Le Monde, 23/4/04:
Un savant biélorusse, Vassili Nesterenko, révèle que Moscou avait mis au point, dans les années 1980, des réacteurs très légers et mobiles pour alimenter les pas de tir de ses fusées. L'accident de Tchernobyl a stoppé ce projet.
L'accident de Tchernobyl, intervenu le 26 avril 1986, a eu une conséquence inattendue et sans doute bénéfique pour la paix dans le monde : il a conduit les autorités soviétiques de l'époque à interrompre la mise en oeuvre de miniréacteurs nucléaires mobiles.
Ces miniréacteurs, suffisamment légers pour être transportés par camions ou par hélicoptères, étaient destinés à alimenter les bases mobiles de lancement de missiles intercontinentaux, comme le révèle un scientifique biélorusse, Vassili Nesterenko, un des principaux artisans du développement de ces réacteurs.
URANIUM TRÈS ENRICHI
La réalisation de ces centrales, appelées Pamir, n'avait jamais été évoquée avec détail. En 1996, un institut américain, le Center for Non Proliferation Studies, avait donné quelques indications, à partir de sources biélorusses, sans retenir beaucoup d'attention.
Comme l'indique Vassili Nesterenko, dans son interview par Galia Ackerman, ces centrales mobiles étaient quasiment opérationnelles en 1986 et leur production industrielle était prévue, dans une usine de Minsk, au rythme de 20 unités par an. D'une puissance de 700 kW, le réacteur utilisait un uranium très enrichi (45 % d'U 235). A l'époque, la Biélorussie était un pays très industrialisé et comptait plusieurs centres technologiques militaires de pointe de l'URSS. Le pays abritait aussi un très grand nombre d'ogives nucléaires, missiles SS-20 et SS-25. Le professeur a précisé au Monde que le réacteur, dont deux exemplaires avaient été fabriqués, a fonctionné pour la première fois le 23 mars 1986, un mois avant l'explosion de la centrale de Tchernobyl. Celle-ci a conduit à l'abandon du projet.
Il semble que le degré de miniaturisation des centrales atteint par l'équipe soviétique était record. Dans les années 1970 et 1980, période de nucléaire euphorique, les ingénieurs de divers pays envisageaient la mise au point de petites centrales - cependant beaucoup plus puissantes que le Pamir soviétique.
Ainsi, la France envisageait en 1973 de doter Tahiti d'une centrale de 25 MW, à base d'un réacteur de sous-marin, comme le racontent Bengt et Marie-Thérèse Danielsson dans Moruroa, notre bombe coloniale (L'Harmattan). Le projet avait été abandonné devant l'opposition des populations locales.
La Russie, quant à elle, n'a pas oublié le concept de minicentrale, considérée comme très adaptée aux régions éloignées ou aux îles. Selon leurs promoteurs, elles reviendraient en effet moins cher et pourraient être transportées plus aisément, ce qui éviterait de grands chantiers dans des régions qui ne s'y prêtent pas pour des raisons techniques ou de disponibilité de main d'oeuvre qualifiée.
CENTRALES FLOTTANTES
M. Nesterenko indique dans le livre qu'il a été approché en 2000 par des officiels russes, qui lui ont proposé de relancer le projet Pamir pour des applications civiles. En 2002, le ministère russe de l'énergie atomique a lancé l'idée de centrales nucléaires flottantes, qui pourraient être installées dans la région d'Arkhangelsk (nord-ouest de la Russie) et sur les rives de la Tchoukotka (nord-est de la Sibérie). Les centrales seraient constituées de deux réacteurs de 35 MW provenant de brise-glace, et coûteraient 180 millions de dollars. Elles seraient installées sur une grande barge ancrée près de la côte. Mais ce projet a soulevé de nombreuses critiques, y compris de scientifiques russes, au motif de leur sécurité insuffisante.
Le Minatom n'abandonne pourtant pas ce projet : lors d'une visite en Inde début mars, le ministre adjoint, Vladimir Asmolov a suggéré de louer à New Delhi de telles centrales flottantes. Selon M. Asmolov, "ces centrales pourraient être transportées par la route du nord vers l'Indonésie, par exemple". Elles reviendraient, au terme du contrat de location, à leur point de départ.
Hervé Kempf
Dans les années 1950, chacun des deux protagonistes principaux de la guerre froide, les Américains et nous, s'apprêtait à attaquer l'autre à l'aide de missiles à têtes nucléaires. Or, à cette époque, le taux de réussite de lancements de missiles à l'aide de groupes électrogènes au diesel (pour assurer une pression de combustion élevée) était inférieur à 20 %. De plus, les Américains disposaient d'avions de reconnaissance et de satellites qui fixaient chaque objet avec une grande précision. (...)
La direction soviétique était très inquiète. Pour pallier les inconvénients des sites de lancement conventionnels dotés d'une infrastructure lourde, l'idée est née de créer un système de missiles SS-20 et SS-25 itinérants pour éviter leur détection. Une usine automobile de Minsk a été affectée à la construction d'énormes poids lourds adaptés au transport de missiles. On les appelait des "mille-pattes".
