"Ce processus, [le programme nucléaire français] ne fut pas démocratique. L'engagement nucléaire de la France se décida à chaque étape importante hors de tout réel contrôle démocratique, hors de tout débat important et officiel, en évinçant systématiquement les citoyens de ses choix (et leur représentation parlementaire), en pratiquant enfin un culte du secret inacceptable sur des sujets concernant pourtant très directement les Français". Les Verts, dans "Le nucléaire et la lampe à pétrole" (Éd. L'Esprit Frappeur, 1998).
Ce texte résume assez bien la façon
dont la plupart des antinucléaires se représentent
l'histoire de l'énergie nucléaire en France :
la démocratie n'a pas fonctionné, le secret a permis
à un groupe mafieux de s'imposer. Les solutions pour sortir
du nucléaire en découlent facilement : rétablissons
le fonctionnement démocratique de notre société,
exigeons la fin du secret, une totale transparence et l'instauration
de débats officiels de nos représentants politiques
démocratiquement élus.
Cette vision de l'électronucléarisation
de la France évacue un grand nombre de problèmes
et ce n'est pas anodin. La réalité est bien loin
de cette vision politiquement correcte. Les décisions importantes
concernant l'énergie nucléaire ont été
prises en respectant scrupuleusement ce qu'on nomme chez nous
la démocratie : les débats ont eu lieu à
l'Assemblée nationale et au Sénat, ces débats
ont été soigneusement publiés au Journal
Officiel, les représentants "démocratiquement"
élus ont voté des lois encadrant l'activité
nucléaire, ils ont entériné les Conventions
internationales concernant cette industrie. Les décrets
et arrêtés ministériels précisant dans
le détail les "contraintes du nucléaire civil
ont été régulièrement publiés
dans le Journal Officiel. Les corps intermédiaires de notre
démocratie (médias, communauté scientifique,
corps médical, syndicats, associations, etc.) n'ont jamais
réagi lorsque ces textes entraient dans leur domaine de
responsabilité sociale. A aucun moment les médias
n'ont formulé la moindre réserve sur le laxisme
révélé par ces textes. Et cela n'a guère
choqué les "citoyens".
On avance, dans le milieu antinucléaire, que le secret
a bloqué toute possibilité pour les citoyens (et
leurs représentants "démocratiquement élus")
de prendre conscience des dangers de l'industrie nucléaire
et d'intervenir pour en stopper le développement. Les textes
des débats parlementaires et leur transcription au Journal
officiel montrent clairement que l'industrie nucléaire
allait introduire une nouvelle dimension aux catastrophes industrielles.
La levée des secrets nucléaires était-elle
(est-elle) nécessaire pour se rendre compte des dangers
inacceptables de cette industrie ? Faut-il exiger de ceux qui
ont décidé et qui n'ont jamais fait la moindre critique,
les politiques, qu'ils débattent sérieusement et
officiellement afin que les "citoyens aient une opinion
claire et précise sur l'énergie nucléaire
? Les citoyens doivent-ils attendre le verdict des politiques
ou doit-on espérer qu'ils sont capables d'imposer leur
volonté à ces élus ? Ces débats "sérieux
et officiels" que réclament les antinucléaires
ont eu lieu. Les représentants "démocratiquement
élus" de la nation ont tenu compte des dangers exceptionnels
que l'énergie nucléaire faisait courir à
la société. Ils ont mis en place une réglementation
permettant à cette industrie et aux industriels d'avoir
des garanties sérieuses vis-à-vis de leurs responsabilités
légalement reconnues en cas de "désastre nucléaire".
Faut-il attendre la levée de tous les secrets nucléaires
pour que les "citoyens prennent une décision contre
l'énergie nucléaire ? Faut-il s'en remettre à
des contre-experts honnêtes pour interpréter les
révélations qui résulteraient de la levée
des secrets ?
