Résumé:
Les mythes de la radioprotection: Nous présentons dans
cet article les principaux comités d'experts qui font référence
au niveau international pour la fixation des normes de radioprotection:
la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR),
le Comité Scientifique des Nations Unies pour l'Etude des
Effets Biologiques des Radiations Atomiques (UNSCEAR), l'Organisation
Mondiale de la Santé (OMS). Les principaux critères
retenus par la CIPR pour l'établissement de ses recommandations
sont présentés: critère d'acceptabilité,
facteur de risque cancérigène, analyse coût/bénéfice.
Quelques indications sont données sur le projet de nouvelles
recommandations rédigé en février 1990 et
actuellement en discussion parmi les experts en radioprotection.
LA RADIOPROTECTION
Un ensemble de procédures
administratives, de règlements, de recommandations d'experts
internationaux, de normes, est censé encadrer l'activité
nucléaire afin de protéger la santé des travailleurs
et de la population. Toute cette réglementation est
souvent évoquée pour nous rassurer alors que son
existence est la preuve des dangers exceptionnels que représente
l'industrie nucléaire.
A l'origine, il n'y avait, nous a-t-on
dit, strictement aucun danger. Certains scientifiques allaient
plus loin en affirmant l'effet bénéfique de la radioactivité;
la réalité fut impitoyable et ces scientifiques
le payèrent très cher. Malgré tous les propos
rassurants, les autorités exigèrent quelques précautions
pour garantir notre sécurité. Les «responsables»
ne manquaient pas de préciser que les principes qui fondaient
leurs recommandations ou leur réglementation exagéraient,
par extrême prudence, les dangers du rayonnement. Il était
donc logique de penser que les règles régissant
la radioprotection pouvaient être violées de temps
en temps sans qu'il puisse en résulter quelque détriment.
La situation était paradoxale puisqu'on imposait quelques
restrictions à une activité qu'on déclarait
sans danger. Certains se plaignaient de cette attitude irrationnelle
et curieusement c'est moins parmi les industriels que parmi les
responsables de la santé que la critique fut la plus vive.
Ainsi, on a pu lire en 1974 [1] un article intitulé
«Installations nucléaires et protection de l'environnement»
qui exhortait les techniciens de l'industrie nucléaire
«à ne pas développer de façon excessive
les mesures de sécurité dans les installations nucléaires
afin qu'elles ne provoquent pas une anxiété injustifiée».
Ce texte a été écrit par le professeur Pierre
Pellerin, chef du Service
Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI)
du Ministère de la Santé Il est depuis près
de 30 ans le maltre absolu de la radioprotection en France. Malgré
la succession des divers gouvernements durant cette période,
il ne semble pas avoir eu à rendre compte de son activité
à quiconque depuis sa nomination.
Cette exhortation contre le renforcement de la sûreté
dans les installations nucléaires reprenait les recommandations
de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) publiées
en 1958 dans le rapport n°151 sous le titre «Questions de santé mentale que pose l'utilisation
de l'énergie atomique à des fins pacifiques».
Ce rapport est assez significatif des motivations des experts
chargés de la santé publique. Plus tard, ils étendront
les problèmes mentaux au concept de radiophobie pour expliquer
l'apparition après la catastrophe de Tchernobyl de certaines
maladies sous des formes quasi épidémiques.
La notion de norme de radioprotection
a surtout été développée aux Etats-Unis.
Les responsables des programmes nucléaires gouvernementaux
tenaient beaucoup à ce que ces normes soient introduites
dans les règlements. Cela n'était guère gênant
pour eux compte tenu des niveaux élevés recommandés.
A défaut de protéger correctement le personnel employé
dans l'industrie nucléaire, ces normes permettaient de
protéger efficacement le gouvernement contre les poursuites
judiciaires éventuelles de la part d'employés irradiés
qui auraient des troubles de santé. Les plaignants devaient
faire la preuve que les limites réglementaires avaient
été effectivement dépassées car toute
irradiation inférieure à ces limites était
décrétée officiellement comme étant
absolument sans danger.
Il en a été de même
avec les règles de sûreté. Les industriels
n'étaient pas tenus de garantir la sûreté
de leurs installations et d'en faire la preuve. Le respect des
règles de sûreté les déchargeait de
toute responsabilité et les inspecteurs chargés
de la surveillance pouvaient être assez tolérants
vis-à-vis des violations des règlements car ceux-ci,
d'après les experts, étaient fondés sur des
concepts exagérant considérablement les dangers.
Il est intéressant d'examiner
d'un peu près l'activité des experts en radioprotection,
leurs concepts, leur mode de fonctionnement, le mécanisme
de leur... système reproducteur.
Démonstration de radioscopie vers 1910/1915.
