Un livre à acheter, pour savoir qui sont les décideurs et les acteurs des lancements des différents programmes nucléaires aux USA, en France, en Allemagne, au Japon, en Inde...

 

Les barons de l'atome

Peter Pringle - James Spigelman

Le Seuil, 1982.

 

 

 

 

Extrait:

Le pouvoir des « X »

Pendant toute l'Occupation, Frédéric Joliot-Curie, resté en France, endure les affres de la solitude et de la frustration. Privé de ses collaborateurs, Hans von Halban et Lew Kowarski, qui en 1939 l'ont aidé à se hisser au premier rang de la recherche scientifique, il attend avec impatience la fin des hostilités et la possibilité de se remettre au travail. Cependant, les perspectives sont bien sombres. La France ne possède aucun des composants nécessaires à un projet nucléaire depuis que les Anglo-Américains ont monopolisé les immenses réserves d'uranium du Congo belge et que l'eau lourde de Joliot a été évacuée d'abord en Angleterre, puis au Canada. Les savants français partis collaborer au projet Manhattan se heurtent à certaines difficultés pour retourner chez eux, car le général Groves, braqué sur les problèmes de sécurité, hésite à les laisser rentrer ; il redoute de voir les secrets qu'ils ont appris aux Etats-Unis connus du tout Paris scientifique le jour de leur arrivée et, compte tenu des sympathies pro-communistes de Joliot, de Moscou le soir même.

Pourtant, lorsque ces savants retrouvent enfin Joliot, ils lui sont d'une utilité très limitée, car ils ont travaillé exclusivement au projet de réacteur à l'eau lourde au Canada et ne possèdent qu'une connaissance théorique des énormes usines de séparation de l'uranium. Qui plus est, Joliot ne dispose d'aucun local pour ses travaux ; la guerre a privé la France de ses laboratoires et de tout son matériel scientifique, jusqu'aux objets les plus rudimentaires, tels que les éprouvettes.

Le gouvernement provisoire de Charles de Gaulle se montre le plus généreux possible. Moins de deux mois après Hiroshima, il a créé, sous monopole d'Etat, un Commissariat à l'Energie atomique (CEA) ; malheureusement, le manque d'argent est si complet que ses activités ne représentent qu'un dixième de celles du projet nucléaire britannique et un centième de celles des Américains.

Joliot a pris la tête du CEA et en dépit des obstacles redoutables, il est bien décidé à réussir. En fouillant habilement les poubelles des surplus de guerre américains en Europe, quelques uns de ses énergiques collaborateurs parviennent à lui fournir du matériel radio ; ils s'approprient aussi des machines outils trouvées dans la zone d'occupation française en Allemagne.

C'est au Fort de Châtillon, un sombre et humide bâtiment des environs de Paris, où les Allemands avaient entreposé leurs explosifs sous l'Occupation et où les collaborateurs ont été emprisonnés et exécutés pendant l'épuration, que Joliot commence à construire un réacteur expérimental. Il engage par ailleurs de jeunes étudiants en géologie et d'anciens combattants de la Résistance, qui partent, armés de compteurs Geiger, parcourir les colonies françaises (surtout en Afrique) à la recherche d'uranium.

Au début, il n'est pas question de bombe : Joliot déclare ne s'intéresser qu'à l'énergie nucléaire pacifique et tente en vain d'inciter les savants des pays autres que les Etats-Unis à en faire autant. C'est d'ailleurs aussi la politique officielle exposée comme telle en juin 1946 devant les Nations unies. Quatorze années plus tard, au Sahara, la France procède fièrement à sa première expérience atomique. Tout a été préparé, comme en Grande-Bretagne, dans le plus grand secret.