Les textes officiels, parfaitement publics et non secrets, sont
la preuve que dès l'origine nous pouvions disposer d'informations
tout à fait compréhensibles pour des citoyens non
spécialistes, qu'il était possible de se rendre
compte que l'énergie nucléaire était exceptionnellement
dangereuse et qu'il fallait la refuser. Les décideurs politiques
ont accepté le programme électronucléaire
et les dangers énormes de cette énergie en toute
connaissance de cause. Ils ont d'ailleurs mis en place une législation
spéciale (après un débat important et officiel)
pour gérer ces dangers au mieux des intérêts
des exploitants nucléaires.
Si le nucléaire nous a été "caché"
ce n'est pas, pour l'essentiel, par les autorités officielles
mais par ceux qui se sont attribués le pouvoir de parler
à la place de ce qu'on appelait il y a bien longtemps,
le peuple.
Exiger des débats officiels, la levée des secrets
et une transparence totale, le respect de la démocratie,
comme le font les leaders de l'antinucléaire, permet de
masquer la réalité de notre société.
Notre "démocratie" a été respectée
mais il s'agit d'un simple simulacre très largement accepté.
La délégation du pouvoir s'effectue sans exigence
des citoyens vis-à-vis de leurs élus pour savoir
s'ils respectent ou non les intérêts de la population.
Cela enlève beaucoup de sens au concept de citoyen. Il
y a d'ailleurs beaucoup d'éléments révélant
l'existence d'une réelle complicité entre les "citoyens"
et les décideurs technocratiques. Les citoyens formés
par notre éducation nationale aux fondements culturels
du siècle des Lumières et des élites intellectuelles
imprégnées de ce culte et possédant le pouvoir
absolu fourni par le concept dévoyé de service public,
ont finalement coopéré au développement assez
ahurissant de l'énergie nucléaire en France. C'est
certainement là que se place ce que certains appellent
"l'exception culturelle française". Il faut pondérer
cette expression car bien des pays industrialisés ont eu
une trajectoire nucléaire protégée par des
législations analogues. Mais le développement de
l'industrie nucléaire y a été ralenti, voire
stoppé, pour des raisons économiques très
peu préoccupées par la protection des populations.
En France, les nationalisations et le concept de service public
a permis d'évacuer totalement les contraintes financières,
laissant un pouvoir absolu aux élites technocratiques qui
n'avaient aucune raison impérieuse de produire des profits.
Les antinucléaires continuent à utiliser cette "exception
française" pour laisser croire que seule la France
n'est pas sortie du nucléaire. Les états tels l'Allemagne,
la Suisse etc. eux, seraient "sortis" alors que les
exploitants privés des centrales nucléaires de ces
pays ont simplement envisagé de ne pas renouveler leurs
réacteurs lorsque ceux-ci seront arrivés à
bout de souffle c'est-à-dire après une vie active
de 40 ans voire davantage. Pour ces pays que l'on dit "sortis
du nucléaire, l'arrêt définitif des réacteurs
n'est pas pour demain, ni même pour après-demain.
Les antinucléaires français se contenteraient d'une
"victoire" qui, en fait, ne serait que l'acceptation
par les autorités françaises des lois économiques
du marché.
Aborder les problèmes de l'énergie
nucléaire sous cet angle économique déborde
largement ce type d'industrie, c'est escamoter l'émergence
de dangers nouveaux (eugénisme génétique,
OGM, clonage, biotechnologies, informatique etc.) que la pensée
mécaniste de l'activité scientifique génère
en harmonie avec la mondialisation marchande actuelle. Introduire
d'une façon ou d'une autre des considérations économiques
(le fric) pour condamner le nucléaire est pour les technocrates
(et les représentants écolos) le moyen d'évacuer
les problèmes essentiels. Dire que Superphénix devait
être arrêté parce qu'il coûtait trop
cher, 60 ou 100 milliards, s'en remettre à la Cour des
comptes pour justifier une décision, c'est se plonger sans
réserve dans la marchandisation de notre vie. Il est courant
de trouver dans la littérature antinucléaire que
Tchernobyl
a coûté cher, 1000 milliards de francs selon certains,
mais ces "antinucléaires" ne disent pas à
combien de francs ils évaluent le prix des cancers tchernobyliens
présents et futurs, le prix de ces détresses chez
les enfants atteints de pathologies affectant tous les systèmes
fonctionnels. Tchernobyl, s'agit-il seulement d'un coût
monétaire ou de la vie de millions de gens ? Ce n'est pas
le milliard de dollars que coûterait Tchernobyl qui doit
nous importer mais la situation dramatique des populations vivant
sur les territoires contaminés. Avancer des arguments économiques
pour condamner l'énergie nucléaire est une obscénité
qui montre que la vie des gens n'a guère d'importance pour
une gestion "rationnelle" de la société.
