La CRIIRAD:
Nous avons souvent souligné les statuts
pro-nucléaire de l'AIEA (au niveau mondial) ou d'EURATOM
(au niveau européen). Ces deux organismes sont chargés
d'établir les normes de radioprotection alors qu'ils ont
pour mission principale de développer le nucléaire
civil partout dans le monde. Ce conflit d'intérêt
a pour conséquence de subordonner la protection des personnes
aux besoins des exploitants : les risques sont minorés,
la réglementation est ajustée aux exigences économiques
et les entraves qu'elle instaure doivent rester "raisonnables".
L'industrie nucléaire a ainsi été quasiment
dispensée de l'obligation de s'assurer contre les risques
qu'elle génère.
Cependant, la main mise du lobby nucléaire ne se limite
pas à quelques grands organismes internationaux. Ses interventions
se déclinent dans une multitude de structures de statuts
très variés qui constituent un sorte de grand réseau
mondial. Ces entités écrans permettent au lobby
d'intervenir de façon masquée dans le champ de la
radioprotection. Elles intègrent généralement
des personnalités ou des organismes scientifiques "au
dessus de tout soupçon" qui, sciemment ou à
leur insu, leur confèrent la crédibilité
qui leur fait défaut. Entourés de bons communicateurs,
le lobby nucléaire sait choisir des sigles suggestifs et
des concepts porteurs : protection de la planète, développement
durable, citoyenneté, droit à l'énergie,
éthique.
C'est ce schéma type que nous avons retrouvé quand
nous avons enquêté sur les promoteurs du projet ETHOS.
Sur proposition des scientifiques français !
En janvier 2001, le professeur Nesterenko apprend que le Comité national du Bélarus en charge de la gestion des conséquences de Tchernobyl (comité dit " Com.Tchernobyl) a l'intention de retirer à son institut la gestion des centres locaux de contrôle radiologique qu'il avait mis en place, 10 ans plus tôt, dans plusieurs villages du district de Stoline (région de Brest). Il introduit aussitôt un recours auprès du président de COM.TCHERNOBYL, Vladimir Tsalko. :
" (.) Les données reçues
montrent que la contamination des produits alimentaires dans les
territoires de la région de Brest, victimes de la catastrophe
de Tchernobyl, est assez grave et tend à empirer ces deux
dernières années.
Ainsi, l'exclusion des centres locaux de contrôle d'Olmany,
Gorodnaia et Berezhnoié de la liste des centres dirigés
par l'Institut Belrad interrompra la continuité de l'information
sur la contamination des produits alimentaires (.), exclura la
possibilité de la comparer d'une année à
l'autre et par trimestre, pour observer les tendances correspondantes,
et rendra plus difficile l'élaboration de recommandations
d'ensemble pour les mesures de radioprotection.
De plus, Olmany, Gorodnaia, Berezhnoié sont des villages
importants, avec une population de 1.500 à 2.500 habitants
chacun, et la perte par l'Institut de radioprotection Belrad de
l'information sur la contamination des produits alimentaires dans
ces villages exclura la possibilité d'organiser des examens
ciblés de leurs habitants au moyen d'anthropogammamètres,
en fonction du degré de contamination des produits alimentaires
consommés par les différentes familles. [ ... ]
La réponse de COM.TCHERNOBYL, signée
de son vice-Président, V.E.Chevtchiouk, fut sans appel
: BELRAD est privé de 5 centres qui sont transférés
à un institut beaucoup moins dérangeant. Le courrier
précisait par ailleurs que la décision avait été
prise conformément à la proposition des scientifiques
français et dans le cadre du projet européen Ethos-2
!
Interpellé par le réalisateur Wladimir Tchertkoff,
l'un des membres d'ETHOS, Jacques Lochard, se déclarait
très surpris, évoquait un malentendu, proposait
une rencontre. mais rien n'en sortira de positif pour BELRAD.
Mois après mois, au gré des interventions des amis
de Nesterenko, en particulier du professeur Fernex, les promesses
vont succéder aux promesses. sans jamais se concrétiser.