Dans les premiers temps, il est très facile à Joliot de proclamer bien haut qu'il ne veut pas fabriquer de bombe, mais en réalité le plan français est beaucoup plus compliqué. Dès le début, plusieurs réacteurs semblables à ceux que les Américains ont construits à Hanford pour le projet Manhattan sont prévus au programme du CEA. Tous sont capables de produire du plutonium de bonne qualité et en l'espace de cinq ans - en tout cas certainement dès le milieu des années cinquante - la France aura théoriquement accumulé suffisamment de plutonium pour fabriquer une bombe. Si Joliot semble peu désireux de regarder les choses en face, il n'en va pas de même pour ses collègues. Kowarski notera plus tard : « [Joliot] y avait une certaine ambiguïté dans ses propos concernant sa véritable utilité [celle du réacteur au plutonium]. »

Les Américains ne s'y trompent pas mais sont trop occupés par leur magistrale réussite pour faire preuve d'autre chose que d'autosatisfaction et de scepticisme. Au cours d'un voyage aux Etats-Unis, en 1946, Joliot rencontre Bernard Baruch qui lui assure que c'est « de la folie de vouloir essayer l'énergie atomique en France. Vous n'obtiendrez jamais une pile - encore moins deux - [étant donné] l'état dans lequel se trouve votre pays ».

Cependant, à mesure que la guerre froide s'intensifie, les attitudes changent. En 1948, lorsqu'il devient évident que les Français produiront bientôt d'importantes quantités de plutonium, les Américains commencent à élever des objections contre la présence de Joliot à la tête du projet. Sa femme Irène, partie faire une tournée de conférences en Amérique, est arrêtée par les services américains d'immigration et détenue une journée entière. Le magazine Time fait remarquer : « Dans une démocratie, tous les communistes sont des espions et des traîtres en puissance. » Le Département d'Etat américain va jusqu'à demander - en vain - aux Britanniques d'essayer de les débarrasser de Joliot en intervenant directement auprès du président du Conseil français. Mais il est hors de question pour les Britanniques de s'en prendre à Joliot, une des grandes célébrités scientifiques de l'époque, prix Nobel, gendre de Marie Curie et héros de la Résistance. Finalement, Joliot provoquera lui-même sa chute.

Tôt ou tard, en effet, le physicien va être obligé de faire un choix entre sa loyauté politique au parti communiste français et son désir profond de prendre la tête de la renaissance scientifique de son pays. Dès que ses réacteurs pacifiques auront produit un gramme de plutonium, les forces de la réaction en France réclameront « leur » bombe ; d'ailleurs,
d'après un sondage effectué en 1946, le peuple français dans son ensemble est favorable à une bombe atomique nationale. A sa façon très personnelle, Joliot est pris au piège du classique dilemme de l'énergie atomique le lien indestructible qui unit les deux utilisations, pacifique et guerrière, de l'atome ne permet pas de trancher nettement entre les deux.

Le tournant se situe à la fin de novembre 1949, lorsque l'équipe de Joliot extrait les premières, et infimes, quantités de plutonium. Pour Joliot, le moment n'aurait pu être plus mal choisi quelques mois plus tôt, en effet, en août 1949, les Russes ont effectué leur première expérience atomique. L'Amérique, prise de panique à l'idée qu'elle n'est peut être pas prête à les affronter, envisage de s'associer à plusieurs pays d'Europe occidentale, dont la France, pour former l'OTAN. Les communistes français saisissent toutes les occasions de s'opposer à leur gouvernement : les dockers communistes refusent de charger sur les bateaux des armes à destination de l'Indochine, des envois sont sabotés par les cheminots, et les discours des leaders communistes reprennent sans cesse le thème de la paix et du désarmement nucléaire. Joliot se rapproche de plus en plus de la ligne officielle du PC et, comme le note Kowarski, « se laisse entraîner sous nos yeux ». En mars 1950, à Stockholm, le savant français est le premier à signer l'appel de Stockholm en faveur de l'interdiction des armes nucléaires. Cet appel, qui sera signé par des milliers de personnes dans le monde entier, devient le grand cheval de bataille des communistes français dans leur campagne contre la bombe.

