Extrait de Avoir
détruit Hiroshima,
Correspondance de Claude Eatherly le pilote [de l'avion de reconnaissance]
d'Hiroshima, avec Günther Anders, Robert Laffont, 1962.
En d'innombrables écrits, les spécialistes
occidentaux ont dépeint, depuis 1945, les « effets
des armes nucléaires ». Mais toute cette vaste
littérature présente une lacune. Il est vrai que
les experts ont examiné par le détail les décombres
ainsi que des dizaines de milliers de survivants de la catastrophe,
mais ils ont oublié un élément important,
à savoir leur propre personne.
Ce faisant, ils ont méconnu un facteur décisif :
les bombes atomiques touchent également ceux qui les utilisent,
ils touchent déjà ceux qui projettent seulement
de s'en servir.
Le contrecoup des moyens de destruction massifs n'est pas de nature
matérielle, il est spirituel et psychologique. Car le pouvoir
destructif des « armes » atomiques, qui
dépasse tout ce qu'on a mis en oeuvre jusqu'ici au cours
des guerres, pèse sur ceux qui les utilisent ou qui projettent
de les utiliser : l'effet moral de l'arme affecte leur âme
consciente ou inconsciente.
Le « cas Eatherly » nous a, pour la première
fois, permis de connaître l' « effet en
retour » des nouvelles « armes ».
Nous voyons là un homme qui n'écarte pas d'un geste
délibéré l'horreur dont il porte en partie
la responsabilité, qui n'a pas recours au refoulement,
mais qui se rend compte de sa culpabilité, qui pousse un
cri d'alarme là où d'autres se taisent dans une
attitude de résignation. Son trouble, son indignation,
ses souffrances paraîtront plus « normaux »
aux générations futures que le comportement de ses
compatriotes en particulier et de ses contemporains en général.
Nous devrions tous ressentir sa douleur et le proclamer, nous
devrions lutter avec toutes les forces de notre conscience et
de notre raison contre l'apparition dans le monde de l'inhumain
et de l'antihumain.
Mais nous restons muets, nous gardons notre sang-froid, nous jouons
les « blasés ».
Notre paix pourtant n'est qu'apparence. En réalité,
nous sommes tout aussi incapables de supporter l'épreuve
psychologique des « armes » nouvelles. Sous
leur impact, les bases de notre existence morale et politique
s'effondrent. L'écart entre ce que nous voulons défendre
et les moyens mis en oeuvre s'agrandit de jour en jour. La conséquence
de cette évolution est l'apparition de tensions intérieures
presque permanentes et de maladies mentales collectives qui affectent
de plus en plus l'humanité.
Les États-Unis qui ont les premiers porté sur la
scène du monde ces monstres dévorants, qui n'ont
pas hésité à les perfectionner malgré
les cris d'alarme poussés au Japon, connaissent aussi les
premiers le contrecoup psychologique de la bombe. Le « cas
Eatherly » est fort simple si on le compare au « cas
Etats-Unis ». Le noeud du drame n'est pas, au sens
propre du terme, le calvaire d'un pilote américain, mais
la fatale erreur de ses concitoyens et de son pays. Pour se «
libérer de la peur », ils ont fait naître
dans le monde la « peur atomique », pour
donner la liberté et le bonheur à l'individu, ils
se croient obligés de menacer de destruction des millions
d'humains.
Au « cas des Etats-Unis » est venu s'ajouter
le « cas de l'Union Soviétique »,
de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Allemagne - demain nous
aurons le « cas de la Suède », de
la Suisse, d'Israël, de la Chine. Aucun des pays qui décident
de recourir, pour défendre leurs valeurs et leurs droits,
à l' « arme nouvelle » destructrice
de toute valeur et de tout droit, ne saurait échapper à
l'épreuve psychologique que constitue la préparation
d'un tel massacre.
Même sans être employées, au propre sens du
mot, les armes atomiques, tenues en réserve, se retournent
déjà, rien que par le fait de leur existence, contre
leurs promoteurs : elles vident la démocratie de son
sens en déléguant à une petite minorité
le pouvoir des décisions suprêmes, elles mènent
à la déshumanisation des hommes chargés de
la défense des pays, puisque ceux-ci doivent toujours être
prêts à jouer leur va-tout. Elles désintègrent
dans les pays qui en disposent la foi profonde des citoyens dans
leur vocation humaine et morale.
