La sûreté
en matière d'industrie nucléaire est un vaste domaine
dont les motivations annoncées sont la protection de l'homme
et de l'environnement vis-à-vis des risques potentiels
de ces installations et surtout la diminution de ces risques potentiels.
Des efforts importants de sûreté sont investis nous
dit-on. Oui semble-t-il mais, avec toute ma mauvaise foi, je vais
m'efforcer de vous montrer ce qui ne va pas, afin de contrebalancer
le discours officiel qui dit que tout va bien.
Souvent dans ce discours officiel revient
une comparaison avec d'autres industries, avec d'autres sources
d'énergie et on voit apparaître avec consternation
les victimes de l'exploitation charbonnière. Tout d'abord,
si on veut faire une comparaison sérieuse il faut comparer
d'une part extraction de charbon et extraction d'uranium et d'autre
part centrales à charbon et centrales nucléaires.
Mais qu'importe, plaçons-nous sur le terrain du discours
officiel, et posons-nous la question, pourquoi investit-on, semble-t-il,
tant dans la sûreté en matière de nucléaire
et si peu dans les charbonnages ? Sûrement pas pour faire
plaisir aux écologistes. Réfléchissons en
faisant un retour en arrière.
En 1957 à WINDSCALE, en Angleterre, un incendie du graphite et de l'uranium
conduit à une destruction du réacteur et à
son arrêt. Des rejets radioactifs provoquent un certain
nombre de morts par cancers et leucémies dans la population
(contestés officiellement jusqu'à la déclassification
des dossiers en janvier 1988). Trente ans plus tard on estime
qu'il faudra 10 ans de travail pour décontaminer et ce
pour un coût énorme.
En 1969 à SAINT LAURENT 2, en
France, fusion de plusieurs éléments combustihles,
un an d'arrêt du réacteur pour réparations
(en 1980, à
nouveau même type d'incident : 2 ans d'arrêt).
En 1979 THREE MILE ISLAND; aux Etats-unis, un
coeur de réacteur détruit aux trois-quarts (nous
allons revenir sur cet accident), peu de rejets dans l'environnement.
Aujourd'hui, en 1988 (11 ans après) on sait que ce réacteur
qui avait à peine un an de fonctionnement nécessitera
encore des années de travail pour son démantèlement
et ce, pour un coût comparable à celui de sa construction
(environ un milliard de dollars).
En avril 1986, TCHERNOBYL en Ukraine, un réacteur
détruit, pour le moment au moins une trentaine de morts,
des dégâts écologiques considérables
(Monsieur Tanguy vient de nous donner le montant de l'estimation
des coûts, environ 10 milliards de roubles, c'est-à-dire
environ 60 milliards de francs).
Pour WINDSCALE, THREE MILE ISLAND, TCHERNOBYL
il faut chiffrer l'investissement définitivement perdu,
la perte de production, le coût du démantèlement.
Comparez aux accidents dans les mines un coup de grisou dans une
galerie, de trop nombreux morts et au bout de quelques jours l'exploitation
reprend.
Avec un peu de cynisme on comprend alors
pourquoi un effort important de sûreté a été
consenti dans le nucléaire. Ce n'est pas pour protéger
l'homme et son environnement, mais pour protéger l'outil
de production, l'investissement qu'il représente. Le représentant
d'EDF vient de vous le dire: «nous ne sommes pas fous, nous
protégeons nos installations». Mais tout compte fait,
comme seul le résultat compte, il est heureux que le nucléaire
soit cher, cela force les industriels à la sagesse. Seulement
une sagesse basée sur la peur de l'accident conduit toujours
à un relâchement dès que l'épée
de Damoclès s'éloigne.
En France, aujourd'hui, la sûreté
repose sur une assise fondamentale la qualité de la conception,
de la construction et de l'exploitation.
Cette assise est réglementée
par un arrêté du 10 août 1984 tellement précis
qu'une circulaire explicative est nécessaire et, comme
nous sommes quand même plus latins que germains, un article
prévoit que des dérogations pourront être
accordées. Ouf ! nous sommes rassurés.
Tout ceci serait fort beau si cette assise
de la sûreté n'était pas une assise en papier,
constituée de magnifiques dossiers consciencieusement archivés.
Pour ce qui est de la qualité
de la conception, prenons l'exemple de CATTENOM.
Sur ce site situé sur la Moselle,
à une dizaine de kilomètres de Thionville et à
une vingtaine de kilomètres de Luxembourg ville, EDF a
construit 4 tranches de 1 300 MWe. Les autorités de
sûreté avaient à l'époque donné
un avis défavorable au choix de ce site, avis qui ne fut
suivi comme effet que de la démission du responsable et
non de l'abandon du projet. L'argument essentiel développé
était le chiffre de la population cumulée autour
du site : 1 500 000 habitants dans un rayon de 50 km. Rappelons
qu'à Tchernobyl les autorités russes ont évacué
les populations dans un rayon de 30 km autour de la centrale.