Exiger débats officiels et transparence c'est retarder
toute décision d'une sortie rapide de l'impasse nucléaire.
Cela déculpabilise tous ceux qui ont participé et
qui participent encore au large consensus pro-nucléaire.
Focaliser la revendication antinucléaire uniquement sur
le non-renouvellement du parc électronucléaire c'est
finalement renoncer à intervenir dans les décisions
au profit d'une évolution naturelle respectant les lois
du marché qui condamnent à terme cette énergie
mais qui bien sûr ne visent pas à détruire
des installations encore en état de marche sous prétexte
qu'elles sont menaçantes alors qu'elles peuvent encore
être utilisées.
Les textes publics que nous allons analyser montrent clairement
que les "responsables" sociaux ont mis en place (au
niveau national et international) des structures qu'ils espèrent
être suffisamment efficaces pour gérer les catastrophes
nucléaires à des coûts financiers modestes
et "acceptables" et éviter les "turbulences
sociales" que ces catastrophes nucléaires pourraient
générer. On voit bien à la lecture de ces
textes que les accidents nucléaires, les désastres,
peuvent induire des instabilités sociales particulièrement
préoccupantes. C'est ce que les experts en risque industriel
(la cindynique !) appellent le "risque psychologique".
Toute cette activité échappe aux antinucléaires
que l'on peut qualifier d'institutionnels. L'industrie nucléaire,
dans la perspective d'un désastre possible, a besoin pour
être crédible d'un mouvement antinucléaire
institutionnalisé. Cela bouleverse la technocratie nucléaire
traditionnelle mais cette nécessité est de plus
en plus mise en avant par les modernistes du désastre nucléaire.
En étant un peu provocateur on peut dire qu'il y a en ce
moment en France une conjonction entre les responsables lucides
de l'énergie nucléaire et ceux qui se disent responsables
de l'antinucléaire. Ces derniers sont coincés dans
des alliances politiques au nom d'un principe de gauche qui n'a
plus guère de sens. Il faut allier dans un même camp
les "antinucléaires" et les farouches pronucléaires.
Mais la magouille politique n'est certainement pas la seule raison
de ce cafouillis. On trouve dans les fondements idéologiques
de la critique antinucléaire institutionnalisée
bien des analogies avec l'idéologie de ceux qui ont initié
et développé notre civilisation industrielle jusque
et y compris son sommet, la pensée unique qui met l'argent
au premier rang des décisions.
Avant d'aborder les très officiels textes
publiés et accessibles à tous concernant les dangers
de l'industrie nucléaire il est nécessaire de regarder
comment nucléaire militaire et nucléaire civil se
sont imbriqués. En 1945 la destruction d'Hiroshima et Nagasaki
a déclenché dans la presse française un hymne
à la gloire de la Science et des scientifiques. Plus la
destruction était grande, plus la preuve était faite
de la justesse des travaux scientifiques. La matière était
une réserve inépuisable d'énergie. La peur
de la bombe a mis quelques années à toucher les
gens. Dans les années 50-60 s'est développé
un assez fort mouvement contre la bombe (non exempt d'ambiguïtés)
qui a servi de tremplin au nucléaire civil. "Non à
la bombe, oui à l'atome pour la paix" a été
un mot d'ordre largement clamé dans bon nombre de manifestations.