LES COMITÉS D'EXPERT - LA FAMILLE
Deux comités d'experts internationaux servent généralement de référence, ou plutôt d'alibi, pour l'ensemble des experts qui désirent se crédibiliser. Il s'agit de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) et le Comité Scientifique des Nations Unies pour l'étude des effets des radiations atomiques (UNSCEAR).
1. La CIPR
Cette Commission a été
créée en 1928 à la suite d'un Congrès
International de Radiologie. L'usage
de plus en plus répandu des rayonnements allait rapidement
conduire à une véritable hécatombe chez les
radiologues. Il était urgent de les avertir des dangers
de travailler sans précautions. La première recommandation
de la CIPR relative aux limites de dose apparaît
en 1934: éviter de dépasser 43 rem par an. Cette
limite nous apparaît extraordinairement élevée,
près de 10 fois la limite des 5 rem actuellement officiellement
admise, valeur déjà très élevée
compte tenu du risque cancérigène mis en évidence
à ce jour.
Si la limite de dose recommandée
en 1934 permet d'éviter à court terme des effets
aigus spectaculaires comme les brûlures et les radiodermites, elle conduit avec une assez
bonne certitude à un cancer mortel après 10 ans
de vie professionnelle exposée à cette limite. Mais
à cette époque, les effets à long terme ne
faisaient pas partie des inquiétudes des experts.
1937, University College London.
Depuis sa fondation, la CIPR se... reproduit
par cooptation. Ses membres sont en principe choisis uniquement
pour leur compétence. Ils ne représentent qu'eux-mêmes,
ne sont responsables devant personne. Ces principes sont présentés
comme une garantie de leur indépendance vis-à-vis
des pouvoirs tant politique qu'économique. Leur seul souci
est la protection des individus avec une très forte conscience
de leur responsabilité morale.
Les responsables nationaux de la santé
publique et les experts en radioprotection font souvent référence
à la CIPR pour justifier leur bonne foi. Mais on ne cite
guère l'activité professionnelle des membres de
la commission et le nom de leurs employeurs. Pour exemple, nous
indiquons les membres français de la CIPR suivis du nom
de leur employeur national:
Jammet: CEA, actuellement à la retraite,
conseiller technique auprès de la direction de CEA, membre
de la CIPR depuis 1953.
Lafuma: CEA.
Parmentier: CEA.
Nénot:
CEA.
A cette liste, il
faut ajouter deux personnages «indépendants»
de l'industrie nucléaire. Il s'agit du professeur Pierre
Pellerin, cité plus haut pour son souci deprotéger
à tout prix notre santé mentale, et son adjoint
J.P. Moroni (co-signataire de l'article). C'est probablement pour
nous éviter une anxiété nocive que ces «professionnels»
de la santé mentale ont interdit aux nuages de Tchernobyl
de franchir les frontières du territoire français
en mai 1986.
D'une façon générale,
la plupart des membres de la CIPR ont une activité professionnelle
liée au rayonnement, l'industrie nucléaire ou la
radiothérapie. C'est pour la France que la situation est
la plus caricaturale.
Le CEA, par l'entremise de Jammet, possède
depuis 1981 la vice-présidence de la CIPR et peut exercer
un poids considérable sur les décisions de la Commission.
Quant à l'actuel président de la CIPR, Beninson,
il est l'un des responsables du programme nucléaire en
Argentine.
La CIPR se réunit tous les deux ans en session plénière
et publie une déclaration mettant à jour ses conceptions
en radio-protection. La réunion de 1987 a eu lieu à
Côme [2]. Elle a donné lieu a une campagne
initiée par Friends of the Earth, de Grande-Bretagne.
(Les Amis de la Terre, France, ne se sont pas associés
à cette campagne.) Des scientifiques indépendants
ont ainsi demandé que les doses maximales admissibles soient
diminuées pour tenir compte des résultats des études
épidémiologiques les plus récentes. Le GSIEN
s'était associé à cette campagne; notre appel
n'a recueilli que 66 signatures parmi les scientifiques français
et notre action n'a eu aucun écho dans la presse. La protection
sanitaire contre la radioactivité n'est pas considérée
en France comme un créneau porteur malgré l'énorme
développement de notre industrie nucléaire.
2. L'UNSCEAR
Ce comité scientifique a été
créé lors de l'assemblée générale
des Nations Unies de 1955. Il est constitué par des représentants
de 21 pays qui sont désignés par les gouvernements.
Le représentant français
est Jammet, déjà mentionné comme membre de
la CIPR et employé du CEA. De nombreux membres de l'UNSCEAR
font aussi partie de la CIPR. Ainsi ceux qui sont censés
être indépendants de tout pouvoir lorsqu'ils sont
à la CIPR sont des représentants de leur gouvernement
lorsqu'ils se réunissent au comité scientifique
des Nations Unies pour conseiller les experts «indépendants»
de la CIPR dans l'élaboration de son système de
radioprotection, c'est-à-dire eux-mêmes.