Nous ignorons si Belrad a été chassé à l'initiative de l'équipe d'ETHOS ou si le comité Tchernobyl a profité de la venue d'ETHOS pour se débarrasser du trop dérangeant Nesterenko. Ce qui est sûr, c'est que l'éviction de Belrad de villages où il travaillait depuis 10 ans n'a pas posé de problème moral insurmontable aux responsables d'ETHOS. Le projet s'est poursuivi sans l'institut indépendant. comme si de rien n'était. Dans ce contexte, il nous a paru important de savoir ce qui se cachait derrière le beau nom d'Ethos.
ETHOS, enquête sur un projet en pleine expansion
Le projet ETHOS a débuté en 1996
avec l'objectif louable d'améliorer la qualité de
vie des habitants des zones contaminées et de développer
la culture radiologique des villageois.
La première phase, entièrement financée par
la Commission Européenne, s'est déroulée
de 1996 à 1998 dans le village d'Olmany, situé à
200 km environ de Tchernobyl. D'après les responsables,
l'intervention a permis " des améliorations très
significatives des conditions de vie, notamment sur le plan de
la protection radiologique et de la qualité des productions
agricoles privées ".
Dès lors, un nouveau projet, plus ambitieux, a été
préparé : ETHOS 2. Le champ d'intervention n'est
plus limité au village d'Olmany, mais s'étend à
tout le district de Stolyn, soit 5 villages et 90 000 habitants.
La Commission Européenne continue de financer même
si des fonds proviennent également du Ministère
Suisse des Affaires Étrangères, de l'association
Sol et Civilisation, d'EDF, de la COGEMA et de l'IPSN-CEA.
Commencé en 2000, le projet s'achève en novembre
2001, avec l'organisation d'un Séminaire International
qui se tient à Stolyn en présence des autorités
nationales biélorusses et de nombreuses organisations internationales,
gouvernementales et non gouvernementales. Les 150 participants
concluent à la nécessité de monter "
de nouveaux projets visant à favoriser le développement
économique durable et la réhabilitation radiologique
des territoires contaminés et tenant compte de l'expérience
du Projet ETHOS ".
L'objectif est atteint avec le lancement du projet CORE, qui doit
couvrir non plus 1 mais 4 districts des zones contaminées
et auquel l'équipe d'ETHOS est très étroitement
associée. Ainsi, à partir d'une intervention ponctuelle
à Olmany, l'équipe d'Ethos se retrouve au cour des
recherches et des interventions dans le pays le plus touché
par Tchernobyl.
Qui sont donc les membres de cette équipe surdouée
? Le projet ETHOS implique quatre organismes aux champs de compétences
bien tranchés :
- le Centre d'étude sur l'Évaluation de la Protection
dans le domaine Nucléaire (CEPN) qui s'occupe de toutes
les questions de contrôle radiologique, de radioprotection
et d'économie,
- l'Institut National d'Agronomie de Paris-Grignon (INAPG) qui intervient sur les questions d'agronomie et de gestion patrimoniale ;
- l'Université de Technologie de Compiègne (UTC) qui est chargée du secteur " communication et sécurité "
- le groupe Mutadis (gestion sociale du risque) qui assure la coordination scientifique.
De ces trois organismes, un seul est compétent en matière de contrôle radiologique : le CEPN. Selon les propres déclarations de membres d'Ethos, c'est à lui qu'incombait toutes les questions de radioprotection. Le secteur clé est donc aux mains du CEPN. Pour bien comprendre les enjeux du projet, il faut donc aller chercher à nouveau ce qui se cache derrière ce sigle.
Le CEPN, étrange association à but non lucratif
Le Centre d'étude sur l'Évaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire est une association loi 1901 qui a la particularité d'avoir été créée, en 1976, par Électricité de France (EDF) et le Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA). L'association est passée de 2 à 3 membres avec l'arrivée de la Compagnie Générale des Matières Nucléaires (Cogéma) : les trois seuls adhérents de cette association sont donc les 3 plus gros acteurs du nucléaire français :
- COGEMA (groupe AREVA) qui régente en France tout le " cycle " du combustible nucléaire : de l'extraction de l'uranium au retraitement des combustibles irradiés, en passant par la fabrication des combustibles, directement ou par l'intermédiaire de diverses filiales et participations.
- EDF qui exploite, sur le territoire français, 58 réacteurs électronucléaires ;
- CEA-IPSN, un établissement public chargé de développer les applications civiles et militaires du nucléaire. Lorsque l'IPSN a quitté le CEA, les adhérents du CEPN sont passés de 3 à 4.