Quand on contemple la photographie du jeune
Claude Robert Eatherly, pilote volontaire de la dernière guerre, on
a devant soi la figure typique du clean cut boy américain.
Peu d'événements ont marqué ses traits, mais
sa figure reflète toutes les vertus des héros de
romans, la rectitude, le courage, la propreté morale, l'innocence.
Des milliers de jeunes gens ont
ainsi suivi l'appel des armes et ont accouru pour défendre
decency and democracy contre la barbarie national socialiste.
L'étudiant Eatherly avait le droit de croire, lorsqu'il
quitta son école du Texas pour la caserne, qu'on peut défendre
les armes à la main la liberté et l'humanité.
Sa prise de position contre toute guerre, même celle qui
se présenterait sous les apparences de la justice, n'en
a que plus de poids. Car, entre l'engagement du jeune volontaire
et le pacifisme de l'interné dans un asile se place l'expérience
des dévastations atomiques. Eatherly, en effet, y avait
pris une part active sans bien se rendre compte d'ailleurs du
rôle dont on le chargeait.
On raconte que le commandant Eatherly n'aurait plus adressé
la parole à ses camarades après l'expérience
bouleversante d'Hiroshima. On ne s'en inquiétait pas beaucoup
à la base de Tinian où l'aviateur désormais
tristement célèbre attendait l'ordre de démobilisation.
On appelait cet état battle fatigue ; plus
d'un soldat en souffrait et Eatherly lui-même avait déjà
été la victime, en 1943, d'une dépression
nerveuse après treize mois d'activité de patrouille
dans le Pacifique Sud.
Un traitement de quinze jours dans une clinique new-yorkaise l'avait,
à l'époque, remis d'aplomb. De fait, il recouvra
bientôt un état d'esprit que les vétérans
du Pacifique qualifiaient de « normal »
et qui consistait en parties de poker ponctuées de jurons,
de plaisanteries, d'anecdotes de guerre.
A la même époque, la nouvelle se répandit
dans le monde qu'un des pilotes du bombardement d'Hiroshima se
serait retiré dans un couvent pour chercher dans la prière
le pardon de sa faute. C'était une légende. En réalité,
le commandant L., dont le nom fut avancé, accepta un poste
de directeur dans une chocolaterie. Le bruit qui avait couru était
« plus vrai que la vérité »,
il fit état d'un « acte de contrition »
que tout le monde attendait.
Parmi tous les participants du bombardement atomique, Eatherly
fut le seul qui résistât, pendant le mois d'après-guerre,
à la tentation de se faire fêter comme héros.
Ses concitoyens de la petite ville d'Alstyne comprenaient son
attitude ; ils ne parlaient, à son sujet, ni de « folie »
ni même de « singularité ».
Car, à cette époque, aucun fossé ne séparait
encore, le « bon Américain » de ses
concitoyens. On ne taxait pas encore de « faiblesse »
l'horreur qu'inspirait La catastrophe d'Hiroshima, on ne se méfiait
pas encore de ceux qui condamnaient la bombe atomique. Beaucoup,
en ce temps, s'accusaient et confessaient leurs fautes. L'opinion
publique réclamait à l'unanimité la mise
au ban des armes nucléaires, plusieurs formations politiques
proposaient de renoncer librement au monopole atomique - d'ailleurs
de courte durée - et de communiquer aux Alliés des
Nations unies des secrets relatifs à l'invention révolutionnaire.
Mais la petite minorité, d'abord isolée, de ceux
qui préconisaient pour la seule Amérique la possession
de l'arme surpuissante, gagnait du terrain grâce surtout
au refus de l'Union Soviétique d'accepter les plans proposés
à contrecoeur par les États-Unis d'un contrôle
nucléaire. C'était la « guerre froide »,
la « course aux armements atomiques ». Alors
que le nombre des tués d'Hiroshima avait bouleversé
le monde d'hier, on s'habituait allégrement à la
perspective d'un nombre de victimes dix à cent fois plus
nombreux. Une nouvelle unité de compte fit son apparition,
le « megadeath » qui désigne un million
de morts provoqués par une explosion nucléaire.
On en faisait une grandeur qui figurait dans tous les calculs
de la « politique de dissuasion ». Si un
particulier se livrait à de telles spéculations,
on le traiterait de fou et on l'internerait eu tant qu'individu
dangereux.
Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit d'états-majors
ou de gouvernements. Les organismes exécutifs de la société
humaine ont le droit de faire des plans marqués au coin
de la démence et de passer aux préparatifs concrets
sous les applaudissements d'une partie de l'opinion publique.