Il faut ajouter qu'on retrouve les mêmes
personnages dans d'autres instances internationales comme l'Organisation
Mondiale de la Santé ou les comités d'experts chargés
de conseiller le Conseil des Communautés Européennes.
On les trouve aussi bien sûr dans les diverses instances
nationales chargées de la protection de la santé
publique contre le rayonnement.
Le monde des experts internationaux en
radioprotection est une véritable famille, comme on dit
dans certains milieux, très unie et soucieuse de son unité.
Pour la branche française, il s'agit d'une dizaine de personnes.
Citons les représentants français
à l'UNSCEAR. On y trouve Pellerin et Lafuma, déjà
membres de la CIPR. Les autres sont:
Bertin (EDF), Tubiana
(Comité médical de l'EDF), Dutrillaux (conseiller
au CEA), Bouville (CEA), Masse (CEA), Uzzan (CEA), Lemaire (?).
Toutes ces personnes ont été désignées
par le gouvernement français. Aucun effort n'a été
fait pour camoufler la main-mise de l'industrie nucléaire
sur ce comité scientifique.
L'UNSCEAR publie tous les deux ans un
épais document, celui de 1988 a plus de 600 grandes pages
à très petits caractères imprimés,
qui se présente comme une analyse critique de rapports
techniques envoyés par les divers pays concernant les effets
biologiques du rayonnement.
Certains chercheurs scientifiques ont
une pratique dont la logique est assez curieuse. Ils modèrent
leurs résultats relatifs aux effets des radiations en s'appuyant
sur des conclusions de l'UNSCEAR dont les analyses en principe
devraient dépendre des résultats de ces chercheurs.
Cette pratique de raisonnement circulaire est assez courante chez
les «théoriciens» de l'énergie nucléaire.
Ainsi, les comités d'experts sont
bien contrôlés par les gros producteurs ou utilisateurs
de rayonnement. Il en est de même pour la plupart des études
effectuées sur les effets biologiques du rayonnement.
Karl Morgan, l'un des pionniers de la
radioprotection aux Etats-Unis, qui fut pendant longtemps président
de la CIPR, a fourni des précisions sur les contraintes
qui ont pesé dès l'origine sur les radioprotectionnistes.
Il écrivait en 1975 dans l'American Industrial Hygiene
Association Journal:
«Notre destin, en tant que physiciens
médicaux d'une profession en croissance constante, a été
l'un des plus intéressants et des plus excitants, mais
il n'a pas toujours été facile car il fut un temps
où certains de mes collaborateurs furent rétrogradés
ou perdirent leur travail parce qu'ils refusaient de céder
aux pressions en vue d'abaisser nos critères de sécurité,
parce qu'ils refusaient des compromis conduisant à des
conditions de travail insuffisammentsûres. »
C'est dit avec prudence et réserve
mais le témoignage est clair. La sécurité
gêne les industriels, les militaires, les technocrates et
tous ces gens possèdent des moyens de pression particulièrement
efficaces. Si les purs perdaient facilement leur travail, que
faut-il penser de l'objectivité et de l'indépendance
de ceux qui ne furent jamais inquiétés et qui grimpèrent
sans problème dans la hiérarchie des experts en
radioprotection? Or, ce sont eux qui servent de référence
pour notre sécurité.
L'histoire de l'étude des pathologies
du rayonnement en tant qu'activité scientifique n'a pas
été écrite. On pourrait y trouver les diverses
méthodes utilisées pour s'assurer du contrôle
des résultats: perte d'emploi, mise à la retraite
anticipée, inscription sur des listes noires, interdiction
de publication dans les revues scientifiques, calomnies, intimidations
allant même jusqu'à des agressions physiques, sans
parler de la technique de la promotion suivie d'une mise au placard
qui, en France, semble avoir eu une certaine efficacité.
3. L'Organisation Mondiale de la Santé
L'OMS n'a pas vocation pour ériger
un système complet de radioprotection mais elle intervient
ponctuellement en cas de nécessité pour aider les
autorités sanitaires en difficulté. Ainsi, il y
a quelques mois, trois de ses experts dont Pellerin et Beninson sont intervenus publiquement
en URSS dans la polémique opposant des scientifiques biélorusses
et ukrainiens au sujet des critères fixant l'évacuation
des populations vivant actuellement sur des territoires contaminés
suite à la catastrophe de Tchernobyl. Bien sûr, ils
ont appuyé le pouvoir central soviétique qui refuse
d'évacuer les populations. Ils ont été jusqu'à
recommander des normes pour l'évacuation 2 à 3 fois
plus laxistes que celles des experts soviétiques officiels.