Un mois plus tard, au cours d'un grand meeting du parti communiste, Joliot achève de s'immoler sur l'autel du pacifisme en déclarant : « Le peuple français ne veut pas faire et ne fera jamais la guerre à l'Union soviétique [...] Les savants progressistes et communistes ne donneront pas une miette de leur savoir [dans ce but]. » Il confie à ses collègues : « Si le gouvernement ne me sacque pas après ça, je ne sais pas ce qu'il leur faut ! » Trois semaines plus tard, le président du Conseil Georges Bidault, cédant aux pressions des députés de droite et du centre qui le somment de débarrasser le pays de son plus célèbre homme de science, prie Joliot de quitter le service du gouvernement.

Ainsi donc, le chef de l'équipe qui, la première au monde, a confirmé les fondements de la réaction en chaîne, est définitivement coupé de son oeuvre. Tout au long de son exil professionnel, Joliot continuera à soutenir la science française par des conférences dans tout le pays, particulièrement sur le désarmement. Il meurt en 1958, l'année où de Gaulle revient triomphalement au pouvoir. Malgré la vive opposition de ses fidèles, le général lui fait des funérailles nationales. Dans la mort, la gloire de Joliot transcende les querelles politiques.

Les doutes concernant les véritables intentions de Joliot - ce qu'il pensait qu'il adviendrait du plutonium produit par ses réacteurs - demeurent. Vingt ans plus tard, ils vont revenir au premier plan : selon un ministre français, de Gaulle lui aurait un jour confié que Joliot avait accepté de fabriquer une bombe atomique dès avant la fondation du CEA, en 1946. Si cela est vrai, Joliot a dû travailler quatre ans dans le vain espoir que les partisans de la bombe française disparaîtraient d'une façon ou d'une autre. Rien n'aurait pu être plus éloigné de la réalité.

A mesure que le mouvement en faveur de la bombe prend de l'ampleur, les physiciens français traversent la même cruelle crise de conscience que leurs collègues américains. A leur tour, ils vont avoir leur illustre victime de la chasse aux sorcières, en la personne de Joliot, puis ils se verront retirer le contrôle de leur travail, exactement comme les Américains se sont vu arracher le leur par le général Groves. Après le départ de Joliot, les anticommunistes réclament qu'on restreigne encore le pouvoir du CEA : son budget est considérablement réduit et un certain nombre d'autres savants connus pour leurs sympathies de gauche sont congédiés - officiellement pour raisons économiques.
L'influence des savants décline rapidement et les ingénieurs administrateurs prennent les commandes ; c'est la réplique presque exacte du projet Manhattan - à la sauce parisienne.

Le relais, en effet, n'est pas pris par les militaires, mais par le corps des Mines, une sorte de franc-maçonnerie du pouvoir. Il fonctionne encore à l'époque d'après une charte établie par Napoléon et regroupe les meilleurs élèves de l'Ecole polytechnique. Si ces derniers ne sont pas militaires comme leurs homologues américains de l'US Corps of Engineers, ils ont encore davantage d'importance politique que les Spécialistes rouges. Leur arrivée aux commandes va confirmer la poussée à droite du CEA après les purges et ouvrir la voie à la bombe atomique française.

La formation des polytechniciens repose sur la science, la logique et les mathématiques : « Quand ils sortent de là, ils savent tout, a déclaré le maréchal Pétain, mais ils ne savent que ça. » Il reste que, tant par leur compétence que par leur proverbial esprit de corps, ils sont quasiment assurés d'accéder aux plus hauts postes.

Purs produits de la technocratie française, ils professent une foi inébranlable dans l'efficacité, le progrès, la technologie, le pragmatisme et, en conséquence, une impatience considérable devant le « manque d'efficacité » des politiciens. Eux ne servent pas des intérêts partisans, mais l'intérêt général, que représente, de façon purement abstraite, le concept de « l'Etat ». Le monde de l'énergie atomique va fournir un terrain idéal à l'implantation de cette idéologie.

