miracle?
Voici nos nouvelles. Chaque rencontre me coûte beaucoup
de forces et de santé mais nous arrivons à tenir,
nous essayons de ne pas perdre le moral, la maîtrise de
soi et la foi dans les hommes. Et tout cela grâce au soutien
général qui nous aide beaucoup, ma famille et moi.
Encore une fois merci à vous et à tous ceux qui
soutiennent le professeur Bandazhevsky et sa famille.
Merci.
Recevez mon respect et ma gratitude
Galina Bandazhevskaïa