L'objectif affiché du CEPN est de "
promouvoir la protection des travailleurs et du public contre
les effets pathologiques des rayonnements ionisants ".
Que l'on ne s'y méprenne pas : il ne s'agit pas de philanthropie.
L'intérêt des industriels est évidemment d'occuper
le terrain : mieux vaut produire des études minorant les
risques plutôt que laisser le champ libre à des chercheurs
qui auraient moins à cour le développement du nucléaire.
Cette stratégie n'est d'ailleurs pas spécifique
à ce secteur d'activité : tous les pollueurs font
la même chose. Combien d'études financées
par l'industrie du tabac ou par les firmes type Monsanto ? Contrôler
la recherche est l'élément clé pour assurer
le développement d'un produit ou d'une industrie à
risque.
L'intrusion des exploitants dans le champ de la radioprotection
est par conséquent logique. Là où la situation
devient choquante, c'est lorsque cette stratégie bénéficie
de financements publics !
Main basse sur l'argent et la légitimité
En effet, lorsqu'on examine le financement
du CEPN, on constate que 30 % seulement des fonds proviennent
des cotisations des membres (EDF, CEA, Cogéma et IRSN),
le reste provenant de contrats passés avec l'industrie
nucléaire mais aussi (ce qui pose problème) avec
les organismes de contrôle français *, la Commission
européenne ou l'ONU !
C'est exactement comme si on confiait à des structures
mises en place par les industriels de l'amiante, la responsabilité
d'étudier les conditions d'exposition et l'état
de santé des personnes qui ont été victimes
de ce produit !
Au lieu d'être affecté à des équipes de scientifiques indépendants, l'argent public est ainsi canalisé, une fois encore, vers le lobby nucléaire.
En finançant des projets portés
par le CEPN, la commission européenne n'apporte pas seulement
de l'argent au lobby nucléaire français, elle lui
apporte aussi une légitimité : elle considère
qu'il est normal de charger EDF, la Cogéma ou le CEA d'étudier
la situation des victimes de Tchernobyl, d'évaluer les
risques qu'elles encourent et les dispositifs de radioprotection
qu'elles nécessitent.
Le conflit d'intérêt est pourtant évident.
Les résultats seront nécessairement altérés
au bénéfice des industriels et au détriment
de la protection des populations. Les auteurs de ces études
ne mettront pas en avant les éléments susceptibles
d'entraver le développement de l'industrie qui les fait
vivre.
Alors que ces organismes luttent pied à pied, au niveau
international, pour que les nouvelles normes de radioprotection
soient le moins contraignantes pour leur industrie qui croira
qu'ils vont piloter, au Bélarus, des recherches susceptibles
d'annihiler tous leurs efforts ? Il est évident que ces
études finiront par prouver que l'on peut vivre, et même
bien vivre, avec la contamination. Elles ont déjà
fait adopter, pour les zones contaminées, la notion ambiguë
de "développement économique durable".
Les promoteurs du nucléaire sont cependant prudents et se soucient de donner des gages de leur sincérité : pas question de se discréditer en criant haut et fort que la radioactivité est inoffensive. Il faut savoir perdre quelques pions pour gagner la partie : avant d'apporter, à terme, " la preuve " que les villageois peuvent s'accommoder de la pollution, les recherches initiées par le CEPN doivent d'abord démontrer son attachement à la protection sanitaire des personnes.
Il faut donc rester vigilant et informé.
Grâce aux mesures de son institut, le professeur Nesterenko
a démontré que les conclusions optimistes de l'équipe
d'ETHOS sur la baisse du niveau de contamination de certains aliments
ne se vérifiaient plus sur le terrain : les mesures effectuées
en janvier 2001 sur 31 échantillons de lait provenant du
secteur d'Olmany ont révélé que 22 échantillons
dépassaient très largement la limite maximale admissible
de 100 becquerels par litre (un niveau que les médecins
considèrent déjà comme excessif pour un enfant,
en particulier lorsqu'il persiste des années). Le professeur
Michel Fernex, qui a étudié de près le travail
d'ETHOS, souligne pour sa part qu'un aspect essentiel a été
éludé par les chercheurs : la situation sanitaire
des populations. C'est ce qu'il appelle " le mensonge-clés".
