Lorsque les promoteurs occidentaux de l'industrie
nucléaire en vantaient la fiabilité, l'URSS n'était
pas mise à part. Aucune critique n'était faite quant
à ses options technologiques, la qualité de ses
réalisations, la gestion des centrales nucléaires.
Le développement de l'énergie nucléaire en
URSS était pour les Occidentaux, surtout pour la France,
un véritable modèle. La centralisation du pouvoir
économique permettait la prise de décisions rationnelles.
L'accident de Three Mile Island en 1979, bien que considéré
comme un accident raté, porta un coup fatal à l'industrie
nucléaire américaine déjà fortement ébranlée
pour des raisons de rentabilité économique. La répercussion
fut faible en France et nulle en URSS.
Les experts occidentaux enviaient particulièrement leurs
collègues soviétiques, pour qui l'absence totale
d'opinion publique était la source d'une tranquillité
absolue. L'indépendance des sources d'informations, aussi
faible qu'elle fût en France, était perçue
comme un frein particulièrement regrettable. Ainsi un spécialiste
du CEA, de retour d'un « Séminaire international
sur la conception, la construction et l'essai des emballages destinés
au transport des matières radioactives » (AIEA,
Vienne, 23-27 août 1976), note dans son compte rendu de
mission (17 septembre 1976), parmi les principales conclusions
d'une table ronde:
« À la question posée à un spécialiste de l'URSS de savoir comment réagit le public dans son pays, celui-ci répond qu'en URSS on n'a pas de problème d'opinion publique, car le public écoute beaucoup mieux les scientifiques que dans les autres pays et les journalistes russes ne sont pas tentés par l'emploi du sensationnel quotidien. »
Dans la revue de presse du 13 août 1976 faite par le CEA, on trouve:
« Financial Times du 12 août: le programme énergétique du COMECON: priorité au nucléaire. Au moment où la Grande-Bretagne remet en question son programme national, L'Europe de l'Est a franchi un pas décisif dans l'ère nucléaire. Sous l'impulsion des soviétiques, les nations du COMECON se sont lancées dans la construction massive de centrales nucléaires: plusieurs douzaines qui doivent produire plus de la moitié de leur électricité à. la fin du siècle. Parmi les facteurs qui ont contribué à l'expansion du nucléaire, il faut citer l'avance technologique des Soviétiques (c'est eux qui ont mis en service le premier breeder [surgénérateur] en 73). Enfin ils sont moins gênés qu'à l'Ouest par les "lobbies" environnementalistes. »
La haute technicité nucléaire de l'URSS était très souvent mentionnée. Dans la revue Scoop Energie de la direction de l'équipement d'EDF, du 1er juillet 1977, la signature d'un accord de coopération nucléaire entre la France et l'URSS était ainsi commentée:
« La coopération franco-soviétique ne se réduit pas à des échanges de dossiers: des réunions communes ont lieu plusieurs fois par an sur des sujets techniques tels que la corrosion et la sûreté. [...] La coopération franco-soviétique dans le domaine de l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire tire son efficacité de trois grandes raisons :
- Les deux pays possèdent dans ce domaine des niveaux techniques comparables.
- L'un et l'autre comptent beaucoup sur l'énergie nucléaire [...]
- Enfin, les deux pays estiment qu'il est indispensable de construire des surgénérateurs si l'on veut utiliser l'énergie nucléaire sur une grande échelle. »
La Revue Générale Nucléaire de décembre 1977 consacre un article à « L'énergie nucléaire en Union soviétique». En voici la conclusion:
« Le développement de l'énergie nucléaire en Union soviétique, basé sur trois filières différentes, apparaît comme l'un des plus équilibrés et des plus importants dans le monde. Commencé très tôt, il débouche actuellement dans l'ère industrielle avec de gros moyens de base. [...] Enfin, si l'on ajoute à ce bilan ses succès dans le domaine de la fusion, on peut conclure que l'Union soviétique a en main les atouts qui devraient lui garantir un bel avenir nucléaire [souligné par nous]. »
Quelques mois avant la catastrophe de Tchernobyl, au cours d'un colloque tenu à Paris, le 14 août 1985, à l'occasion du 40e anniversaire de la création du CEA, M. Vendryès, un responsable du CEA [c'est le père promoteur des réacteurs surgénérateurs: Phénix et Superphénix], évoqua dans son allocution l'énergie nucléaire soviétique:
« Je voudrais également souligner le cas de l'URSS où depuis quelques années les applications énergétiques du nucléaire ont acquis, dans les plans du Gouvernement, une place prioritaire dont elles ne bénéficiaient pas auparavant. Il faut s'attendre en Russie d'Europe et dans les pays satellites de l'Est européen à un grand développement quantitatif des programmes nucléaires civils et parallèlement à un progrès qualitatif du niveau technologique, qui se rapprochera des normes occidentales. Retournant pour un instant mes propos de tout à l'heure, je ne puis imaginer que le nucléaire civil puisse n'occuper qu'un rôle secondaire, sinon marginal, dans un grand nombre de pays de l'Ouest, alors qu'il connaîtrait à l'Est une expansion considérable. »
Cependant cette admiration pour l'industrie
nucléaire soviétique ne semble pas avoir été
sans réserves. La technologie soviétique devait
encore, d'après lui, réaliser quelques progrès
qualitatifs pour être au niveau des normes occidentales.
Mais il n'est pas question d'exiger de l'URSS l'adoption rapide
de ces normes.
Un peu plus loin dans son allocution, il exprime quelques craintes
pour l'avenir de l'industrie nucléaire. Il est plus soucieux
du fait qu'une catastrophe pourrait stopper net le développement
de cette industrie que des conséquences, « des
dommages », sur les populations: « Ces précisions
supposent que ne survienne aucun accident très grave, qui
provoquerait des dommages bien supérieurs à ceux
de Three Mile Island, lesquels, en définitive, ont été
bien circonscrits. Sans qu'on puisse l'exclure absolument, sa
probabilité est rendue extrêmement faible par les
mesures très vigilantes de sûreté qui sont
prises à tous les stades. »
Aucune critique, aucune exigence quant aux normes de sûreté
et à leur respect, le principe de non-ingérence
devait être scrupuleusement respecté. La France a
toujours refusé l'instauration de normes internationales
communes à tous les pays pour la sûreté des
réacteurs et les rejets des effluents radioactifs.
M. Vendryès craignait qu'un accident grave ne compromît
le développement de l'énergie nucléaire.
L'accident a eu lieu, sa gravité a été reconnue,
mais cela ne semble pas avoir beaucoup affecté les programmes
électronucléaires, du moins en France.
Extraits de Tchernobyl, une catastrophe,
Bella et Roger
Belbéoch, Éd. ALLIA, Paris 1993.