Cette pratique n'a rien de surprenant
quand on sait que la Douzième Assemblée Mondiale
de la Santé, le 28 mai 1959, approuvait l'Accord entre
l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) et l'Organisation
Mondiale de la Santé (OMS).
Le premier paragraphe de l'article I de cet accord stipule:
«L'Agence Internationale de
l'Energie Atomique et l'Organisation Mondiale de la Santé
conviennent que, en vue de faciliter la réalisation des
objectifs définis dans leurs actes constitutionnels respectifs,
dans le cadre général établi par la Charte
des Nations Unies, elles agiront en coopération étroite.»
La tâche essentielle fixée
à l'AIEA est la promotion de l'industrie nucléaire
au niveau international. L'action de l'OMS pour protéger
les individus du public ne devrait tenir compte que de considérations
sanitaires sans que la promotion de l'énergie nucléaire
intervienne dans ses préoccupations.
Les normes recommandées par la CIPR
sont fondées sur quelques principes bien définis
dans sa publication 26 de 1977 qui est jusqu'à présent
le document de référence pour la radioprotection
de tous les êtres humains [3].
1. Seuls les effets de mortalité
sont pris en compte pour évaluer le détriment dû
au rayonnement. Les maladies non fatales telles que les retards
sévères du développement moteur et mental
chez les enfants (qui devront être placés dans des
institutions spécialisées), l'ablation de la thyroïde
compensée par la prise constante de médicaments,
les tumeurs malignes opérables, etc., les effets de morbidité,
sont délibérément éliminés
du détriment.
2. Les normes de radioprotection doivent
nous protéger des effets aigus des fortes doses. Ceci n'est
pas une contrainte très forte pour l'industrie nucléaire
car ils n'affectent qu'un petit nombre de cas et correspondent
à des doses très élevées.
3. Les normes sont fixées pour
maintenir les effets différés, dit stochastiques
(de type aléatoire non strictement déterministes)
à un niveau dit «acceptable». Il s'agit des
cancers et des effets génétiques. Nous reviendrons
plus loin sur cette notion d'«acceptabilité».
4. D'après la Commission, ses
recommandations procèdent d'une extrême prudence
pour la protection des individus. Les experts de la CIPR déclarent
exagérer volontairement les risques afin d'être certains
de bien nous protéger. Dans ces conditions, il n'est pas
grave de violer leurs recommandations de temps en temps, cela
ne ferait que réduire légèrement les marges
de sécurité très confortables qu'ils ont
prises pour établir leur système de protection.
La CIPR donne elle-même la justification du non-respect
de ses normes.
5. La radioprotection doit procéder
d'une analyse «coût/bénéfice»
qui compare le coût financier d'une amélioration
de la radioprotection aux bénéfices sanitaires qu'on
peut en attendre.
6. La CIPR ne présente que des
recommandations que chaque pays peut adapter suivant ses propres
besoins. Citons un extrait significatif de sa publication 26 (1977):
«En raison de la différence
des conditions appliquées dans divers pays, c'est aux diverses
instances internationales et nationales, plus au courant de ce
qui convient le mieux à leurs besoins respectifs qu'il
appartient d'élaborer les directives détaillées
pour l'application des recommandations sous forme soit de règlements,
soit de codes de pratique. La Commission reconnaît que les
divers experts responsables de la mise en pratique de la protection
contre les rayonnements ont besoin de directives suffisamment
souples pour permettre leur adaptation sur le plan national, régional
ou autre. Les recommandations de la Commission devraient donc
présenter un caractère de flexibilité approprié
et c'est pourquoi la forme sous laquelle elles sont énoncées
ne conviendra pas nécessairement, et sera même souvent
impropre, à une transposition directe en règlements
ou codes de pratique» (article 5, CIPR 26).
Ce n'est pas la CIPR qui protestera auprès
des gouvernements africains qui, comme au Niger et pour le compte
d'une entreprise française (la COGEMA), font travailler des enfants dans les mines d'uranium
en l'absence de toute norme de radioprotection. Le coût
de la vie est si bas dans ces pays qu'une analyse coût/bénéfice
conduit inéluctablement à une absence totale de
norme de radioprotection.
Ce n'est pas la CIPR qui protestera auprès
de la Commission des Communautés Européennes qui
n'a pas mis à jour ses recommandations en matière
de radioprotection par rapport aux déclarations de 1985
de la CIPR.
