Libération du 25/1/02:
Les grues hérissent un paysage couvert
de neige. Il y a quelques semaines, 10 000 ouvriers s'activaient
sur le site de Rokkasho.
Leur nombre a depuis diminué, mais le chantier continue
de battre son plein. Objectif: achever au plus vite le futur centre
névralgique de
l'industrie nucléaire nipponne. Rokkasho-Mura, localité perdue sur la côte pacifique de la péninsule de Shimokita, est l'équivalent japonais de La Hague. «Une réplique presque identique, une soeur jumelle», lâche un cadre supérieur de la Cogema, accoucheur de ce site construit selon des plans vendus au Japon dans les années 80 et dont la mise en oeuvre est assistée, aujourd'hui, par une trentaine d'ingénieurs français. Mais la copie japonaise de La Hague est aussi le talon d'Achille du lobby nucléaire nippon, confronté à une inédite fièvre contestataire depuis l'accident tragique survenu à la suite d'une mauvaise manipulation, le 30 septembre 1999, dans la petite usine de retraitement de Tokaimura, près de Tokyo (un mort, 69 irradiés). Le 27 mai, les habitants de Kariwa, proche de la centrale de Kashiwazaki, se sont opposés par référendum à l'utilisation du très controversé Mox (un combustible recyclé, mélange d'uranium et de plutonium) dans un de ses réacteurs. Mi-novembre, un autre référendum a abouti au rejet d'un projet de centrale. Rokkasho, où doit ouvrir en juillet 2005 une usine de retraitement d'une capacité de 800 tonnes par an (comme La Hague) puis une usine de Mox fin 2009, se retrouve donc dans la tourmente. Et la Cogema, dans la ligne de mire des activistes.
Gouffre financier. «Rokkasho est un non-sens économique, une bombe environnementale, un gouffre financier. Il faut tout arrêter», mitraille Shawn Burnie, le «M. Plutonium» de Greenpeace, farouche détracteur de cette forteresse planquée au fin fond de la Sibérie nipponne, derrière une palissade de béton armé et des kilomètres de grillage. Face aux discours des compagnies d'électricité sur les vertus du nucléaire pour l'archipel, dépourvu de ressources énergétiques, les écologistes dénoncent le coût astronomique du complexe, passé de 800 milliards de yens (8 milliards d'euros) prévus lors de la signature du transfert de technologie en 1985, à 2,1 trillions de yens (20 milliards d'euros). Ils vilipendent le choix du retraitement en s'appuyant sur le fait que l'usine de Rokkasho ne pourra traiter, à l'horizon 2010, que 80 % des 1 200 tonnes de combustible usés des soixante réacteurs nippons prévus (contre 51 actuellement). Ils pilonnent la filière Mox, dont la production future sur le site de Rokkasho est une garantie de viabilité économique du projet.
Compte tenu des protestations, les trois premiers réacteurs japonais désignés pour être «moxés» ne l'ont, il est vrai, pas encore été. De plus, la falsification de données d'une cargaison de Mox par le producteur anglais BNFL a provoqué un joli pataquès politico-juridique, qui a conduit le ministère de l'Industrie japonais à renforcer sa réglementation en matière d'importation de combustibles nucléaires. Par ricochet, la Cogema a dû suspendre sa livraison de Mox à la compagnie électrique Kansai. Une première au Japon. Et depuis, la situation est bloquée.
Pourtant, tout semble baigner à Rokkasho. Les ingénieurs français et leurs familles (185 personnes réparties dans plusieurs lotissements à une quarantaine de kilomètres du site) sont à l'aise dans leurs baskets de «copilotes» du plus gros chantier nucléaire de la planète où l'entreposage de déchets radioactifs a déjà commencé. La Cogema et sa filiale SGN sont présentes dans tous ses recoins et à tous les niveaux de son exploitation. Ils forment les personnels dont une partie est envoyée à La Hague. Ils supervisent les essais indispensables des milliers de kilomètres de tuyauteries. «C'est une collaboration idéale, juge sur place Jean-Luc Arnoud, l'un de leurs responsables. Au-delà du deal technologique, nous transférons aussi notre savoir-faire et nous en tirons des bénéfices mutuels. Chaque étape vers la mise en service de l'usine de Rokkasho nous permet de mieux maîtriser cette filière.»
Poule aux oeufs d'or. Sauf que cette romance radioactive a un revers. Elle fait de la Cogema-Japon une cible naturelle pour les antinucléaires locaux: «Au lieu d'engloutir des fortunes pour acheter du Mox inutilisé, le Japon ferait mieux de financer des recherches sur les formes d'énergie alternatives», assène l'universitaire Nagamitsu Miura, mobilisé après l'accident de Tokaimura contre le recours abusif, dans les centrales de l'archipel, à des employés intérimaires mal formés. La vérité est qu'Areva, la maison mère de la Cogema, profite au maximum de la poule aux oeufs d'or nipponne. «A des milliers de kilomètres de Paris, Rokkasho est le coffre-fort du lobby nucléaire français.» Affirmation exagérée? Sans doute. Mais la frappe est habile: sur les 600 millions d'euros annuels revendiqués dans l'archipel par la Cogema (3e firme tricolore en 2001 sur le marché nippon, après les géants du luxe LVMH et Hermès), un bon tiers vient des «contrats Rokkasho», dont le dernier, signé en juillet 2001, prévoit une assistance technique française jusqu'à l'inauguration de l'usine. D'autres contrats sur le pilotage commun de l'usine de retraitement après 2005 seraient en discussion. Autant dire un pactole que ne conteste pas Robert Capitini, son représentant à Tokyo: «Oui, le Japon est un partenaire très important pour nous. C'est d'ailleurs pour cela que nous donnons le meilleur de nos compétences.» Vieux briscard du Japon, ancien conseiller «nucléaire» de l'ambassade de France à Tokyo durant six ans, Capitini positive: «Ce partenariat exemplaire avec le Japon est plein de potentialité. Les besoins énergétiques de l'Asie sont connus. Rokkasho ne doit pas être vu sous l'angle de la polémique. Il est porteur d'une ambition commune.»
Début de doute. N'empêche: le lobby de l'atome dans l'archipel n'est plus ce qu'il était. Dans la haute administration et au sein des élus locaux, un début de doute s'est installé. «On a dépassé le stade "zéro question", confirme un journaliste spécialisé. S'interroger sur le bien-fondé des choix nucléaires faits par les "électriciens" [les grandes sociétés régionales d'électricité] n'est plus tabou.» L'un des interlocuteurs privilégiés de la presse, le vice-président de Tokyo Electric, Teruaki Matsumoto, nuance: «Les Japonais restent convaincus des vertus du nucléaire. Il en va de notre survie économique. Sur le dossier du Mox, rien ne nous empêche de passer en force car les référendums locaux ont juste valeur consultative. Mais nous ne le désirons pas. Notre défi, dans les mois et les années à venir, va être de convaincre.» A moins que le site de Rokkasho ne fournisse ironiquement un début de réponse. Depuis l'an dernier, sur les hauteurs boisées qui dominent les bâtiments où sont entreposés les cylindres blindés d'inox remplis d'uranium vitrifié, des hélices brassent le ciel face à la mer: installées par une compagnie privée, une forêt d'éoliennes narguent le sanctuaire nippon de l'atome.
Richard WERLY
L'accident de Monju (1995)
Enseignement
à tirer de l'accident du 11 mars 1997 survenu à
Tokaï-Mura (Japon)
Feu vert de Tokyo
au redémarrage du retraitement à Tokaï-Mura
(juin 1999)
La confiance des Japonais dans le nucléaire est à nouveau ébranlée