Ces critiques ont été rendues publiques et l'opinion
a été alertée. C'est ce que le lobby veut
à tout prix éviter : pour que sa stratégie
fonctionne, la vitrine doit être préservée
: officiellement, ce n'est pas lui qui intervient mais des personnes
dévouées aux victimes de Tchernobyl (et certaines
le sont en effet, en particulier parmi les partenaires extérieurs
au CEPN).
Au cours de ces derniers mois, au Bélarus, la stratégie
a changé et des responsables d'Ethos ont soutenu les positions
défendues par le professeur Nesterenko. Informés
de ces derniers développements, nous avons cependant décidé
de maintenir la publication de cet article. D'abord parce que
le moins que l'on puisse dire c'est que ce revirement n'a rien
de spontané ; ensuite, et surtout, parce que quels que
soient les gages que pourra apporter le CEPN, son intervention
reste illégitime. La protection sanitaire des personnes
ne doit pas être confiée aux industriels, que ce
soit en France, en Bélarus, ou n'importe où dans
le monde.
* la DSIN devenue la DGSNR et l'IPSN devenu
l'IRSN
En participant au CEPN, l'institut officiel d'expertise (IPSN devenu IRSN) met tout son crédit au service d'EDF, du CEA et de Cogéma, les aidant ainsi à intervenir dans le champ de la radioprotection et à obtenir des contrats qui, sans cela, pourraient leur échapper. Sans compter que certains des marchés sont précisément passés entre le CEPN et les organismes de contrôle : c'est ce qui s'appelle faire travailler la famille. On n'est jamais mieux servi que par soi même !
Conseil d'Administration du CEPN Président : Daniel Quéniart (IPSN-CEA) aujourd'hui directeur de l'IRSN, Vice-Président : Bernard Tinturier (EDF), Secrétaire : Jean-Pierre Laurent (COGEMA) et Trésorier : Yves Garcier (EDF). Autres administrateurs : M. Lavérie (EDF), M. Pouilloux (COGEMA), Mme. Sugier (IRSN), M. Thezee (EDF). Le CEPN est dirigé par Jacques Lochard, la structure salariée est composée essentiellement " d'économistes, d'ingénieurs et de physiciens ".
Conseil scientifique (2000 - 2003) présidé
par Serge Prêtre, il comprend 2 représentants d'EDF,
2 de la Cogéma, 2 de l'IRSN, 1 de Framatome, 1 du ministère
de la Santé, 1 de l'assistance publique, 1 de l'Institut
national de veille sanitaire et 2 représentants de la commission
européenne (H. Forström, de la DG-Recherche et A.
Janssens, de la DG- Environnement).
Liberation, 24 avril 2004
Dix-huit ans après, la catastrophe de Tchernobyl reste la valeur étalon des risques du nucléaire civil. Et sert toujours de test grandeur nature - si l'on ose dire - à la vie après l'accident. Le programme Core mis en place par l'ONU, la Commission européenne et plusieurs organismes nucléaires, qui doit démarrer ces jours-ci en Biélorussie, révèle l'opposition entre deux options. D'un côté, ceux qui, pouvoir biélorusse et institutions internationales en tête, affirment qu'on peut vivre dans la zone contaminée et proposent de saupoudrer l'argent de l'aide sur une multitude de fronts, économiques, médicaux, voire culturels (bref: un enfant mongolien + de l'argent = un enfant non mongolien!). Sans surprise, le lobby nucléaire soutient cette thèse rassurante, sinon lénifiante, et met la main au porte-monnaie, au grand dam des militants antinucléaires ; mais, après tout, le principe du pollueur-payeur n'a pas été inventé pour les chiens. De l'autre, des scientifiques et des écologistes, pour qui la priorité principale reste, aujourd'hui encore, d'évacuer les zones les plus contaminées, tant on ignore encore les effets à long terme des radiations (lire: Le problème de l'acceptabilité du risque nucléaires). Ces partisans d'une méthode plus radicale demandent que les efforts déployés se concentrent au moins sur la recherche médicale. Or non seulement ils ne sont pas entendus, mais le plus célèbre d'entre eux, le médecin Iouri Bandajevski, croupit dans les geôles biélorusses, accusé de pots-de-vin que ses juges n'ont jamais pu prouver. C'est que sous le régime de Loukachenko, dernier vrai néostalinien d'Europe, on ne critique pas la politique officielle. Tout cela est inquiétant. Surtout à l'heure où l'Union européenne va accueillir, en s'élargissant à l'est, dix-huit nouveaux réacteurs nucléaires dont on espère au moins que l'état de marche a été contrôlé.