Cette flexibilité, recommandée
pour l'application des normes aux conditions locales, justifie
le double langage des experts. Des publications, des communications
dans des congrès où ils se réfèrent
toujours à une protection rigoureuse des individus et une
pratique des plus laxistes fondée sur des critères
économiques. C'est ainsi que des membres de la CIPR sont
intervenus en URSS pour soutenir le pouvoir central contre la
population vivant en Ukraine et en Biélorussie sur des
territoires contaminés et qui demande à être
rapidement évacuée.
Les experts de la
CIPR sont progressivement passés de la notion de dose
maximale permissible à celle de dose maxima/e admissible
(ou acceptable).
C'est dans la publication 26 de la CIPR
(1977) que les critères d'acceptabilité de l'industrie
nucléaire se trouvent développés d'une façon
complète et cohérente.
Pour les experts, il s'agissait d'établir
des normes fondées sur des critères d'acceptabilité
pour les travailleurs et pour la population sans que ceux-ci ressentent
le besoin d'en discuter la validité. Ces normes devaient
avoir un fondement naturel.
1. L'acceptabilité professionnelle est définie de la façon suivante: aucun
travailleur ne soulève de problème de sécurité
professionnelle lorsqu'il travaille dans l'industrie la plus sûre. Si les normes
de radioprotection font de l'industrie nucléaire une activité
encore plus sûre que la plus sûre des activités
industrielles, il est évident que personne ne pourra élever
de récrimination. Pour la CIPR, la mortalité professionnelle
dans l'industrie la plus sûre est de 1 mort par an pour
10.000 travailleurs.
Cette estimation est contestable. D'après
les évaluations officielles publiées en Angleterre
pour la période 1974-1978, la mortalité par causes
professionnelles était 20 fois inférieure à
cette valeur dans l'industrie du vêtement, 7 fois plus faible
dans l'industrie automobile. La mortalité pour cause professionnelle
envisagée par la CIPR comme étant la plus sûre
correspond à peu près à celle observée
dans l'industrie navale. Les résultats publiés récemment
en France mettent la référence de la CIPR au niveau
de sûreté de l'industrie chimique qui est loin de
symboliser la sûreté maximum.
D'autre part, il faut mentionner que
l'acceptabilité par les ouvriers des conditions de sûreté
dans les industries les plus sûres découle d'une
pure nécessité sociale. Comment un ouvrier pourrait-il
vivre et faire vivre sa famille s'il n'acceptait pas l'activité
la plus sûre qu'on lui offre? Il n'y a rien de naturel dans
cette attitude.
En résumé: la CIPR recommande
à l'industrie nucléaire de ne pas tuer plus d'un
employé sur 10.000 par an.
2. L'acceptabilité pour la population: le raisonnement
est analogue en prenant comme référence d'acceptabilité
naturelle les transports publics, soit d'après la CIPR
1 à 5 accidents mortels chaque année pour un million
de personnes transportées. Là encore, cette acceptabilité
dite naturelle n'est en réalité qu'une nécessité
sociale. Comment se faire transporter si l'on n'accepte pas les
accidents liés aux conditions d'exploitation des transports
publics imposées par des critères économiques.
Il est évident que personne ne protesterait si la SNCF
améliorait la sécurité des trains.
Pour les experts, avec de tels concepts,
l'intervention de ceux qui vont subir les détriments (travailleurs
et population) ne se justifie pas. Un débat démocratique
sur les normes n'a pour les experts de la CIPR aucun fondement
rationnel et leurs critères doivent être acceptés
comme des lois de la nature.
3. Les doses maximales admissibles (acceptables)
La deuxième étape pour
définir les doses maximales admissibles exige la connaissance
du facteur de risque du rayonnement. Il s'agit là d'un
problème scientifique qui relève, bien sûr,
exclusivement de la compétence des experts et non des citoyens
concernés.
En 1977, la CIPR adopte un facteur de
risque de 125 cancers mortels et 42 défauts génétiques
graves (pour les deux générations qui suivent l'exposition)
pour 1 million de personnes recevant chacune une dose de 1 rem
(10 millisievert). La dose collective est dans ce cas de 1 million
d'homme x rem ou 10.000 homme x sievert.
Les doses maximales admissibles sont
fixées à 5 rem/an (50 mSv) pour les travailleurs
et 0,5 rem/an (5 mSv) pour la population.
Ces valeurs conduisent à un risque de mortalité
professionnelle 8 fois supérieur à celui défini
comme naturellement acceptable. Quant à la population,
le risque admissible est de 8 à 16 fois le risque dit acceptable.
La rationalité des experts a des
limites et pour retrouver une certaine logique, ils doivent effectuer
quelques contorsions. Cela les conduit à rédiger
plusieurs articles de leurs recommandations qui violent manifestement
certains de leurs principes, à savoir que les normes doivent
protéger les individus sur une base annuelle. Pour
respecter les normes, une protection individuelle devrait interdire
d'effectuer des moyennes sur un groupe d'individus ou sur un grand
nombre d'années, ce que fait la Commission pour retrouver
le risque «acceptable» au niveau qu'elle a défini.
