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Valeri Legassov, physico-chimiste membre de
l'Académie des sciences de l'URSS, fut parmi les initiateurs
et les concepteurs du programme nucléaire soviétique.
Il participa à la Commission gouvernementale qui fut envoyée
sur place [à Tchernobyl] moins de vingt-quatre heures après
le début de l'accident. Il dirigea l'équipe scientifique
et technique qui eut la charge de la gestion de l'accident sur
le site. Il cosigna le
rapport d'août 1986 et il était à la tête
de la délégation soviétique à Vienne.
Il a été, même après l'accident de
Tchernobyl, un propagandiste zélé de l'énergie
nucléaire. Il se suicide le 27 avril 1988 en laissant un « testament
» qui sera publié le 20 mai 1988 dans la Pravda.
Le testament de Legassov est particulièrement important.
Il montre clairement que la gestion immédiate de la crise
a été loin d'être aussi efficace que ce qui
a été affirmé au départ. Il y a là
des éléments solides pour une révision à
la hausse du bilan initial. Les déclarations de Legassov
démentent d'une façon catégorique les propos
rassurants des experts soviétiques, acceptés dans
les milieux occidentaux, sur la grande efficacité des mesures
prises pour gérer la crise. Legassov analyse d'une façon
très critique la façon dont les organismes officiels
ont depuis longtemps traité les problèmes de sûreté
nucléaire. Ce n'est pas là une simple condamnation
de la gestion bureaucratique de l'industrie nucléaire,
car l'indifférence portée par les scientifiques
aux problèmes de sûreté est aussi dénoncée.
L'analyse de Legassov dépasse largement le cadre restreint
de l'Union soviétique. Ses interventions après l'accident,
sur les problèmes de sûreté, ont indisposé
bien des gens de l'establishment nucléaire. C'est probablement
la raison pour laquelle au printemps 1987 il ne fut pas choisi
pour diriger l'Institut Kurchatov de l'énergie atomique
soviétique. Ses tentatives pour modifier les pratiques
du monde nucléaire furent un échec, et le choix
de la date de son suicide, jour anniversaire du désastre de Tchernobyl, a valeur
de symbole.
Voici quelques extraits de son testament sur la situation à
Tchernobyl pendant l'accident.
À propos de l'évacuation
de la ville de Pripyat : « Cette nouvelle qui se répandit
de bouche à oreille, par voie d'affiches et "à
la criée" dans les cours intérieures des maisons,
n'atteignit pas tout le monde si bien que le 27 au matin, on voyait
encore, dans les rues de la ville, des mères promenant
leurs enfants en landau, de petits enfants en train de jouer et
tous les signes extérieurs d'une journée dominicale
sans histoire. »
Concernant le personnel de la centrale, il note : « Nous
avons trouvé des gens disposés à faire tout
ce qu'on leur demandait dans n'importe quelles conditions. Mais
quant à savoir que faire dans la situation donnée,
comment planifier et organiser le travail, sur ces points précis,
ni les responsables de la centrale ni les dirigeants du ministère
de l'Énergie n'avaient une idée de la suite logique
à donner aux opérations. »
Quant à l'hygiène : « Faisaient défaut
les équipements élémentaires en matière
d'hygiène, du moins pendant les premiers jours. Ainsi,
alors que les édifices dans la ville de Pripyat étaient
déjà passablement contaminés, les 27, 28
et 29 avril, on continuait d'y acheminer des vivres - saucissons,
concombres, bouteilles de pepsi-cola et jus de fruit - en posant
le tout dans des locaux où les gens se servaient à
mains nues. »
Les officiels avaient-ils conscience de la gravité de la
situation ? « Le 2 mai, [...] après avoir écouté
nos exposés, [...] ils prirent conscience de la situation,
comprirent qu'il ne s'agissait pas ici d'un incident local mais
d'un accident de grande envergure qui aurait des séquelles
pendant très longtemps. »
La population était-elle consciente des dangers, étai-telle
informée ? « Il n'y avait aucune publication susceptible
d'être distribuée rapidement parmi la population
et de fournir des renseignements sur les doses plus ou moins inoffensives
pour l'homme, sur les doses d'irradiation très dangereuses,
sur la façon de se comporter dans des zones de danger d'irradiation
accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires
sur la manière d'effectuer des mesures, sur les objets
à mesurer, sur la consommation de fruits et de légumes,
etc. »
Il est clair d'après ce témoignage qu'il n'existait
aucun plan de gestion d'un accident nucléaire. Comment,
dans ces conditions, justifier la réduction de l'évaluation des doses reçues
par l'efficacité des mesures de prévention ?
La deuxième partie du testament traite d'une façon
générale du développement de l'énergie
nucléaire en URSS. « Les informations dont je disposais
me faisaient penser que tout n'allait pas pour le mieux dans le
développement de l'énergie nucléaire [...]
La routine s'installa peu à peu, routine dans le travail
et aussi dans les solutions apportées aux problèmes.
Je me rendais compte de tout cela mais il était difficile
pour moi de m'en mêler, mes déclarations générales
à ce sujet étant fort mal reçues dans la
mesure où toute tentative d'un non-spécialiste visant
à faire connaître ses conceptions sur le travail
des organismes scientifiques était jugée inadmissible.
[...] C'est ainsi que vit le jour une génération
d'ingénieurs qui, certes, étaient qualifiés
dans leur travail mais qui manquaient d'esprit critique envers
les équipements et les systèmes garantissant leur
sécurité. »
Cette constatation est à rapprocher de celle de Pierre Tanguy sur l'absence de «culture
de sûreté» chez le personnel d'EDF. La
violation des règles de sûreté au nom de la
«productivité du travail» que Legassov mentionne
est finalement de même nature que le culte du kilowatt-heure
à EDF.
Les preuves d'anomalies dans la gestion des centres nucléaires
étaient flagrantes : « Ceux qui eurent l'occasion
de se rendre sur les chantiers de centrales nucléaires
furent choqués par la
désinvolture tolérée sur les lieux, désinvolture
inadmissible compte tenu de la nature des travaux. Nous savions
toutes ces choses, que nous considérions comme de simples
incidents isolés. » La responsabilité des
scientifiques, y compris la sienne propre, est mise en avant :
« A cette époque je ne me rendais pas très
bien compte des dangers. J'éprouvais, certes, de vagues
inquiétudes, mais il y avait là tant de "grosses
têtes", tant de géants, tant de gens expérimentés
que j'avais l'impression qu'ils ne pouvaient commettre quoi que
ce soit de fâcheux. » Quant à la mentalité
des chefs de centrale, il donne un exemple : « Un directeur
de la centrale [Tchernobyl] alla même jusqu'à dire
un jour: "Mais pourquoi vous en faire? Un réacteur
nucléaire, c'est comme un samovar". » En France
les réacteurs sont à eau sous pression et les chefs
de centrale ont souvent dit : « Un réacteur c'est
comme une cocotte-minute. »
On voit que l'organisation bureaucratique n'est pas suffisante
pour expliquer l'accident. L'insouciance par rapport aux dangers,
l'absolue confiance dans la technologie à tous les niveaux
hiérarchiques, des académiciens, des directeurs
d'institut, des concepteurs, des constructeurs, des chefs de centrale,
etc., sont certainement des éléments majeurs. Et
de ce point de vue il y a des analogies avec la situation en France.
Extrait de Tchernobyl, une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch
Éd. ALLIA, Paris 1993