Le Généraliste n°901, 7 avril 1987:

Tchernobyl, suite:
L'inquiétude grandit en Corse

Dans certaines régions de France, en Corse notamment, les chiffres de contamination annoncés officiellement ont été largement dépassés. Agriculteurs et médecins commencent à faire des constatations troublantes.

L'évaluation de la contamination radioactive de la Corse suite à l'accident de Tchernobyl n'ayant pas été faite par les services officiels (1) (pas de mesures précises de l'activité de l'air pendant la première semaine du mois de mai 1986, pas de mesures de contaminations en surface des sols), la Crii-Rad (Commission régionale indépendante d'information sur la radioactivité créée le 10 mai 1986) a pu rapidement faire analyser des produits par l'lpn (Institut de Physique Nucléaire) de Lyon et ainsi a relevé au 16-07-86 du thym contenant 341 Bq/kg d'Iode 131, 535 Bq/kg de Ruthénium 103 et 2 448 Bq/kg de Césium 137 et 134. Compte tenu de l'étude dynamique de la contamination de ce thym coupé le 07-07-86, il devait être contaminé le 3 mai 1986 à 128 000 Bq/kg d'Iode 131, 8 560 Bq/kg de Ruthénium 103, 39 200 Bq/kg de Césium 137 + 134. Soit un total de 175 760 Bq/kg de ces radioéléments. Trois foins coupés le 15 mai ont été analysés le 16-07-86 et contenaient respectivement 837 Bq/kg, 2 603 Bq/kg et 2 592 Bq/kg en activité totale (somme des activités des différents éléments), ce qui donne 60 000 Bq/kg à 80 000 Bq/kg début mai.

9 rems pour un enfant de 10 ans

De telles valeurs n'ont pu être atteintes qu'avec des activités surfaciques de plusieurs centaines de milliers de Bq/m2 (par exemple Cruas pour la Drôme Ardèche 252 000 Bq/m2 mesurée par Edf).

D'après le tableau des précipitations, on voit que les régions (Haute-Corse) où ont été faits ces prélèvements, ne sont pas les plus contaminées, mais il était trop tard pour faire des mesures d'Iode 131 aux points suspectés.

Conséquence : en reprenant les deux seules valeurs significatives du Scpri (Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants) non diffusées au public : 4 400 Bq/l d'Iode 131 et 2 900 Bq/l d'iode 131 dans du lait de brebis de Haute-Corse au 12-05-86 (soit 24 000 Bq/l d'Iode 131 au 2 mai), et en prenant le modèle d'évolution du Cea (période effective 4,5 j, pour l'Iode 131 dans le lait de brebis, on peut dire qu'un enfant d'une dizaine d'années consommant 1 litre de lait par jour (lait contaminé à 15 000 Bq/l initialement en Iode 131, hypothèse moyenne) ou un équivalent en fromage frais de 200 g, aurait reçu une dose de 9 Rems à la thyroïde alors que la limite autorisée par le Euratom est de 5 Rems.

De quelque manière que l'on conduise le calcul, on dépasse largement les 100 000 Bq d'Iode 131, limite annuelle d'incorporation. Ce qui prouve que des mesures étaient nécessaires et n'ont pas été prises par les pouvoirs publics.

De plus, ces calculs concernent des régions qui ne sont pas les plus contaminées, concernent une tranche d'âge de population qui n'est pas le plus vulnérable (en effet, Anglais et Allemands ont montré que pour plusieurs éléments radioactifs, la tranche d'âge de 1 an était la plus critique), et enfin, concernent un type d'alimentation habituel chez les enfants de Haute-Corse.

Un bilan inexistant

A cette contamination, il faut ajouter celle due aux Césium 137 et 134, éléments de longues périodes radioactives (Cs 137 : au bout de 30 ans la moitié des atomes présents initialement ne sont pas encore désintégrés. Cs 134 : 2 ans. Strontium 90 : 28,5 ans. Plutonium 239 : 24 000 ans).

Le Cea a fait un calcul sur la base suivante : un enfant de 1 an consommant 0,7 l de lait par jour pendant sept mois, lait produit par du bétail nourri avec du fourrage contaminé à 4 000 Bq/kg en Césiums et 80 Bq/kg en Strontium aurait reçu 60 milli-Rems sur l'organisme entier. Ces hypothèses sont là encore des hypothèses moyennes. La Crii-Rad qui a effectué un grand nombre d'analyses de fourrages dans la Drôme (département contaminé à un niveau comparable à la Corse) a mesuré des fourrages contaminés jusqu'à 8 000 Bq/kg, le laboratoire vétérinaire jusqu'à 10 000 Bq/kg.