Nous en étions !
Quand on aborde la relation entre le nucléaire militaire
et le nucléaire civil ce point n'est jamais évoqué.
On pourrait dire qu'une des justifications de l'énergie
nucléaire civile a été fondée sur
une forte opposition à la bombe. D'autre part il faut bien
voir qu'en France le nucléaire militaire a été
géré par le CEA dans une perspective mixte civile-militaire.
Lorsqu'en 1973-1974 EDF se décide à une nucléarisation
massive de son parc électrique, la séparation se
fait brutalement. EDF adopte la filière américaine
Westinghouse plus efficace pour la production d'électricité
que la filière CEA graphite- gaz qui permettait un développement
harmonieux de la bombe et de l'électricité nucléaire.
Cela donna lieu à des mouvements sociaux importants des
personnels CEA contre cette conception technocratique de l'énergie
nucléaire. Il est nécessaire de mentionner cette
période et les remous que l'énergie nucléaire
a soulevés dans le milieu, car il est loin d'être
évident que les deux luttes, anti-bombe / anti-réacteurs
nucléaires soient liées. Si pour les pays en voie
de développement l'acquisition de la technologie civile
est un préalable évident à leur accès
à la bombe, il n'en est pas de même pour les pays
développés où l'énergie nucléaire
civile s'est imposée. Les dangers de ces deux aspects du
nucléaire sont assez différents. Rien ne justifie
de défendre la bombe mais il faut constater que nombre
d'opposants à l'énergie nucléaire militaire
(en particulier dans la communauté scientifique) ont été
de farouches défenseurs de l'énergie nucléaire
civile, celle de "l'atome pour la paix et certains le sont
toujours. Alors que les opposants au nucléaire civil sont
aussi, quasi naturellement, des opposants au nucléaire
militaire.
Enfin il faut souligner que si les décideurs technocrates
ou politiques se sont inquiétés dès l'origine
des conséquences possibles d'un désastre nucléaire
(conséquences non pas pour la population mais pour les
industriels du nucléaire), ce désastre n'a guère
fait partie de la propagande antinucléaire. Alors que Tchernobyl
a bien montré l'importance de ces désastres possibles,
il n'est pas toujours considéré de bon ton d'introduire
cette dimension dans le débat nucléaire. Les Verts
qui se présentent, et sont assez largement acceptés
comme tels, comme la force politique antinucléaire, déclarent
sans ambiguïté que "la prophétie apocalyptique
[nucléaire] même basée sur des réalités,
ne fait pas projet politique (dans Le Nucléaire
et la lampe à pétrole, page 9). Pour les personnages
politiques de l'antinucléaire auxquels se réfèrent
bien des antinucléaires, parler des désastres possibles
de l'énergie nucléaire ne fait pas "projet
politique. S'ils entendent par là que cela ne crée
pas d'emplois politiques (ministres, élus divers, etc.)
cela est évident, mais cela a-t-il un intérêt
pour la société ?
Deux idées sont généralement
admises : 1) que l'énergie nucléaire a été
impulsée par le capitalisme et 2) qu'elle est intimement
liée au nucléaire militaire. Ces relations sont,
en réalité, beaucoup plus complexes.
Tout d'abord on peut facilement voir que la fabrication de bombes
nucléaires (dites atomiques à l'origine) n'a guère
pris plus de quatre ans à partir d'un état zéro.
Le passage à la production d'énergie électronucléaire
a pris beaucoup plus de temps car il fallut résoudre un
très grand nombre de problèmes techniques difficiles
(dont certains sont encore maintenant loin d'être résolus
pour ne pas dire insolubles). C'est bien avant que les capitalistes
aient décidé de s'investir dans cette nouvelle industrie
que les opposants à la bombe atomique manifestèrent
très activement sous la bannière de "l'atome
pour la paix, pas pour la guerre. Ceci a certainement contribué
à bâtir un large consensus de l'opinion publique
lorsque l'industrie fut capable de se nucléariser. Ainsi,
le nucléaire militaire a servi de tremplin pour la promotion
et l'acceptation du nucléaire civil.