Depuis 1985 (Déclaration de Paris)
[4], la CIPR a réduit la dose maximale admissible
pour la population d'un facteur 5, soit 0,1 rem (1 mSv) par an.
Mais elle tolère un dépassement temporaire jusqu'à
0,5 rem (5 mSv) pourvu que le 0,1 rem soit respecté en
moyenne sur la vie. Aucune révision n'est intervenue depuis
1977 pour les travailleurs.
4. La dose engagée
Pour la protection de la population,
il n'est pas possible de procéder à des mesures
individuelles de dose. D'autre part, l'effet le plus important
proviendra de la contamination interne par des radioéléments
présents dans les poussières, les aérosols,
la nourriture, l'eau. On définit alors la dose engagée
sur la vie qui sera déterminante pour la prise de décision
d'intervention.
C'est la dose de rayonnement que recevrait
un individu vivant 70 ans dans des conditions résultant
d'une contamination par les radionucléides. Ce n'est pas
une donnée immédiate obtenue par une mesure mais
le résultat d'un calcul qui va dépendre des modèles
choisis pour décrire l'évolution des divers radionucléides
pris en compte dans l'environnement, les transferts dans la nourriture,
le mode d'alimentation (autosubsistance totale ou partielle),
le transfert chez les humains, le métabolisme des divers
radioéléments (dépend du sexe, de l'âge,
etc.), les effets du rayonnement sur l'organisme humain et la
spécificité de certains groupes à risque
(foetus, enfants en bas âge, vieillards, personnes de santé
fragile...). Bien sûr, il serait prudent de tenir compte
de la synergie possible avec d'autres agents agressifs (nitrates,
pesticides, polluants chimiques variés...).
Ces calculs demeurent bien évidemment
sous la responsabilité du pouvoir central sans que des
explications soient fournies au sujet des modèles retenus
par les experts.
Application pratique
Le pouvoir central soviétique
a décidé que si dans une région contaminée
la dose individuelle engagée dépassait 35 rem, la
population serait évacuée. En dessous de cette limite,
la vie serait considérée comme normale et tous les
contrôles supprimés.
Les publications de la CIPR et de l'OMS recommandent sur 70 ans
une dose limite d'acceptabilité de 7 rem. Le choix de la
limite n'est pas anodin: à 35 rem, il faut évacuer
un peu plus de 100.000 personnes, à 7 rem, il s'agit d'environ
2 millions de personnes. On conçoit que les décideurs
soient fortement influencés par des considérations
socio-économiques et non par des soucis strictement humanitaires
[5].
5. Le facteur de risque du rayonnement adopté par la
CIPR
Il n'a pas été réévalué
à la hausse depuis 1977 malgré les résultats
du suivi des survivants japonais des bombes A, étude épidémiologique
que la Commission avait toujours considérée jusque-là
comme la plus valable pour l'établissement du risque. En
1987, la CIPR, au cours de sa séance plénière,
a refusé de réviser son facteur de risqué
en prétextant qu'il fallait attendre une meilleure précision
(septembre 1987, Déclaration de Côme, Italie). Les
experts ne semblent pas avoir été très préoccupés
par la précision quand ils adoptèrent en 1977 les
résultats préliminaires de la même étude.
Cette attitude de la CIPR est symptomatique
de la prudence qu'elle adopte constamment pour freiner la réduction
des limites de dose conformément aux résultats les
plus récents concernant les dangers du rayonnement.
Le choix des différents groupes
d'experts pour le risque cancérigène mortel affectant
1 million de personnes recevant 1 rem (10 mSv) est résumé
dans le tableau suivant:
La CIPR recommande de maintenir toutes les doses à des niveaux aussi bas qu'il est possible de réaliser d'une façon raisonnable (principe ALARA, As Low As Reasonably Achievable). Ce concept de «raisonnable» est défini par une analyse coût/bénéfice. Toute réduction des doses par amélioration des équipements de protection augmente le coût et il en résulte un bénéfice pour les individus concernés. Si ce surcoût était dépensé dans d'autres domaines de la santé, ce serait peut-être plus profitable à la collectivité. Dans ce cas, la réduction des doses n'est plus raisonnable. On passe progressivement d'une protection individuelle à une protection sociale. Pour aller plus loin dans l'analyse et aboutir à des évaluations quantitatives, il est nécessaire de connaître le coût d'une vie (ou le coût d'une mort). On aurait, une fois l'installation optimisée, une équation du type:
qu'on peut aussi écrire:
avec des équations partielles du genre:
Des chercheurs ont consacré beaucoup
de réflexions et d'efforts à cette tâche.