A supposer qu'un citoyen jusqu'alors pacifique et débonnaire
vît soudain dans chaque geste de son voisin des intentions
meurtrières, qu'il commençât à se barricader,
à s'enfermer, à entourer sa vie d'un voile de mystère,
on diagnostiquerait la manie de la persécution et lui proposerait
un traitement psychiatrique. Il n'en est pas de même d'une
grande puissance. Chez elle, une telle attitude est considérée
comme une marque d' « intelligence »,
de « réalisme ».
La bombe atomique avait opéré un curieux retour
de bâton sur ses possesseurs : le fait que les grandes
puissances disposent de moyens apocalyptiques ne les rendait nullement
sages et modestes mais orgueilleuses et dures.
Demain - si tant est que nous voyions un « demain »
- , le tribunal de l'Histoire jugera avec autant de sévérité
les promoteurs de l'armement atomique et les mathématiciens
de l'assassinat collectif qu'on juge aujourd'hui Hitler et ses
théories démentielles. Mais un tel jugement arriverait
trop tard puisqu'on ne pourra plus rappeler à la vie les
victimes de la folie présente. Avant qu'une erreur de calcul
de la politique de la menace ne détruise villes et campagnes,
avant que la terre ne soit devenue un cimetière, ou - dans
la meilleure hypothèse - un asile d'incurables, il faut
bien expliquer aux détenteurs de la bombe atomique qu'elle
en fait déjà aujourd'hui, au sens propre du terme,
des aliénés. Leur maladie est d'autant plus funeste
que les personnes qui eu sont atteintes ont l'air de parler comme
des gens raisonnables et de se comporter comme des êtres
sains d'esprit et responsables.
Que pourrons nous faire, simples citoyens aujourd'hui mais demain
victimes, pour empêcher que les « mathématiciens
de la mort » ne déchaînent sur nos têtes
la catastrophe nucléaire ? Le commandant Eatherly
a essayé de répondre à cette question décisive
qui se pose à tous les survivants de la Deuxième
Guerre mondiale. Les premières initiatives de l'ancien
aviateur étaient inadéquates et surtout inefficaces.
D'abord, il opta pour l'émigration : peu après
1947 il quitta, effrayé par l'évolution politique
des Etats-Unis, son pays natal. Rentré chez lui après
une brève absence, il s'efforça - comme tout le
monde autour de lui - d'oublier, de gagner de l'argent, de s'absorber
dans les occupations de la vie quotidienne. Il trouve un emploi
dans une société pétrolière de Houston,
se rend tous les jours au bureau, suit des cours du soir, monte
jusqu'au poste de « directeur des ventes ».
En 1943, Eatherly avait épousé une jeune actrice,
Concetta Margetti, dont il avait fait la connaissance pendant
un séjour d'études en Californie. Pendant les sept
premières années de leur mariage, les époux
ne s'étaient vus que quelques jours, parfois quelques semaines
par an. Ils purent enfin mener une existence à peu près
normale dans une maison entourée d'un jardin, auprès
de leurs enfants, avec l'espoir d'une carrière médiocre
et tous les autres accessoires du « bonheur du nid ».
C'est le tableau tel qu'il se présente pendant la journée ;
la nuit, l'ancien aviateur est hanté par des visions d'horreur
et des cauchemars. Pour le moment, ils ne le tourmentent pas trop,
il arrive à s'en défaire en buvant quelques drinks,
en prenant des soporifiques. Mais bientôt, ces remèdes
n'opèrent plus, Eatherly croit revoir en rêve la
grimace des victimes de l'enfer d'Hiroshima.
A la même époque, il commence à fourrer des
billets de banque dans une enveloppe et à les expédier
à Hiroshima, d'envoyer des missives au Japon auxquelles
il confie à tour de rôle accusations contre lui même
et excuses. Mais ce « remède » ne
le soulage pas plus que les autres. C'est ainsi qu'Eatherly tente
en 1950 - l'année où le président Truman
annonça que l'Amérique allait construire des bombes
plus puissantes encore, des « bombes à hydrogène » -
de se suicider dans une chambre d'hôtel de New Orleans en
absorbant une forte dose de somnifère.
Mais il ne meurt pas. Après un séjour de deux jours
à l'hôpital, il se rend pour plus de six semaines
à l'hôpital psychiatrique de Waco, spécialisé
dans le traitement de soldats souffrant de troubles psychiques.