L'énergie nucléaire aux Etats-Unis
Il est intéressant d'examiner
comment aux Etats-Unis se sont entremêlés bombes
atomiques, réacteurs nucléaires, capitalistes et
technocrates avant qu'une disjonction claire n'apparaisse entre
nucléaire militaire et nucléaire civil.
En pleine guerre froide, juste après que les Soviétiques
aient fait exploser leur première bombe à hydrogène
(août 1953), Eisenhower lance en diversion son slogan "l'Atome
pour la paix dans une allocution du 8 décembre 1953 à
l'Assemblée générale des Nations Unies :
"Il ne suffit pas d'enlever cette arme des mains des soldats.
Il faut la mettre entre les mains de ceux qui sauront la dépouiller
de son enveloppe militaire et l'adapter aux arts de la paix.
En 1955 se tient à Genève la première Conférence
internationale sur les usages pacifiques de l'énergie atomique
qui permet à la communauté scientifique d'accroître
l'optimisme atomique. Des programmes de développement délirants
sont élaborés un peu partout mais les exploitants
de l'industrie électrique demeurent méfiants et
sont inquiets vis-à-vis des coûts et de la sûreté.
En mars 1957 la Commission de l'énergie atomique des Etats-Unis
publie le rapport WASH-740
sur les "Possibilités théoriques et les
conséquences d'accidents majeurs dans les installations
d'énergie nucléaire de grande puissance" (ce
rapport est appelé rapport Brookhaven car il a été
préparé au Laboratoire national de Brookhaven).
Un accident de réacteur opérant sous pression (comme
nos PWR) d'une puissance thermique relativement modeste de 500
MW c'est à dire d'une puissance électrique d'environ
200 MWe (1/5è de nos réacteurs) où il y aurait
fusion du coeur, pourrait relâcher suffisamment de substances
radioactives pour tuer immédiatement 3 400 personnes et
causer de sérieux problèmes de santé à
43 000 personnes. Le coût de l'accident serait de 7 milliards
de dollars, la zone contaminée pourrait concerner jusqu'à
"150 000 square miles" (environ 400 000 km2 c'est à
dire les trois-quarts de la superficie de la France). C'était
en somme une première approximation de Tchernobyl, mais
avec amplification des effets à court terme et sous-estimation
des effets de morbidité tant à moyen terme que des
effets cancérigènes -et génétiques-
à long terme.
Pour rétablir la confiance des industriels en l'énergie
atomique, Price, Représentant de l'Illinois à la
Chambre et Anderson, Sénateur de New Mexico font voter
une loi le 2 septembre 1957 par le Congrès des Etats-Unis,
le Price-Anderson Act, qui amende la loi de 1954 l'Atomic
Energy Act réglementant l'industrie atomique. Il s'agit,
d'une part, que des fonds publics soient réunis pour que
l'État prenne à sa charge une partie des dommages
qui résulteraient d'un accident nucléaire "exceptionnel
et, d'autre part, que la responsabilité civile des exploitants
nucléaires soit limitée.
La motivation principale de cet amendement de la loi initiale
de 1954 est clairement définie : "afin de
protéger le public et d'encourager le développement
de l'énergie nucléaire. Les exploitants nucléaires
ont l'obligation d'avoir une assurance suffisante pour garantir
des indemnités dont le montant est limité par la
loi. Cette assurance exigée légalement est de très
loin insuffisante pour couvrir les désastres possibles
décrits dans le rapport Brookhaven. L'État (c'est
à dire en fin de compte le public) prend à sa charge
un complément lui aussi limité pour couvrir les
dommages d'un accident. Ainsi, pour les législateurs américains
(qui feront assez rapidement des petits dans le reste du monde)
une meilleure protection du public passe par la limitation de
ses droits à réparation des dégâts
causés par un accident nucléaire. Il s'agit là
d'une première dans le droit industriel américain.