Il n'est pas question évidemment de demander leur avis
aux personnes introduites dans les équations et qui ne
pourraient avancer que des critères subjectifs du genre
«ma vie n'a pas de prix». Il faut trouver des critères
tout à fait objectifs (indépendants des sujets)
et seuls des experts en sont capables.
Tout surcoût en vue d'améliorer
la protection sera à la charge de l'industriel. Etant responsable
de l'optimisation, il se placera tout naturellement au minimum
qui permettra juste le respect des normes réglementaires
imposées. D'ailleurs, dans les textes légaux qui
définissent la radioprotection, seules les doses maximales
sont données comme contrainte.
En 1977, les membres
de la CIPR, certains que les effets biologiques des rayonnements
ionisants étaient alors parfaitement et définitivement
connus, établirent leurs recommandations pour les normes
sur des bases qu'ils voulaient objectives une fois définis
les axiomes sur l'acceptabilité.
Depuis cette date, on note:
1. La mortalité annuelle pour
cause professionnelle dans l'industrie la plus sûre est
plus proche de 1 pour 100.000 travailleurs que de la valeur 1
pour 10.000 adoptée par la Commission.
2. Le facteur de risque cancérigène
(mortel), d'après les études mêmes que les
experts considéraient comme respectables, est beaucoup
plus élevé que celui admis en 1977. Au minimum,
il faudrait l'augmenter d'un facteur 6,4.
L'application des règles de la
CIPR devrait conduire celle-ci à réduire la limite
des 5 rem pour les travailleurs à environ 80 millirem (0,8
mSv) et la limite pour la population de 0,1 rem (1 mSv) à
environ 20 millirem (0,2 mSv). Il n'est évidemment pas
possible que la CIPR fasse de telles propositions qui conduiraient
à exiger l'arrêt immédiat de toute l'industrie
nucléaire.
Les experts sont dans l'obligation de
modifier les règles qu'ils avaient eux-mêmes instaurées
sur des bases qti'ils déclaraient objectives. En somme,
ils sont dans la situation d'un joueur qui, dans une nouvelle
donne, n'a pas les bonnes cartes qui lui permettraient de gagner.
Il décide alors arbitrairement sans consulter les autres
joueurs de changer les règles du jeu. Même un tricheur
invétéré n'oserait se risquer à une
telle pratique.
En février 1990, la Commission
a rédigé un nouveau projet de recommandations. Ce
projet est soumis pour consultation à toutes sortes de
comités d'experts ou de groupes professionnels (de l'industrie
nucléaire). L'avis des usagers n'est bien évidemment
pas sollicité. Aucun effort n'est fait pour que ce document
soit réellement public et les représentants politiques
s'en désintéressent totalement. Il s'agit pourtant
des bases futures de la radioprotection dans une société
où l'industrie nucléaire prend la première
place pour les dangers.
On savait que l'indépendance de
la CIPR vis-à-vis des pouvoirs était toute formelle.
En sollicitant ouvertement l'avis des professionnels de l'industrie
avant de rédiger ses nouvelles recommandations, la CIPR
renonce à son mythe d'indépendance et bien sûr
à celui qui en découle, à savoir que ses
conceptions ne dérivent que de son souci moral de protéger
les individus.
La CIPR propose de renoncer aux principes
de base de l'acceptabilité du risque fondé sur:
- la référence à l'industrie
la plus sûre pour l'acceptabilité professionnelle;
- la pratique sociale la.plus sûre
pour l'acceptabilité concernant le public;
- l'évaluation du détriment
effectué à partir de l'excès de mortalité;
- la protection sur une base annuelle.
Ainsi il ne reste plus rien du bel édifice
construit en 1977. Ceci conduit aux doses maximales admissibles
suivantes:
- Pour les travailleurs: inférieure
à 5 rem par an (50 mSv/an) avec une dose maximale cumulée
inférieure à 10 rem (100 mSv) sur 5 ans.
- Pour le public, le changement est marginal:
0,1 rem en moyenne sur 5 ans consécutifs (1 mSv) avec la
possibilité temporaire d'atteindre 0,5 rem sur 1 an.
Le projet de la Commission reconnaît
explicitement (article 154) que la fixation d'une limite entre
«l'acceptable et le tolérable» qu'elle choisit
comme dose limite est «inévitablement subjective».