On le renvoie à la maison sans que son état se soit
vraiment amélioré.
Il tente alors de se guérir par des méthodes personnelles
en troquant son travail de bureau contre une activité manuelle
dans les exploitations pétrolières de sa société.
L'effort physique lui procure, pendant quelque temps, un sommeil
plus tranquille. Mais il recommence à ruminer le passé
et à réfléchir à ce qu'il faut faire
pour empêcher le retour de la guerre atomique.
C'est ainsi que prend forme un plan extravagant : pour s'opposer
aux tendances militaristes de l'Amérique qui vient d'élire
président un général de la dernière
guerre, il s'applique à faire basculer de son piédestal
l'idole du héros national, du héros de la guerre
paré de toutes les vertus. L'idole qu'il démasquera
sera sa propre personne, le « héros d'Hiroshima »,
le commandant Claude Robert Eatherly...
Au début de l'année 1953, on
présente au tribunal des flagrants délits de la
ville de New Orleans, avec un lot de « petits malfaiteurs »,
un homme qui a falsifié un chèque d'un montant d'ailleurs
insignifiant. Interrogatoire de routine, quelques questions, neuf
mois... Au suivant...
Eatherly n'a guère eu l'occasion de prendre la parole.
Il aurait pu expliquer qu'il avait envoyé son chèque
à un orphelinat qui prenait soin des victimes d'Hiroshima,
il aurait pu évoquer ses états de service, ses hauts
faits de guerre. Rien. La machine judiciaire travaille à
la chaîne, son « cas » ne mérite
pas qu'on s'y arrête...
Au bout d'un temps, il est relaxé et amnistié pour
bonne conduite. Deuxième tentative à Dallas. Attaque
à main armée. Mais l'étrange brigand n'a
emporté aucun butin. Il y a non lieu ; l'avocat d'Eatherly
déclare, en effet, que son client est irresponsable et
se rendra dans une maison de santé pour traitement. Quatre
mois à Waco. Cette fois-ci, on constate que le commandant
Eatherly est un « invalide psychique » et
on lui accorde même une petite rente de cent trente deux
dollars par mois qui sera doublée par la suite.
On ne le dénonce pas comme « criminel »
ainsi qu'il l'avait espéré, on ne lui accorde pas
la « grâce de la punition » qui, dans
son idée, lui eût permis de racheter sa faute. Mais
on n'arrive pas non plus à le guérir. Pendant six
mois, il voyage pour une usine de machines à coudre. Nouvelle
tentative de suicide. Sa femme le trouve, les artères du
pouls sectionnées.
Elle le menace de demander le divorce si son mari ne fait pas
traiter par un psychiatre. Une fois de plus, il frappe à
la porte de l'hôpital psychiatrique de Waco. Le directeur
de l'établissement, le docteur McElroy, décrit ainsi
son état : « Altération prononcée
la personnalité. Le malade a rompu les liens avec la réalité.
Angoisse, tensions psychiques, réactions affectives émoussées,
hallucinations. » On explique ses tourments de conscience
par quelques définitions pathologiques, sa sensibilité,
qui le distingue de bon nombre de ses concitoyens insouciants,
par le terme d' « affectivité amoindrie » ;
on se propose de le débarrasser de ses visions d'horreur
par un traitement par l'insuline.
Quatre à cinq fois par semaine, Eatherly subit ce traitement
pour apprendre à oublier. Au bout de six mois, on estime
qu'une partie de ses mauvais souvenirs se sont évanouis.
L'ancien pilote se retire avec sa femme à Beaumont, ville
pétrolière, pour constater que son mariage s'était
disloqué à tant d'épreuves. Concetta Margetti
demande d'abord la séparation de corps et plus tard le
divorce. On interdit à son mari de voir ses enfants mais
Concetta renonce formellement à tout versement d'indemnité.
Eatherly se conforme au désir de sa femme de ne plus voir
les enfants mais continue de verser des mensualités pour
éducation de ceux-ci.
Pendant cinq ans, de 1954 à 1959, cette vie bouleversée
par la bombe s'écoule dans la monotonie des tribunaux des
cliniques psychiatriques. Il y eut des actes séditieux,
des attaques de caissiers sans vol, des cambriolages de bureaux
de poste, des périodes de traitement. Mais aucune psychothérapie,
aucun « tranquillisant », ne peut rendre
la santé à un être qui, bien portant dans
l'âme, n'arrive pas à s'acclimater au sein d'une
société malade ; car il a perdu en 1945 cette
carapace qui permet à ses contemporains « normaux »
de s'installer confortablement entre Auschwitz, Hiroshima et les
perspectives criminelles de la guerre à venir.