Antoine de GAUDEMAR
Par Laure NOUALHAT
District de Gomel (Biélorussie) envoyée spéciale
C'est une route déserte comme il y en a tant dans les zones évacuées de Biélorussie, pays mitoyen de l'Ukraine, à moins de 20 km de la centrale de Tchernobyl. Un bus dépose deux vieilles femmes devant des maisons fantômes. Babouchka Léna et sa voisine Liouda reviennent du marché de Vetka où elles sont parties s'approvisionner en pain, bière et sucre. Elles sortent les planches à roulettes rouillées qu'elles avaient planquées sur le bas-côté et y déposent leurs cabas débordants. Puis, elles s'éloignent en maudissant le froid, le vent et la pluie qui s'acharnent à éteindre leur cigarette.
Léna et Liouda vivent où elles sont nées, à Bartolomeevska, un des nombreux villages évacués de Biélorussie. Dans ce pays, 70 % des retombées radioactives de la centrale de Tchernobyl sont venues se répandre dans la plus grande invisibilité. Lorsque le réacteur n° 4 de la centrale ukrainienne a explosé dans la nuit du 26 avril 1986, personne ne s'est douté de ce qui se tramait. Quelques jours après, on a évacué d'urgence ce village qui comptait alors près de 3 000 habitants, une école, beaucoup d'enfants, une usine de briques... «Aujourd'hui, on est dix», explique Liouda. «On m'a bien proposé un appartement à Gomel mais je ne veux pas partir», ajoute Léna. La radioactivité ? Elles s'en fichent. «On en mange tous les jours, mais notre vie est ici.» Une vie de solitude non choisie. (lire: "Tchernobyl le pire est à venir")
L'ensemble de la chaîne alimentaire contaminé
Elles font partie des deux millions de personnes, sur les dix que compte le pays, qui vivent dans des territoires contaminés à des degrés divers. Dix-huit ans après la catastrophe, près de 25 % du pays restent souillés, par poches, par du césium-137, un radionucléide dont la demi-vie est de trente ans (voir page 6). Cela veut dire qu'en 2016, la radioactivité de cet élément aura seulement diminué de moitié. La Biélorussie est contaminée pour des siècles. Au sud du pays, une «réserve radiologique» totalement fermée contient aussi du Strontium-90. L'iode-131, 1 400 fois plus actif que le césium-137, a totalement disparu du fait de sa courte période radioactive (huit jours).
La migration du césium est très faible et sa disparition de la surface des sols très lente. Dans les bois de bouleaux qui entourent le village de Léna et Liouda, le compteur Geiger crépite et atteint largement 200 à 300 micro-roentgen par heure. A Minsk, la capitale, sortie indemne, le bruit de fond de la radioactivité naturelle est de 12 micro-roentgen par heure. Si ces bois sont contaminés, tout ce qui y pousse, ou y vit, l'est aussi : les champignons dont raffolent les habitants, mais aussi les baies, les arbres et le gibier. De fait, toute la chaîne alimentaire est touchée. Les champignons de la région affichent 240 000 becquerels (Bq) par kilo, le lait des vaches, qui se nourrissent dans les champs voisins, compte 2 000 becquerels par litre. «La norme acceptable est zéro», affirme Vassili Nesterenko, patron de l'Institut de mesures indépendant Belrad.
Cataractes, coeurs fragiles, fatigue...
