Les Nouvelles de Moscou
n°35 du 25 au 31 août 1989:
Dans la presqu'île de Tchoukotka, dans l'océan Glacial, l'espérance de vie est de 45 ans. Un triste record mondial. Trois décennies après les essais nucléaires effectués dans le Grand Nord, les autochtones leur paient encore un lourd tribut.
CES PROBLEMES brûlants sont traditionnellement expliqués par des raisons sociales : mauvaises conditions d'habitat, nourriture d'une qualité douteuse, absence d'une assistance médicale qualifiée. Une autre raison a été passée sous silence pendant de nombreuses années: c'est le niveau élevé de la pollution radioactive. Nous avons obtenu ces données lors d'un séjour dans la Tchoukotka au sein d'une commission constituée de députés du peuple, de collaborateurs de l'institut de sociologie et de membres du Conseil scientifique pour les problèmes de la biosphère. Selon les conclusions de l'Institut de recherche en hygiène des radiations de Leningrad qui, depuis le début des années 60, a procédé à des recherches sur le territoire de l'arrondissement autonome, il ressort que la charge radioactive de la population du Tchoukotka est deux fois plus grande que la moyenne en Urss et équivaut approximativement à la dose moyenne d'irradiation subie par les habitants des territoires qui ont souffert de l'accident de Tchernobyl.
Un nombre accru de cancers
Or, la situation est encore plus alarmante
car pour les éleveurs de rennes tchouktches la dose réelle
subie est beaucoup plus élevée, du fait que leur
organisme constitue le maillon final de la chaîne d'accumulation
de radionuclides : les lichens, les rennes, puis l'homme. D'après
les données des chercheurs de Leningrad, l'activité
spécifique du plomb 210 dans le tissu osseux des éleveurs
de rennes dépasse de dix à vingt fois le même
indice chez ceux qui ne mangent pas de viande de renne, et la
teneur total en césium 137 dans l'organisme, de cent fois.
La cause de cet accroissement de la radioactivité ambiante
dans la Tchoukotka réside dans les essais nucléaires
du Grand Nord des années 50 et 60. Les chasseurs et éleveurs
de rennes, qui n'avaient rien à voir avec la confrontation
entre les superpuissances, paient aujourd'hui le prix fort pour
les erreurs de la haute politique.
On sait que la radiation s'attaque en premier lieu au système
immunitaire de l'homme. L'éventail des maladies qui se
sont développées dans cette région au cours
de la dernière trentaine d'années se passe de commentaire.
Pratiquement 100 % des
habitants souffrent de tuberculose. 90 % ont des maladies chroniques
non spécifiques des poumons.
D'après l'institut sibérien de
thérapie, de 1959 à aujourd'hui le nombre d'hypertendus
est passé de 0 % à 20 %. En dépit de l'éloignement
et de l'isolement de la région, elle voit constamment surgir
des épidémies d'infections virales et bactériennes
de l'estomac et de l'intestin et de maladies parasitaires. Mais
le témoignage le plus grave de l'effet de la radiation
vient des données sur la propagation et l'accroissement
des maladies cancérologiques parmi les autochtones. Leur
niveau dépasse de deux à trois fois le niveau moyen
en Urss. La mortalité
provoquée par le cancer de l'oesophage y est la plus élevée
du monde. La morbidité du cancer du foie est dix fois plus
élevée que la moyenne. Au cours de ces vingt dernières
années, les cas de cancer du poumon ont triplé,
et ceux de tumeurs de l'estomac ont doublé. Les cas de cancers de la glande mammaire sont de plus
en plus fréquents. On voit apparaître de nouvelles
formes de tumeurs malignes sur le tissu osseux, le tissu conjonctif
et la glande thyroïde. Dans
le premier village que nous avons visité, le président
du soviet local nous a informés que pratiquement toute
la population adulte souffrait de cancers.
Inutile de chercher un reflet de cet état de choses dans
les statistiques officielles, considérablement faussées.
Ayant réuni et analysé toutes les informations scientifiques
existant dans l'arrondissement de Tchoukotka, il ressort que la longévité moyenne
des autochtones de cette région, même sans tenir
compte des accidents, ne dépasse pas quarante cinq ans,
soit onze ans de moins que le chiffre officiel et un sinistre
record sur tous les peuples du monde. Quant
à la mortalité infantile, les statistiques accessibles
sont quatre fois en dessous de la réalité. En fait,
80 à 100 nouveau
nés sur 1 000 meurent, et pendant
les six dernières années cet indice a augmenté
de 6 %.
Il est impossible de mettre un terme à ce processus sans
trancher le noeud des problèmes écologiques et sociaux.
Le deuxième pas à faire consiste à rendre
les données chiffrées objectives et transparentes,
quand le premier aura été de parler de la survie
des ethnies du Grand Nord au Congrès des députés
du peuple.
Vladimir Loupandine, médecin,
Evdokia Gaïer, historienne, député du peuple
de l'URSS.
Note de la rédaction:
La presse soviétique publie de plus en plus d'articles
consacrés à la situation difficile dans laquelle
se trouvent certaines régions de l'Urss. On y stigmatise
les « défauts du système », mais
on oublie d'évoquer ceux qui sont responsables de ces situations
qui peuvent être qualifiées de « crimes contre
l'humanité ». Le temps est venu de montrer du doigt
les coupables ainsi que ceux qui ont dissimulé des faits,
qu'ils soient encore en poste ou déjà à la
retraite. La rédaction des « Nouvelles de Moscou
» a l'intention d'amorcer cette analyse.