En ce qui concerne la mortalité
comme évaluation du détriment, la Commission a changé
son point de vue en tenant compte maintenant de la perte de durée
de vie qui peut résulter d'un cancer radioinduit. Comme
le temps de latence de ce genre de cancer peut être de plusieurs
années, cette nouvelle conception atténue considérablement
la gravité d'une mort par cancer radioinduit. En transposant
ces considérations au cas d'un crime, cela reviendrait
à diminuer la peine d'un coupable s'il commettait son crime
sur une personne et de le déclarer innocent si la victime
a plus de 85 ans. Une telle justice serait difficilement acceptée.
Il faut néanmoins noter quelques
points positifs de ce projet de la CIPR:
- De nombreuses considérations
sont développées en faveur de l'absence de seuil,
en particulier l'absence de résultats positifs aux faibles
doses n'est pas considéré comme preuve de l'existence
d'un seuil.
- Le facteur de risque cancérigène
est réévalué à la hausse sans qu'il
soit mentionné qu'il surévalue considérablement
le risque réel: il est multiplié par 3,2 pour les
travailleurs et par 4 pour la population.
- Le foetus est reconnu comme étant
particulièrement sensible au rayonnement, mort prématurée
pendant la grossesse, risque de retard mental grave chez les enfants,
baisse du quotient intellectuel (QI). Malheureusement, la Commission
ne va pas jusqu'à proposer des normes spécifiques
pour les femmes enceintes en cas d'accident nucléaire.
- Le risque héréditaire
(effets génétiques) est multiplié par 2,5.
- Le projet mentionne (article 124):
«La limite de dose est largement, mais de façon tout
à fait erronée, considérée comme une
ligne de démarcation entre l'inoffensif et le dangereux.»
Ceci revient à expliciter clairement
la signification de l'absence de seuil. Tout rayonnement, qu'elle
que soit la dose, présente un danger pour la santé
et se trouver en dessous de la dose limite ne nous garantit pas
une protection absolue. Dans ces conditions, il est évident
que le niveau d'acceptabilité ne peut être déterminé
que par les individus qui vont être agressés par
l'industrie nucléaire.
L'industrie nucléaire, dans ce
projet de recommandations, est implicitement reconnue comme une
activité dangereuse, le respect des normes ne la rend pas
inoffensive même en fonctionnement normal. Quant à
la gestion des situations accidentelles graves, la CIPR renonce
à définir tout critère d'acceptabilité.
Roger Belbéoch,
"La Radioactivité et le vivant" dossier publié
par Stratégies énergétiques, Biosphère
& Société (SEBES),
Forum interdisciplinaire indépendant,
Genève, novembre 1990.
Voir: Appendices I, II et III (en Pdf)
REFERENCES BIBIOGRAPHIQUES
1 PELLERIN, P. et J.P. MORONI (1974), «Installations
nucléaires et protection de l'environnement», Annales
des Mines.
2 STATEMENT FROM THE 1987 COMO MEETING OF THE INTERNATIONAL
COMMISSION ON RADIOLOGICAL PROTECTION (1987), in Radiation
Protection Dosimetry, vol. 11, n°2.
3 ANNALS 0F THE ICRP (1977), Publication 26. Recommendations
of the International Commission on Radiological Protection, 17
January.
4 STATEMENT FROM THE 1985 PARIS MEETING 0F THE INTERNATIONAL
COMMISSION ON RADIOLOGICAL PROTECTION (1985), in Radiation
Protection Dosimetry, vol. 11, n°2.
5 BELBÉOCH, Bella (1990), «Quatre ans après Tchernobyl. Conflit
sur les doses», Le Généraliste,
13 avril. - «Dossiers sur Tchernobyl», La Gazette
Nucléaire, n°96/97 (juillet 1989) et n°100
(mars 1990), édité par le GSIEN (Groupement de scientifiques
pour l'Information sur l'Energie Nucléaire), 2, rue François-Villon,
F-91400 Orsay.
6 BEIR III REPORT (1980), The Effects on Population of
ExpOsure to Low Levels of Ionizing Radiation, Report of the
Committee on the Biological Effects of Ionizing Radiation, National
Research Council, Washington DC, 1980.
7 PRESTON, D. and Donald A. PIERCE (1987), «The effects
of changes in dosimetry on cancer mortality risk estimates in
the Atomic Bomh Survivors», Technical report RERF TR
9-87 (august).
RADFORD, Edward (1987), «Recent evidence of radiation induced
cancer in the Japanese atomic bomb survivors», in Radiation
and Health, Wiley Ed. Traduit en français dans La Gazette
nucléaire, n°84/85.
8 HEALTH EFFECTS 0F EXPOSURE TO LOW LEVELS 0F IONIZING RADIATION
(1990), Report V of the BEIR Committee, National Academy of Press,
Washington DC.
9 INTERNATIONAL COMMISSION ON RADIOLOGICAL PROTECTION (1990),
Recommendations of the Commission ICRP/90/G-01, Feb.