Il n'y a pas eu la guerre à
Mouslioumovo, ce village de l'Oural lointain qui surplombe la
Tetcha, une petite rivière sur laquelle on n'aperçoit
aucune activité humaine. Mais c'est le même paysage
de désolation dès l'entrée dans le bourg.
Les deux plus anciens édifices, l'ancienne fabrique textile
et la maison de maître du XVIIIe siècle transformée
en internat après la révolution, sont en ruine.
Vidées par les pillards, les maisons qui longent la rivière
sont sans vie. La présence humaine ne se manifeste qu'à
500 mètres de là, dans le bourg poussiéreux,
lové autour de la place centrale - terrain herbeux où
se dresse le monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale
- et de la voie ferrée.
Totale ignorance. C'est là, dans les petits immeubles construits à l'époque soviétique, qu'ont été logés les employés des chemins de fer. C'est là qu'aujourd'hui ils vivotent alors que le village se meurt. «Pendant des années, nous n'avons rien su, mais ma grand-mère disait déjà que la rivière était porteuse de mort», explique Goufira, 44 ans, mais qui en paraît 60. Rafit, son mari, dont les mains tremblent, semble lui aussi prématurément vieilli. Comme une litanie, le couple égrène les maux qui se sont abattus sur leur famille depuis que la Tetcha a été contaminée, entre 1949 et 1952, par des déchets nucléaires liquides déversés par la centrale nucléaire de Mayak dans un lac situé à moins de quarante kilomètres de là.
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(Viméo, basse définition).
"La
paisible rivière Tetcha, dans l'Oural, a reçu entre
1949 et 1957 d'énormes quantités de liquides très
radioactifs déversés par l'usine de plutonium militaire
Mayak. Les conséquences sanitaires sont mal connues, mais
on a relevé dans la population riveraine un excès
notable de cancers et de leucémies et plus de 1 000 maladies
chroniques dues aux rayonnements." (Extrait de Science
& Vie n°943, avril 1996)
A la mi-avril, les députés russes ont approuvé en seconde lecture un projet de loi qui autorise l'importation de déchets nucléaires qui devraient pour l'essentiel aboutir à Mayak, vaste complexe atomique qui abrite le seul centre de retraitement de Russie. L'UE s'est déclarée préoccupée. En effet, le centre ne répond pas aux critères de sécurité européens. Mais, pour Moscou, les perspectives financières sont alléchantes: selon le ministère de l'Energie atomique, le projet pourrait rapporter près de 20 milliards de dollars (23 milliards d'euros) dans les dix prochaines années. La Douma devra définitivement se prononcer le 7 juin, lors d'un ultime débat.
Beaucoup d'argent. La perspective de voir arriver à Mayak des monceaux de déchets nucléaires du monde entier inquiète les écologistes de la région. Mais, pour les autorités, nécessité fait loi. «C'est vrai que, cinquante ans après les incidents, la situation est loin d'être assainie», reconnaît Guenadi Podtesev, le vice-gouverneur de la région de Tcheliabinsk chargé de l'environnement, «mais si nous obtenons 25 % de l'argent gagné de cette manière pour nous attaquer aux problèmes sociaux et écologiques de la région, nous y sommes favorables. Nous voulons que les personnes qui habitent à proximité puissent toucher des compensations et nous avons lancé un programme pour réhabiliter un million d'hectares de terres contaminées par le strontium. Si nos exigences ne sont pas satisfaites, je serai le premier à me coucher sur les rails pour empêcher les trains transportant les déchets nucléaires de passer.» Au moins trois générations déjà sont nées, depuis que la centrale a cessé de déverser son poison dans la rivière, et le secret a été conservé pendant des décennies. «Nos parents sont morts du cancer, ainsi que mon frère à 44 ans, raconte Goufira. En 1976, quand j'étais enceinte, je faisais encore la lessive dans les eaux de la rivière. Mon fils est né avec un seul rein. Mais les médecins ne veulent pas admettre que c'est à cause de la rivière. A l'hôpital, ils m'ont dit que s'il était considéré comme invalide, il ne trouverait jamais d'emploi. Ma fille souffre, elle, d'une maladie de coeur et mon benjamin a un problème immunitaire.»
Contamination à répétitions. La première barrière pour empêcher les habitants d'accéder à la rivière, qui charriait une eau verte de mousse, a été installée en 1952. «Au début, se souvient Goufira, elle était gardée par un soldat. Il disait que c'était défendu d'accéder à l'eau mais n'expliquait pas pourquoi. Alors les gens passaient outre quand ils le pouvaient. En 1975, la rumeur que la rivière était empoisonnée circulait déjà. Mais ce n'est qu'en 1986, à l'époque de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev qu'on a su la vérité.» Les habitants ont alors aussi appris que Mayak avait frappé à plusieurs reprises. En 1957, quand l'explosion accidentelle d'un réservoir contenant des déchets a soudainement teinté le ciel en rouge, au-dessus du petit bourg de Kishtim. Puis dix ans plus tard, quand le vent a dispersé les poussières radioactives que contenait le lac Karatchaï, sorte de vaste cloaque contaminé par les déchets liquides de Mayak, à la suite d'une brusque évaporation des eaux du lac.
La plupart des villages implantés aux alentours ont été évacués et rasés, reconnaissables seulement à de vagues tumulus. Mais pas Mouslioumovo, ni trois autres villages, peuplés pour la plupart de Tatars, où seules les maisons les plus proches de la rivière ont été abandonnées. «L'argent donné par l'Etat est insuffisant, reconnaît le vice-gouverneur Podtesev. On pourrait déménager cent familles mais elles sont des milliers à avoir besoin d'être relogées dans des lieux vivables.»
Après l'arrivée au pouvoir de Boris Eltsine, la population, aidée par des groupements d'écologistes, a commencé à revendiquer. Les autorités versent désormais des allocations «écologiques», dont l'effet pervers est de fixer les habitants dans un village insalubre. Mais rares sont ceux qui réussissent à obtenir des pensions spéciales pour compenser leurs infirmités. Ils doivent pour cela accomplir un vrai parcours du combattant pour démontrer que leurs maux sont liés aux matières radioactives rejetées dans la région. Une seule famille du village a perçu des dommages et intérêts, après la naissance d'un enfant atteint de malformation des membres inférieurs. «Pas un seul des 298 écoliers du village ne peut être considéré comme étant en bonne santé», déplore Miriam Moussina, l'institutrice de l'école maternelle. «Même les tout-petits se plaignent d'être constamment fatigués. Et les plus grands, dont les os sont déjà bourrés de strontium, ne supportent pas plus de quatre heures de cours dans la journée.».
Par HÉLÈNE DESPIC-POPOVIC,
mardi 29 mai 2001.