L'apparition de "missiles itinérants" a été un énorme bond en avant pour l'URSS, mais il y avait toujours cette faille : pour leur lancement, on avait besoin de sources d'alimentation électrique à la fois mobiles et fiables. Quelqu'un a alors pensé à une solution dans le nucléaire. Vers 1960, un concours a été organisé parmi divers organismes de recherche dans le domaine nucléaire. Six ou sept projets ont été proposés, mais il s'est trouvé que, grâce à la formation que j'avais reçue à l'Institut Baumann de Moscou, j'avais apparemment le profil idéal pour mener à bien cette recherche. A l'époque, je travaillais à Moscou, à l'Académie des sciences, auprès du célèbre avionneur, l'académicien Boris Stetchkine.
Au printemps 1963, je suis donc parti en Biélorussie pour procéder à la création d'une centrale nucléaire mobile destinée à assurer les besoins énergétiques lors du lancement de missiles intercontinentaux. J'ai invité à rejoindre mon équipe les meilleurs spécialistes venant des quatre coins de l'URSS : de Moscou, de Gorki, de Nikolaïev, etc. Nous avons organisé des laboratoires de recherche, un bureau de construction et une production expérimentale.
En 1972, j'ai été nommé constructeur général de l'armée. Et vers 1985, en pleine "guerre des étoiles", notre travail a porté ses fruits : la centrale nucléaire de l'armée a vu le jour. L'idée était simple. Cette centrale pouvait être déplacée n'importe où dans quatre camions ou hélicoptères dont l'un était affecté au transport du réacteur nucléaire. C'était un tout petit réacteur qui avait un demi-mètre de diamètre et contenait de 50 à 60 kg d'uranium, mais cela suffisait pour assurer le fonctionnement de la centrale pendant trois ans.
Bien sûr, de longues années ont été nécessaires pour créer le concept révolutionnaire d'une centrale nucléaire sur roues, car il nous a fallu non seulement tout inventer, mais aussi tout tester. Nous étions notamment très préoccupés de la sécurité nucléaire. Le réacteur, la turbine et les autres équipements de la centrale se trouvaient dans un camion, mais son pupitre fonctionnaire parfaitement à 150 mètres de distance, ce qui permettait de diminuer le danger d'irradiation pour le personnel. On avait besoin d'instruments très performants pour tester le niveau de la radiation.
Ces centrales étaient destinées à travailler dans des conditions extrêmes : par exemple, dans le Grand Nord ou dans le Pamir, à 4 000 mètres d'altitude, où elles étaient transportées par des hélicoptères. Notre centrale mobile - les militaires l'ont baptisée "Pamir" - était d'un poids relativement modeste : près de 100 tonnes, bien moins que n'importe quel autre modèle existant à l'époque.
Avant Tchernobyl, nous avons réussi plusieurs lancements. Le mécanisme était simple : des terrains bétonnés servaient de sites de lancement dans différents endroits de l'URSS. Une unité de troupes de missiles transportait un missile vers le site choisi, puis la centrale mobile y arrivait. Trois ou quatre heures suffisaient pour brancher des câbles et produire l'énergie indispensable pour le lancement. Et une fois le lancement effectué, les poids lourds et les hélicoptères repartaient sans laisser de trace.
Hervé Kempf
Jusqu'en avril 1986, Vassili Nesterenko était un scientifique soviétique modèle. Né en 1934 en Ukraine, il avait suivi une carrière rectiligne et prestigieuse : diplômé de l'Université de technologie en 1958, il est entré à l'Académie des sciences de Biélorussie en 1963, où il a mené des recherches en ingénierie nucléaire, jusqu'à devenir directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie en 1977. C'est dans ce cadre qu'il a coordonné le projet Pamir de miniréacteur nucléaire.
L'accident de Tchernobyl a constitué un choc brutal chez cet homme qui, du fait de son travail, avait une connaissance rare des problèmes de radioactivité et disposait de nombreux équipements de mesure. Il est alors le premier à prôner l'évacuation de la zone entourant la centrale, la distribution de tablettes d'iode, le soin particulier à apporter aux enfants. Il est le premier responsable, en fait, à prendre rapidement la mesure de la catastrophe.
Si son diagnostic se révélera exact, l'homme n'en devient pas moins en rupture de ban, et perd ses postes et titres officiels. Mais il a un caractère et une volonté tenaces. Rompant avec tous ses travaux antérieurs, il s'engage dans l'analyse des conséquences de la catastrophe et cherche les moyens de les atténuer. Il fonde l'Institut Belrad en 1990, avec des fonds d'ONG occidentales à cette fin. Il commence, notamment, à analyser le sang des populations exposées, et parvient à la conviction que ce sont les enfants qui sont le plus menacés par la contamination radioactive qui perdure sur près d'un tiers de la superficie de la Biélorussie.
Il travaille notamment avec un autre scientifique, Iouri Bandajevski : celui-ci, qui est de formation médicale, mène des études fondamentales, montrant que, contrairement au dogme scientifique dominant, les faibles doses radioactives ont des effets pathologiques notables. Les deux hommes sont convaincus qu'en administrant aux enfants de la pectine (un composé chimique naturel se trouvant dans les pommes), on peut contrecarrer ces effets.
Mais dans la Biélorussie du dictateur Loukachenko, insister sur la menace toujours présente de Tchernobyl est dangereux. Bandajevski est incarcéré en 2001 sous divers prétextes - il est toujours en prison -, et Nesterenko jongle avec le régime, évitant les déclarations publiques. Mais il ne bénéficie guère, par ailleurs, de l'aide des instituts scientifiques occidentaux qui interviennent en Biélorussie.
Hervé Kempf
Extrait de Sciences et Avenir n°204,
février 1964.