Le corps des Mines, l'élite de cette élite, puisqu'il n'est ouvert qu'aux dix premiers de chaque promotion, va, au fil des ans, monopoliser l'accès à toute une série de postes clefs dans les principales branches du secteur public et aussi, de plus en plus, aux postes les plus importants du secteur privé. En 1951, il annexe le Commissariat à l'Energie atomique. Pour mener à bien cette opération, il trouvera un chef jeune et agressif en la personne de Pierre Guillaumat, qui voit là l'occasion où jamais de satisfaire son ambition et d'arracher la France au déclin dont il a été le témoin durant ses années de formation. Fervent patriote, il rêve de revoir les « jours de gloire » de la Première Guerre mondiale (pour reprendre la phraséologie nationale), au cours desquels son père, le général Guillaumat, s'est illustré.

Pour un garçon comme lui, à qui son père a laissé un nom glorieux, mais une fortune très modeste, le meilleur moyen d'accès à la richesse et au pouvoir, c'est l'Ecole polytechnique. Guillaumat va grandir en uniforme, puisqu'il sera élève du sinistre prytanée militaire de La Flèche, avant de sortir dixième de sa promotion à Polytechnique, ce qui lui ouvre les portes du corps des Mines. Il va faire un passage très bref à l'administration des Mines, où il servira dans deux colonies françaises, l'Indochine et la Tunisie. En 1944, lorsque de Gaulle prend la tête du gouvernement provisoire, après la libération, Guillaumat, alors âgé de trente cinq ans, persuade le général de le nommer directeur des Carburants, poste crucial pour la reconstruction de l'industrie. La fermeté avec laquelle il fait valoir qu'il existe un lien vital entre l'indépendance nationale et l'approvisionnement en énergie impressionne de Gaulle. Du jour de sa nomination, Guillaumat va véritablement personnifier l'économie politique gaulliste.

Il exige impitoyablement de ses collaborateurs exactitude, efficacité, rapidité, ténacité et discrétion. « C'est une machine qui ne se dérègle jamais », déclare un collègue. C'est un organisateur né qui exerce son pouvoir sans plus de crainte que de doute. Il n'accepte aucun compromis, ne demande aucun conseil, ne recherche aucune popularité, n'éprouve aucun besoin de rendre compte de ses actes - pas plus en privé qu'en public - et surtout, ne se mêle jamais des affaires des autres. On ne l'a jamais pris en défaut là-dessus mais en contrepartie, il exige qu'on lui rende la pareille. Il évite notamment les parlementaires, encore davantage les journalistes qui ont la fâcheuse manie de fourrer leur nez partout. Un grand magazine français s'est excusé un jour auprès de ses lecteurs de publier une interview de Guillaumat, dont ce dernier avait corrigé le brouillon au point de le rendre méconnaissable. Il n'accordera sa première interview officielle qu'en 1974, après trente années au coeur même du pouvoir.

Ses remarquables talents d'administrateur donnent au CEA un style et une confiance en soi qui subsistent encore aujourd'hui. Fervent partisan de la bombe française, ce ne sont pas les scrupules moraux qui le poussent à frustrer les ambitions de l'Armée désireuse d'avoir plus de poids au CEA mais seulement le goût du pouvoir et l'obsession du secret.

Pendant toute la course à la bombe, il n'aura jamais de sérieuses difficultés avec le remplaçant de Joliot, Francis Perrin. Celui-ci, fils d'un prix Nobel de physique, voisin et intime des Curie et lui-même d'une très grande valeur scientifique, est un homme plein de grâce, de charme, de raison. Ces vertus, si notoirement absentes chez l'agressif Guillaumat, handicapent automatiquement le savant dans la lutte intestine et bureaucratique qui va se solder par la victoire des administrateurs au sein du CEA. A l'instar de Joliot, Perrin est opposé à la bombe atomique, mais il sera incapable d'empêcher les études sur les armements ou la construction d'un matériel nucléaire ambivalent.