Les conséquences "exceptionnelles possibles d'un accident
nucléaire bloquaient les investissements industriels (capitalistes)
et le développement de l'électronucléaire.
Le Price-Anderson Act faisait sauter ce verrou et l'énergie
nucléaire pouvait démarrer sans encombre. Les industriels
avaient pris très rapidement au sérieux la gravité
des accidents nucléaires et résisté à
l'optimisme effarant de la communauté scientifique. Les
législateurs, par cette loi, instituaient un compromis
qui aurait dû notablement inquiéter les citoyens.
Ce ne fut pas le cas.
En 1957 il n'y a de commandés aux Etats-Unis que 3 réacteurs
électronucléaires de puissance notable (supérieure
à 100 mégawatts électriques 100 MWé).
Leur couplage au réseau ne se fera qu'en 1960 pour 2 d'entre
eux et en 1962 pour le troisième. Ce n'est qu'après
1957 que le nucléaire américain se développe.
L'énergie nucléaire en Europe
Le Price-Anderson Act américain
a eu assez rapidement un écho. En Europe, 16 pays signent
le 29 juillet 1960 la "Convention sur la responsabilité
civile dans le domaine de l'énergie nucléaire (Convention
de Paris).
Les législateurs européens ont bien vu que cette
"limitation de la responsabilité civile des exploitants
nucléaires" pouvait inquiéter l'opinion publique
et faire barrage au développement de l'énergie nucléaire.
Dans la Convention de Paris on ne parle que de la "responsabilité
civile, la limitation a disparu de façon explicite.
Les signataires se déclarent hypocritement "désireux
d'assurer une réparation adéquate aux personnes
victimes de dommages causés par des accidents nucléaires,
tout en prenant les mesures nécessaires pour éviter
d'entraver le développement de la production et des utilisations
de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques
(Préambule de la Convention de Paris)
La Convention de Paris adopte le principe fondamental selon lequel
l'exploitant d'une installation nucléaire est objectivement
responsable (et le seul responsable) de tout dommage que peut
entraîner un accident nucléaire. Il s'agit de bien
faire apparaître le souci de la défense des intérêts
de la population. Mais la responsabilité civile (c'est
à dire financière) de l'exploitant nucléaire
et l'indemnisation des victimes sont limitées. Ainsi il
est reconnu d'une façon quasi explicite que la perspective
d'avoir à dédommager intégralement les victimes
d'un accident nucléaire est une entrave majeure au développement
de l'énergie nucléaire. L'importance des dégâts
possibles est tout à fait exceptionnelle dans le monde
industriel. Les financiers en ont eu très tôt conscience.
Les clauses de cette Convention de 1960 ont été
précisées par la Convention de Bruxelles du 31 janvier
1963.
D'autre part, l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA)
convoque à Vienne en mai 1963 une "Conférence
diplomatique mondiale pour étendre au niveau mondial les
principes de la Convention de Paris limitant la responsabilité
civile des exploitants nucléaires en cas d'accident.
Ainsi la leçon donnée par les législateurs
américains fut entendue. Le délai entre la loi américaine
de 1957 (Price-Anderson Act) et la Convention de Paris de 1960
ratifiée plus tard par les États européens
s'explique assez facilement par le retard de la technologie européenne
sur la technologie américaine.
Remarque :
La réglementation européenne est sensiblement différente
de la réglementation américaine. La différence
ne porte pas sur la question de la limitation de la responsabilité
civile mais sur la question "qui est le responsable ?. Pour
la Convention de Paris le seul responsable c'est l'exploitant
nucléaire, indépendamment de la cause ou des véritables
responsables de l'accident. Pour les Américains, l'exploitant
n'est pas le seul responsable possible, les fournisseurs de matériel
peuvent, eux aussi, être impliqués dans la responsabilité.