Quoi qu'il en soit, le commandant Eatherly
peut s'enorgueillir d'avoir réussi enfin dans un domaine
précis : il a pu intéresser l'opinion publique
à son « cas ». Il est vrai qu'elle
n'a pas réagi dans le sens que le « pilote d'Hiroshima
devenu fou » avait escompté. Il avait voulu
secouer ses contemporains, il n'a réussi qu'à les
émouvoir. Loin de jeter le discrédit sur la caste
militaire née de la guerre qui s'était solidement
installée à la Maison Blanche, l'affaire Eatherly
fut, au contraire, exploitée par la publicité du
ministère de la Défense. Car on apprenait alors
seulement que l'armée de l'Air était intervenue
à plusieurs reprises auprès des tribunaux pour épargner
à Eatherly la prison, pour le faire interner à la
place dans des cliniques psychiatriques. L'autorité militaire
voulait tirer de ce cas une réputation d'humanitarisme.
Beaucoup de curiosité, un peu de pitié, voilà
le piètre écho qu'éveillaient les révélations
sur le cas Eatherly.
Mais au printemps de l'année 1959, le philosophe Gunther
Anders, de Vienne, eut connaissance par un news magazine américain
de la destinée d'Eatherly. Ce grand moraliste, philosophe
et érudit, doué d'un esprit original, s'empara du
« cas Eatherly » ; il avait, en effet,
compris son importance primordiale dans l'évolution de
notre époque alors que d'autres ne voyaient dans l' « affaire
Eatherly » qu'une story intéressante en marge
de l'Histoire.
L'échange de lettres entre l' « intellectuel »
et le « coupable » qui suivit la prise de
contact entre les deux hommes nous fournit une réponse
à la question angoissante : « Que faire ? »
Cette réponse ne saurait être exhaustive, mais elle
constitue une contribution importante à la guérison
d'une société malade, car elle diagnostique clairement
la folie atomique à laquelle on a voulu décerner
le titre de « raison ».
Mais l'effet le plus émouvant de cette correspondance sera
la guérison progressive d'Eatherly dont le lecteur pourra
suivre les étapes. Alors que les drogues et les psychiatres
avaient échoué, un esprit éclairé,
un ami animé de sympathie et de charité a su rendre
à un homme torturé le calme intérieur et
l'espérance.
Le philosophe se trouvait cependant dans l'impossibilité
d'aider son disciple et protégé à retrouver
la liberté le jour où celui-ci décida, fort
des connaissances qu'il avait acquises sur soi-même et sa
tâche, de refaire sa vie. Alors que les autorités
ne cessaient de répéter qu'Eatherly ne se trouvait
pas à l'hôpital militaire de Waco en tant qu'interné
mais en tant que patient libre, elles ne le laissaient pas partir
jusqu'au jour où Eatherly, excédé, choisit
de s'enfuir. Au moment même où Eatherly avait cessé
d'être un rebelle à l'équilibre quelque peu
troublé, où il s'apprêtait, en tant qu'homme
libre et maître de sa pensée, à mettre le
restant de sa vie au service de la lutte contre l'armement atomique,
on l'arrêta comme un forçat fugitif et le condamna
au cours d'un procès auquel on n'avait convié aucun
expert indépendant, mais seulement un psychiatre attaché
à l'armée, à l'internement dans l'hôpital
psychiatrique de Waco.
On peut se faire une idée de cet hôpital en lisant
le rapport de Ray Bell publié dans une gazette locale,
la Waco News Tribune.
« L'hôpital pour anciens combattants de Waco
se compose d'un grand nombre de bâtiments en briques de
deux étages. Eatherly a été transféré
récemment au « Ward 10 ». C'est
la division des agités. La plupart des malades qui s'y
trouvent ignorent jusqu'à leur propre nom. Eatherly déclare
« Les seules gens avec lesquels je puisse m'entretenir
sont les infirmiers. »
« Il se lève tôt, mais on ne lui confie
aucun travail. Il ne voit de médecin que lors des tours
d'inspection routiniers. Pour tout traitement, on lui administre
deux comprimés de thérazine. Dans la salle, où
on le tient enfermé, se trouve une trentaine de malades.