Peu avant son arrivée au CEA, le premier Plan quinquennal, prévoyant la construction de deux réacteurs au plutonium de très grande puissance, vient d'être approuvé. Pour Perrin et tous les savants qu'il dirige, la taille des réacteurs et la priorité absolue qui leur est donnée ne peuvent tendre que vers un seul but : la bombe atomique. Il se console toutefois à l'idée que le plutonium pourrait aussi être utilisé à des fins pacifiques, sans doute dans un réacteur générateur - du type qui produit davantage de plutonium qu'il n'en utilise. Il n'empêche que la possibilité de bombe demeure et plus tard l'historiographe semi-officiel du projet français, Bertrand Goldschmidt - un savant du CEA qui a travaillé à l'extraction du plutonium pour la bombe atomique -, reconnaîtra que cette possibilité « prédomine incontestablement » dans les esprits de ceux qui ont conçu le programme et en ont pris la responsabilité.

Guillaumat cependant ne s'intéresse pas qu'à la bombe ; il partage la conviction, fort répandue à l'époque, que l'avènement de la puissance nucléaire « économique » est imminent. Toujours poussé par cette ambition d'assurer au pays son indépendance énergétique, qui l'a incité à bâtir l'empire pétrolier français, il continue à explorer les réserves d'uranium en France et dans les ex-colonies, il encourage l'industrie privée à développer sa propre technologie nucléaire et il crée le département industriel du CEA, un groupe géré par l'Etat et autorisé à construire des centrales nucléaires et à assurer leur fonctionnement.

Tout cela ne l'empêchera pas de soulever assez rapidement auprès du gouvernement la question d'une bombe atomique française. Au début, il fait obliquement allusion à « l'importance et l'urgence des décisions préliminaires dans le domaine militaire », mais quand il s'aperçoit qu'il ne parvient pas à arracher ces décisions aux gouvernements de la IVe République, déchirés par leurs luttes de factions, il décide de tirer parti de cette espèce de paralysie politique et d'oeuvrer au développement de la bombe. Tactique fort efficace puisque tout au long de l'histoire agitée de la IVe République, aucun dirigeant politique ne sera assez puissant pour opposer son veto au projet de bombe cher à Guillaumat qui bénéficie du soutien inconditionnel de ses amis dévoués, les gaullistes en herbe.

Le premier obstacle politique survient en décembre 1954, lorsque le président du Conseil Pierre Mendès France, pressé par le CEA et les partisans de la bombe au sein de l'Armée de clarifier la politique nucléaire du pays, demande qu'on lui précise d'abord quels aspects de la recherche atomique possèdent une orientation exclusivement militaire. Guillaumat, Perrin et Goldschmidt sollicitent quelques instants de réflexion avant de répondre. S'étant retirés dans un coin de la pièce, ils se mettent à discuter à voix basse. Lorsque l'entretien reprend, ils vont donner à Mendès France des renseignements tout à fait erronés.

Ils lui affirment, en effet, que depuis le premier Plan quinquennal - prévoyant la construction des réacteurs au plutonium - il n'y a eu aucune recherche de nature exclusivement militaire. Mendès France sort de cette entrevue persuadé que l'on peut établir une nette distinction entre les réacteurs au plutonium pacifiques et ceux à usage militaire. Ses conseillers ont tout simplement omis de lui signaler que les réacteurs en question se prêtent tout aussi bien à un projet de bombe, si jamais quelqu'un décide d'en fabriquer une. Il ne reste plus, en fait, qu'à dessiner l'engin.

Ce n'est là qu'un exemple parmi tant d'autres de la façon dont Guillaumat exerce son autorité indépendamment de tout contrôle. Il y en aura un autre au cours de ce même mois de décembre 1954, le 24 très exactement ; Mendès France organise ce jour-là une nouvelle réunion, cette fois pour essayer précisément de savoir si la France doit ou non fabriquer une bombe atomique. Guillaumat y assiste, bien entendu. La réunion dure longtemps et se termine sans qu'on soit parvenu au moindre accord. Mendès France conclut sur une directive générale, demandant au CEA de ne pas renoncer définitivement à la possibilité de bombe atomique et de continuer toutes les recherches fondamentales qui peuvent être d'une quelconque utilité. Au cours des années suivantes, Guillaumat va interpréter à sa façon les remarques du président du Conseil. Les archives du CEA indiquent en effet que la réunion s'est terminée par un accord général non seulement sur les questions de recherche, mais aussi sur la « préparation d'un prototype d'arme nucléaire » ; il n'existe pourtant ni décret, ni procès verbal officiels de cette décision.