On voit bien, dans les deux cas, le rôle joué par
les responsables financiers. Aux Etats-Unis, l'installation électronucléaire
est la propriété privée de l'exploitant qui
a intérêt financièrement à impliquer
le constructeur des réacteurs dans l'indemnisation des
dommages d'un accident. En France les installations électronucléaires
sont la propriété de l'État et les industriels
qui fabriqueront ces installations ou qui fourniront des services
ne veulent s'impliquer que s'ils sont dégagés de
toute responsabilité en cas d'accident. Ceci leur est accordé.
Les industriels français peuvent donc s'engager dans le
nucléaire en toute sécurité financière.
Que ce soit aux Etats-Unis ou en France, ce sont les "capitalistes
impliqués dans l'industrie qui exigent des garanties financières
avant d'investir massivement dans les programmes de développement
nucléaire mis au point par les technocrates de l'État
et soutenus par la communauté scientifique. C'est certainement
l'idéologie du progrès qui a contribué au
développement de l'industrie nucléaire d'une façon
bien plus importante que la recherche effrénée du
profit capitaliste même si l'activité nucléaire
a été source de profit comme d'ailleurs toute activité
industrielle.
L'énergie nucléaire en France
La France a signé la Convention
de Paris le 29 juillet 1960, la Convention complémentaire
de Bruxelles le 31 janvier 1963. Elle a ratifié la Convention
de Paris en 1966 et le 30 octobre 1968 une loi est adoptée
sur la "responsabilité civile dans le domaine
de l'énergie nucléaire. Tous les textes correspondants
ont été publiés et complètement ignorés
par la population, escamotés par les corps intermédiaires
sensés intervenir dans la vie publique.
A l'Assemblée nationale la loi fut discutée et adoptée
le 16 mai 1968 (vous avez bien lu, il s'agit de mai 68 ! ). Dans
l'exposé des motifs l'accident nucléaire est caractérisé
par le mot "catastrophe : "Le Droit a été
adapté à la nature, au caractère et aux conséquences
de cette espèce d'accident. En matière d'énergie
atomique, une catastrophe [souligné par moi]
est presque nécessairement un cas de force majeure. Les
données du problème de la réparation, sous
ce rapport, s'apparenteraient davantage à celles de la
réparation des dommages de guerre [souligné
par moi] qu'aux données classiques de la responsabilité
civile.
Lors de la séance su 17 octobre 1968 au Sénat, le
rapporteur de la Commission des lois indique : "Ce domaine
des activités humaines étant, à beaucoup
d'égards, exceptionnel, il n'est pas surprenant que la
législation qui s'y rattache soit elle-même exceptionnelle
et, dans une large mesure dérogatoire au droit commun de
la responsabilité. La notion de l'exceptionnel est donnée
par la dimension que pourrait atteindre" un accident
nucléaire, à la vérité un désastre
national, voire international "[souligné par moi].
Ce rapporteur du Sénat a senti venir la catastrophe de
Tchernobyl.
Ainsi, pour les représentants de la nation élus
librement dans notre société démocratique,
on devait prendre en compte, pour que l'industrie nucléaire
puisse se développer, la possibilité pour cette
industrie de provoquer des "catastrophes, des "désastres
internationaux, des situations de "guerre. La prise en compte
de ces possibilités tout à fait nouvelles ne devait
en aucun cas intervenir pour mieux protéger la population
contre ces désastres mais pour garantir aux industriels
(et à l'État) qu'ils ne seraient pas définitivement
ruinés en cas de catastrophe.
Ainsi, la possibilité de survenue d'accidents catastrophiques
et leur ampleur n'ont pas été couverts par un secret
d'État. Des débats parlementaires ont eu lieu en
toute liberté. Les représentants élus par
la population ont tenu compte de ces catastrophes possibles avant
d'accepter l'électronucléarisation massive de la
France. La démocratie, c'est à dire son simulacre,
a été scrupuleusement respectée.