La république de Biélorussie compte 118 districts, dont 53 touchés par les retombées radioactives et répartis selon leur degré de contamination. Les autorités ont déterminé quatre types de zones allant de 37 à 1 480 milliards de becquerels (de 1 à 40 curies) au kilomètre carré. Dans ces zones, les habitants ont la possibilité de partir s'ils le souhaitent. Mais quel choix s'offre à une famille dont la seule richesse est la maison et la terre qui l'entoure ? Le classement détermine aussi les subventions étatiques que recevra le village. De maigres subventions qui sont pourtant essentielles : du fourrage «propre» pour le bétail, de l'argent pour nettoyer les parcelles de terre, deux repas à base de nourriture non contaminée quotidiens offerts dans les écoles et, pour les enfants, trois semaines de réhabilitation en sanatorium, loin de cette nature imprégnée de césium. Régulièrement, les autorités biélorusses éditent une liste des villages contaminés. Figurer sur cette liste est vital. Depuis 2001, 146 villages en ont été radiés. Comme Yurkevitchi. Le village affiche un sol relativement propre (moins de 1 curie/km2) mais la nourriture est contaminée parce que les vaches vont paître dans les bois. «Nous avons fait nos mesures sur le lait et constaté qu'à plus de 200 Bq/l, il dépassait les normes, fixées à 37 Bq/l pour les enfants», explique la maire, Elena Shpakevitch. Idem pour les champignons cueillis alentour. Sous la photo du président Loukachenko, Elena ouvre le registre des mesures radiologiques faites sur les enfants. En 2002, le corps d'Olya, née en 1988, contenait 122 Bq/kg ; celui d'Olga, âgée de 23 ans, 146 Bq/kg. Les mesures sont faites à l'hôpital. «Combien d'enfants sont malades ? Je ne le sais pas.» Officiellement, ils sont tous sains. Officieusement, ils ont des problèmes de cataracte, le coeur fragile, ils sont fatigués et ont beaucoup de mal à se concentrer. Mettre en relation la contamination par les aliments et les pathologies constatées sur place est à peine envisagé par la communauté scientifique internationale. «Ce lien est systématiquement refusé par l'information médicale officielle», explique Wladimir Tchertkoff, documentariste très engagé auprès des populations.
«Seul le cancer de la thyroïde a été reconnu»
Pour l'heure, seul le couple de médecins
Bandajevsky a montré que l'exposition chronique des enfants
aux faibles doses (à partir de 20 Bq/kg) provoque des problèmes de rythme cardiaque et de
vue. Lui a fini en
prison, accusé à tort d'avoir touché
des pots-de-vin, et sa femme Galina a été virée
de l'hôpital de Gomel, où elle officiait comme pédiatre
et cardiologue. «Même si les taux de cancer augmentent,
comment les imputer strictement à la radioactivité
?, interroge-t-elle. Officiellement, seul le cancer de
la thyroïde a été reconnu par l'OMS comme maladie
directement issue de Tchernobyl. Mais combien d'autres le sont
? Il faut lancer des études encore et encore.»
Dix-huit ans après, il serait grand temps.
Par Laure NOUALHAT
C'est un programme controversé qui démarre ces jours-ci en Biélorussie. Core, le programme de coopération pour la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés, regroupe des acteurs aussi divers qu'institutionnels. Parmi eux, les Nations unies (Pnud), mais aussi Mutadis, société spécialisée dans la gestion des activités à risque, le Centre d'études sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN), les ambassades de France et d'Allemagne, l'Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)... Financé par la Commission européenne, le Pnud, l'Ambassade de France en Biélorussie, etc., Core fédère des initiatives qui s'appuient sur la population. «Impliquer la population était le principal problème», confirme Zoya Trofimtchik, du Comité Tchernobyl, instance des autorités biélorusses qui gère les conséquences de la catastrophe. Le mieux étant de lui faire comprendre qu'elle a quelque chose à y gagner. «La réhabilitation consiste à vivre avec la contamination et à construire de nouveaux modes de vie, explique Gilles Hériard-Dubreuil, de Mutadis. Nous disons aux Biélorusses : ce qui vous arrive peut nous arriver.» Le programme comporte quatre volets : qualité radiologique, développement économique, éducation et mémoire de la catastrophe ainsi que santé.
«A côté du sujet». Pour les initiateurs du programme, on ne traite pas de la contamination si les questions socio-économiques sont ignorées. Core va donc défendre des projets de microcrédits, d'un montant de 200 dollars, qui permettront aux paysans de s'acheter des semences ou du matériel. L'association française Patrimoines sans frontières prendra en charge le volet «éducation et mémoire», pour léguer l'expérience de la catastrophe aux générations futures. «Les enfants naissent dans des territoires contaminés depuis dix-huit ans, il faut absolument transmettre l'information concernant la radioprotection», explique Jacques Lochard, président du CEPN. Médecins du Monde et l'Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) s'occuperont du volet santé, le plus controversé. Les premiers en suivant 200 à 300 femmes enceintes dans la région de Tchertchersk, au sud du pays. Et les seconds en menant un suivi médical et dosimétrique de 3 000 enfants à raison d'un check-up par an, pendant cinq ans.