L'atmosphère qui y règne est déprimante pour
Eatherly, puisqu'elle l'empêche de faire ce qu'il aime le
plus : écrire. Pour le moment, il n'a même pas
le droit de se rendre à l'église, bien qu'elle se
trouve à l'intérieur de l'enceinte de l'hôpital... »
Quel a été le comportement d'Eatherly - interné
avec les violent cases, - en janvier 1961 quand son cas
fut porté devant la cour d'assises ? Le même
journaliste américain, chargé d'un reportage par
un grand journal français, décrit ainsi l'audience :
« Eatherly fit preuve de beaucoup de savoir-vivre...
parfois il riait, quand son défenseur avançait un
argument percutant (lorsque, par exemple, un des médecins
cités comme témoins prétendit qu'Eatherly
avait tapé à la machine une liste de questions préparées
d'avance et qu'Eatherly lui chuchota à l'oreille qu'il
ne savait même pas écrire à la machine). Il
donna des réponses droites et directes, souvent à
la manière militaire : « Yes, sir ;
no, sir. » Il se fâcha lorsque Don Hall,
l'avocat du requérant (c'est son frère John qui
avait demandé à la requête de la « Air
Force » l'internement d'Eatherly) lui posa des questions
sur la provenance de ses ressources. Hall fit preuve de beaucoup
de mauvaise foi et Eatherly répondit : « Vous
avez votre manière de gagner de l'argent, moi, j'ai la
mienne ! » Même furieux, il ne perdait pas
le contrôle de ses nerfs. Il paraissait aussi tranquille,
aussi maître de lui, aussi réfléchi que n'importe
quel autre homme normal. Il est évident qu'il était
déçu par la décision des jurés. Mais
il n'avait nullement l'air d'abandonner la partie. Il déclara
simplement : « Well, voilà comment
les choses se font ! »
Dans une lettre jointe à ce long reportage, le rédacteur
de la feuille locale remarque en parlant du « malade »
relégué dans la division des cas graves
« Il était sans aucun doute la personne la plus
intelligente du prétoire. »
Le journal à la rédaction duquel est attaché
l'honnête reporter Ray Bell a bien publié sur la
même séance, de la plume d'un autre collaborateur,
un compte rendu dont les conclusions sont diamétralement
opposées à celles de son collègue. Il correspondait,
en revanche, à la version reprise par la majorité
des gazettes américaines. Selon ce compte rendu le pilote
Eatherly était un faible d'esprit dont l'internement paraissait
justifié.
Car nous vivons dans une époque où la bonté
passe pour de la naïveté, l'honnêteté
pour de la bêtise, la pitié pour de la faiblesse,
la charité pour de la folie. Sur le plan théorique,
la vertu a toujours cours, mais dans la pratique de la vie quotidienne
on ne la prend plus au sérieux. Les bernés, les
dupes, les déçus ne se révoltent plus, puisqu'ils
n'en voient plus l'utilité, mais ils sont au moins décidés
à ne pas se laisser raconter des histoires. Si quelqu'un
leur parle de morale, on le traite de vantard, d'hypocrite, dans
la meilleure hypothèse de « vieux jeu ».
Car les sceptiques, les cyniques qui se qualifient eux-mêmes
de « réalistes » s'imaginent avoir
compris le jeu et se mettent gaiement de la partie, même
si ce sont eux qui en sont l'enjeu. D'autant plus grande est la
responsabilité de ceux qui n'ont pas peur du ridicule,
miroir déformant qui fait de chaque chevalier de la vérité
un Don Quichotte.
L'aide spirituelle que Gunther Anders a prêtée à
son ami inconnu d'Amérique me semble exemplaire. Elle démontre
que les hommes conscients de leur responsabilité ne doivent
ni capituler ni se résigner. Tout au contraire, ils se
feront les porte-parole des victimes : ainsi ils accompliront
la mission dont ils sont investis.
Ce faisant, ils ne sèment pas, dans la société,
comme on prétend, un « ferment de décomposition »,
mais lui permettent de prendre conscience des erreurs où
elle se trouve engagée.
Le « cas Eatherly » illustre simplement
l'histoire classique mais toujours actuelle du « fou
serviteur d'une cause sacrée » qui, par son
opposition à la foule dénonce les puissants de ce
monde et leur moralité chancelante. Son intervention est
souvent le signal de l'établissement de nouvelles tables
de loi...
Robert Jungk.
[auteur de Plus
clair que mille soleils]