La catastrophe nucléaire n'a guère été
intégrée dans l'argumentation antinucléaire,
sauf chez quelques militants irréductibles, complètement
minoritaires et taxés facilement de "paranoïaques
alors qu'elle était perçue comme un avenir possible
par les décideurs politiques.
La loi de 1968 fut modifiée en 1990. Les principes de 1968
furent intégralement maintenus, seuls les montants de la
responsabilité financière furent réajustés :
600 millions de francs pour les exploitants nucléaires
et 2,5 milliards de francs pour le complément de l'État.
Ces sommes
sont dérisoires comparées au coût réel
d'une catastrophe nucléaire. Un exemple : si l'on
suppose qu'après un accident nucléaire aucun terrain
n'est plus vendable dans un rayon de 30 km, l'indemnisation serait
d'environ 1 franc par mètre carré, à condition
toutefois que la totalité des sommes limitant la responsabilité
civile serve à cette indemnisation. La loi de 1990 fut
signalée furtivement dans la presse avec quelques commentaires
passablement anodins. La nucléarisation d'EDF était
à ce moment là achevée et réclamer
l'arrêt immédiat de ces réacteurs dangereux
ne pouvait qu'être considéré que comme une
absurdité économique y compris chez les représentants
de l'antinucléaire (pensée unique oblige).
Les dangers de l'énergie nucléaire n'ont pas été
cachés par les nucléocrates. Les citoyens n'avaient
nulle nécessité d'être des experts scientifiques
pour se rendre compte que l'énergie nucléaire était
inacceptable. Il n'était pas non plus nécessaire
d'être expert pour se rendre compte que le désastre
possible d'une catastrophe nucléaire résidait essentiellement
dans ses conséquences sanitaires graves (nécessitant
l'évacuation des populations, la neutralisation de certains
territoires, la destruction d'aliments contaminés etc.).
Les représentants d'EDF ont, dès le début,
insisté dans leurs interventions publiques sur les énormes
précautions prises pour assurer la sûreté
des réacteurs et le discours n'a pas varié depuis.
La "défense en profondeur venait en tête sans
que la signification en soit clairement définie sinon qu'il
fallait soigner la fabrication de tous les éléments
d'un réacteur avant leur assemblage. Mais quasiment aucun
texte administratif contraignant ne menaçait de poursuites
les fabricants en cas de faute grave. Ce vide juridique est passé
inaperçu.
Ensuite venait la "redondance: chaque élément
important était mis en double mais d'une façon indépendante,
afin qu'en cas de défaillance de l'un, l'autre vienne en
secours. Cela montrait clairement la nécessité pour
la sûreté d'avoir toutes les composantes en état
de marche.
Enfin venait la "triple
barrière". S'il fallait une troisième barrière
c'est qu'il était possible que les deux premières
soient traversées. Mais l'histoire ne s'arrête pas
là. La dernière barrière (l'enceinte de confinement)
pouvant être menacée par une surpression interne
lors d'un accident grave, on l'a munie d'une soupape de sûreté.
On y ajouta un filtre, sorte de gamelle remplie de sable qui fut
baptisée "filtre
rustique", non pas pour empêcher de contaminer
l'environnement mais pour réduire cette contamination à
un niveau dit "acceptable (cette acceptabilité officielle
n'est d'ailleurs pas bien définie).
Il est curieux que ce discours qui se voulait sécurisant
n'ait pas déclenché de l'inquiétude au sein
de la population. Assimiler un réacteur nucléaire
à une vulgaire cocotte-minute comme le faisaient certains
responsables n'était guère compréhensible
vu l'énorme complexité imposée par la sûreté.
Et ce n'était pas de simples pannes de fonctionnement que
craignaient les constructeurs. Seule la possibilité de
catastrophes pouvait justifier un tel luxe de précautions.
Le discours sécurisant paradoxalement a bien fonctionné.
Lettre d'information n°93/94
juillet-octobre 2002
du Comité
Stop Nogent-sur-Seine.