En outre, Mendès France niera plus tard l'avoir prise. Les preuves indirectes confirment ses dénégations et tout spécialement le fait que le CEA, à peine deux mois plus tard, demande au gouvernement de délimiter exactement ses pouvoirs - ce dont il n'y aurait eu nul besoin si le résultat de la réunion du 24 décembre avait été tel qu'il apparaît dans ses archives.

Guillaumat prend donc, délibérément, les conclusions très vagues du 24 décembre pour un ordre précis. Il choisit rapidement une équipe chargée de dessiner la bombe et place à sa tête un militaire, le général Albert Buchalet. Ce projet est mis sur pied dans le plus grand secret sous le nom de code « bureau des études générales ».

Guillaumat sait pertinemment qu'il ne peut pas compter sur le soutien inconditionnel des savants atomistes français. Subodorant une action en coulisse en faveur de la bombe, un tiers d'entre eux a déjà adressé à Perrin une pétition contre la bombe, arguant qu'elle détourne des fonds fort nécessaires au programme pacifique. Guillaumat esquive en nommant au nouveau bureau le seul savant de valeur favorable à la bombe, Yves Rocard.

Février 1955 voit la chute du gouvernement Mendès France. Pierre Guillaumat et les gaullistes vont profiter du flottement qui précède l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle coalition, sous Edgar Faure, pour faire passer leur projet de bombe. En l'espace de quelques jours, Guillaumat signe - dans la plus grande discrétion - un accord avec les chefs de cabinet du nouveau ministère de la Défense et de l'Energie atomique, eux aussi partisans de la bombe. Quatre mois plus tard, cet accord est entériné, comme il se doit, par le ministère des Finances et le 20 mai 1955, l'ordre est donné de transférer, confidentiellement, certains fonds au ministère de la Défense, pour la construction d'un troisième réacteur au plutonium. Le même jour, Faure annonce qu'il double le budget du CEA, afin - dit-il - de favoriser la recherche sur la production d'électricité ; le président du Conseil précise bien à l'Assemblée nationale que le gouvernement a décidé de ne faire aucune étude sur la bombe atomique, encore moins d'en fabriquer.

Au début de 1956, le successeur de Faure, Guy Mollet, découvre le projet secret de bombe atomique. II veut immédiatement y mettre un terme, mais la menace agitée par les gaullistes de lui retirer leur soutien et d'entraîner ainsi la chute inévitable de son gouvernement l'en dissuade. Après la crise de Suez, en 1956, qui souligne sans équivoque les faiblesses de l'Armée française, les doutes de Mollet s'évanouissent et Guillaumat obtient un nouveau protocole secret avec le ministère de la Défense nationale. Ce document établit dans le détail le programme militaire qui va déboucher sur la première expérience atomique française en 1960. Il reste que, malgré tous ces fiévreux préparatifs, il n'existe toujours aucun ordre officiel de fabriquer la bombe.

Cet ordre sera finalement signé par l'ultime président du Conseil de la IVe République, Félix Gaillard. En 1951, Gaillard, qui est alors le ministre dont dépend l'énergie atomique, a lancé le plan « pacifique » de production de plutonium, qui déjà à l'époque est secrètement orienté vers un objectif militaire. Son gouvernement tombe en mai 1958, laissant le champ libre à de Gaulle qui prend le pouvoir le mois suivant. Gaillard va d'ailleurs entériner l'ordre au cours de la période d'intérim. Mieux, il se laisse persuader par le ministre gaulliste de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, de l'antidater pour le rendre légal. Ce paraphe final est digne de toutes les manoeuvres subreptices visant à imposer coûte que coûte la bombe atomique française.

Celle-ci explose au Sahara, le 13 février 1960. En signe d'ultime protestation contre la façon dont les scientifiques ont été totalement manipulés par les « X », Francis Perrin refuse d'assister à l'expérience.