D'autres éléments radioactifs et d'autres types de contamination (inhalation, dépôt sur la peau...) ont également alourdi l'équivalent de dose délivré aux habitants de la Corse sans qu'aucun bilan n'ait été fait.

Malgré les différentes mises en garde de la Crii-Rad, aucune mesure d'élimination des produits les plus touchés, à l'instar des autres pays européens (avec indemnisation des agriculteurs) n'a été prise, aucun contrôle systématique des habitants n'a été fait en anthropogammamétrie (mesure des éléments radioactifs incorporés in vivo).

D'ores et déjà J. W. Gofman de l'Université de Berkley (Californie), d'après les données fournies par la France à l'Oms basées sur une dose moyenne pour l'ensemble de la population de 48 mRad pour le Césium 137, estime à 9 500 morts par cancer sur l'ensemble de la population française. Le plus lourd tribut sera payé par les habitants des zones les plus touchées telles que la Corse, la Drôme, l'Ardèche, le Vaucluse, l'Isère, le Jura, le Bas-Rhin, les Alpes de Haute-Provence, les Alpes-Maritimes, l'Ain, etc.

Des veaux mort-nés

Pendant ce temps, le Scpri qui n'a pas su faire les mesures correctement (ex : dans ses différentes synthèses 86 non publiées, aucune mesure de foin ne dépasse 1 000 Bq/kg alors que le laboratoire vétérinaire de la Drôme et la Crii-Rad en ont mesuré des dizaines à plus de 4 000 Bq/kg, jusqu'à 10 000 Bq/kg), qui n'a pas pris la peine de vérifier l'impact de cette contamination par une étude anthropogammamétrie sur les populations les plus touchées, qui a fourni au ministère de la Santé et de l'industrie des chiffres 7 fois plus faibles que ceux qui avaient été mesurés par Edf sur le site de Cruas (Ardèche), continue maintenant en niant l'effet des faibles doses qui est reconnu par tous les scientifiques internationaux.

Or, des anomalies importantes ont été observées en Corse sur les veaux nés en décembre-janvier 1987 de vaches en gestation pendant la période mai-juin 1986 : veaux mort-nés, veaux mourant après quelques semaines. Ainsi 21 décès ont été constatés actuellement sur 56 mises bas dans un rayon de 8 km pour 10 troupeaux.

Il est à signaler que les vaches corses sont réputées pour leur robustesse. Elles sont en stabulation libre et se délivrent toutes seules.

Des pédiatres s'inquiètent actuellement pour des nourrissons (2 à 9 mois) qui présentent des affections respiratoires résistantes à la cortisone.

Ces observations sont rapportées par le Docteur Fauconnier (Corse). Il est très important de savoir si des anomalies du même genre ont été observées par des médecins français et, de signaler toute anomalie au Comité Médecin de la Crii-Rad (2).

François MOSNIER
(Crii-Rad)

 

(1) Il est à noter que l'évaluation de la contamination n'a pas été faite correctement par les services français alors que toutes les conditions favorables étaient réunies pour le faire : éloignement du lieu de l'accident, avertissement fait par les Suédois dès le 28 avril soit 3 jours avant le passage du nuage sur la France, on est en droit de se poser la question de savoir de quoi seraient capables les services de Protection français se trouvant confrontés avec un accident majeur se déroulant beaucoup plus près, par exemple sur notre territoire.

(2) Crii-Rad. Contact Dr Denise Wohl, (26400 Grane. Tél. : 75.90.17.51), ou pour la Corse, Dr Denis Fauconnier, Couvent de Tuani, Costa, 20226 Belgodere. Tél. : 95.61.51.25.


Informez vous

La Gazette Nucléaire, éditée par le Gsien (Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire) a publié deux numéros (69/70, 71/72), consacrés à Tchernobyl et ses retombées. Gsien : 2, rue François Villon, 91400 Orsay.

La Crii-Rad (voir texte), association créée en mai 1986, s'est dotée d'un laboratoire d'analyses indépendant. Elle vient de publier le 2 numéro de son organe d'information « le cri du Rad », qui contient les résultats de très nombreuses analyses effectuées à la demande sur des produits en provenance de toute la France. « Le Cri du Rad », 8, rue Louise Gémard, 26200 Montélimar.

La Crii-Rad a mis en place un service d'information par téléphone sur le nucléaire. Des questions peuvent également être posées à ce numéro, auxquelles il sera répondu ultérieurement. Tél. (75) 51.33.40.75.