Pour ses détracteurs, dont le documentariste Wladimir Tchertkoff, très impliqué auprès des chercheurs biélorusses, le programme Core passe «continuellement à côté du sujet», qui consiste à «sauver ces vies contaminées dès la naissance». D'après lui, le volet médical devrait constituer l'unique priorité du programme, et notamment la recherche sur les moyens de décontaminer la population. «C'est fondamental pour les générations futures, estime Galina Bandajevskaïa, pédiatre et cardiologue (lire ci-contre). Il faut tenter d'établir l'effet des faibles doses de radiations sur la santé.» Plutôt que de «lever le doute» sur certains travaux menés par des chercheurs biélorusses, les acteurs de Core préfèrent «aider les gens à vivre de la façon la moins nocive qui soit». Notamment en évitant la consommation des aliments contaminés.
«Lobby nucléaire». Mais cela n'est pas suffisant. «On dit aux gens qu'ils peuvent vivre en zone contaminée alors qu'il faudrait les évacuer», s'énerve Romain Chazel, président de la Crii-rad, l'organisme français indépendant de mesures de radioactivité. Difficile pourtant de déplacer les deux millions de personnes, souvent pauvres, qui vivent dans des villages contaminés à différents niveaux. «Par ailleurs, certaines personnes ne veulent pas bouger. Elles sont enracinées dans cette nature qui les déracine», précise Jacques Lochard.
Autre motif de critiques, la participation du CEPN au programme Core. EDF et Areva, les principaux défenseurs du nucléaire civil en France, en font partie. A la Crii-rad, on s'étrangle : «Le lobby nucléaire veut réhabiliter des zones contaminées pour montrer qu'un accident nucléaire n'est pas une catastrophe», affirme Chazel. Et Tchertkoff d'accuser : «Les autorités biélorusses veulent réhabiliter des terres contaminées avec la complicité de ce lobby. Comment peut-on accepter cela ?» Ce que nie en bloc le président du CEPN : «Je me sens responsable de ce qui ce passe là-bas au sens où je n'ai pas le droit de ne pas m'en inquiéter. On nous bassine souvent avec le principe du pollueur-payeur, et dans le cas du nucléaire, il faudrait que l'industrie n'aille pas aider les populations touchées par la catastrophe ?»
Ce qui est sûr, c'est que ce pays, dont
le quart du territoire a été dévasté
par la radioactivité, a besoin d'aide. «Les gens
continuent de vivre là-bas, de se marier et d'avoir des
enfants, raconte Zoya Trofimtchik, du Comité Tchernobyl.
Il y a le malheur, mais aussi la vie réelle, celle de
tous les jours. Ce n'est pas de notre faute si ce problème
est commun au monde entier. Mais il faut que le monde entier nous
aide.»
Par Laure NOUALHAT
La centrale de Tchernobyl est définitivement fermée depuis le 15 décembre 2000. Après la catastrophe, le réacteur numéro 3 était le seul à fonctionner. Du combustible gît toujours dans le coeur de trois des quatre réacteurs et le démantèlement risque de prendre plusieurs décennies. Le processus, évalué à 3 milliards de dollars, doit être presque entièrement financé par l'Occident. Depuis 1998, des travaux de renforcement du sarcophage se succèdent puisqu'il menace de s'effondrer à la suite d'infiltrations d'eau. A l'intérieur gisent toujours 160 tonnes de combustible atomique fondu (voir à ce sujet le film de 58mn: "Tchernobyl, un alibi en béton" sur Youtube) et de débris. Framatome doit aussi construire une usine de retraitement des déchets du combustible. Mais sa mise en fonction a été retardée d'au moins vingt mois à cause d'erreurs portant sur la particularité du retraitement du combustible. Elle est désormais prévue pour 2006. Deux usines de traitement des déchets solides et liquides de l'ex-centrale sont également en projet.