Cela a concerné 135 000 habitants tandis qu'à Cattenom
cela impliquerait 650 000 personnes.
Les tranches construites sont du palier P'4. Ce palier
est déduit du palier P4 (le palier 1 300 MWe de Westinghouse)
par une francisation qui a conduit, entre autre, à «dégraisser»
un peu les installations en réduisant les marges de sécurité
et en modifiant pour les simplifier certaines installations.
Le paramètre utilisé pour
dimensionner l'enceinte de confinement, c'est-à-dire l'enveloppe
de béton armé qui jusqu'en 1986 était censée
rester toujours étanche et interdire toute sortie de radioactivité
en cas d'accident, est le volume d'eau du circuit primaire. Cette
eau portée à environ 300 degrés sous 155
bars créerait, en cas de rupture du circuit primaire,
une surpression à laquelle l'enceinte doit résister.
A CATTENOM, alors que la construction
du gros oeuvre est commencée, on s'aperçoit que
l'estimation du volume d'eau du primaire est plus importante que
ce qui avait été calculé dans un premier
temps. Une erreur cela peut arriver, mais à ce niveau de
la conception on ne parle pas d'erreur humaine. Ce terme de vocabulaire
est réservé aux opérateurs ou aux rondiers
s'ils confondent deux vannes ayant le même
numéro.
Ce petit détail a des conséquences
simples:
- Si rupture de canalisation: volume
d'eau évaporé plus important que prévu
- pression dans l'enceinte plus élevée
que prévue
- donc enceinte non conforme...
Le réflexe du taupin est rapide:
si on augmente le volume à la même température,
la pression diminue, donc c'est gagné. La hauteur du bâtiment
réacteur fut augmentée de 1,60m, et ce n'est qu'après
coup qu'on a commencé à envisager l'effet de cette
modification sur le comportement en cas de séisme.
Manque de chance pour le S.M.S. (Séisme
Majoré de Sécurité), la limite élastique
des aciers du ferraillage risque d'être dépassée
au niveau du raccordement du fût de l'enceinte avec sa fondation.
Bien sûr, le S.M.S. contient la marge de sécurité
qui conduit à prendre en compte un niveau d'intensité
supérieur d'un degré à celui du séisme
maximal historiquement vraisemblable. On pourrait fermer les yeux.
Mais si on commence, autant abandonner tout de suite les justifications
de la sûreté.
Regardons maintenant la qualité
de la construction, et à titre d'exemple je vais vous narrer
cette fois les problèmes rencontrés sur les coudes
du circuit primaire des réacteurs à eau légère.
Pour situer le problème, voici
un schéma représentant le circuit primaire d'une
tranche de 900 MWe avec ses trois boucles. (figure 1)
Ce circuit primaire est la deuxieme barriere présentée avec emphase dans tous les discours sur la sûreté. La première barrière est constituée par les enveloppes des aiguilles de combustible (voir: l'affaire CEZUS) et la troisième par le bâtiment réacteur: l'enceinte de confinement. La résistance et l'intégrité du circuit primaire sont essentiels. Il véhicule 65 000 tonnes/heure d'eau à environ 300 degrés sous une pression de 155 bars dans des canalisations de l'ordre de 80 cm de diamètre (ce chiffre est arrondi puisque c'est la transcription en centimètres d'une dimension en pouces, l'indépendance énergétique française passant par une licence Westinghouse...). Les coudes que vous pouvez voir sur la figure 2 (5 par boucle) sont fabriqués par moulage, en sous-traitance, dans les ateliers de Creusot-Loire, Henricot et Manoir-Pompey. Donc sur un réacteur 900 MWe nous avons 15 coudes et sur un réacteur des paliers P4, P'4, N4 (1 300 à 1 450 MWe) nous avons 20 coudes.
A la suite de reprises
de défauts d'états de surface consécutifs
au moulage, on s'aperçut fin 1981, début 1982 sur
des pièces destinées à la centrale de KOEBERG
(Afrique du Sud) qu'il y avait des sous-épaisseurs. Des
mesures sur les éléments non encore montés
montrèrent alors que de nombreuses pièces étaient
fautées. Mais comment faire pour les installations en fonctionnement
?
C'est là qu'on vit apparaître
le génie administratif français. Puisqu'il est de
règle de faire des dossiers, et bien, consultons les. On
arriva alors au résultat suivant: environ 1 coude sur 5
comporte des sous-épaisseurs allant, pour quelques-uns,
jusqu'à 15 pour cent de l'épaisseur nominale et
ce pour des éléments dont certains sont en service
depuis 1977 (FESSENHEIM).
Les dossiers de mesure avec les fiches d'anomalies existaient
mais depuis près de 10 ans personne n'en avait tenu compte.
La première mesure corrective
fut, d'après les textes officiels «d'affiner les
calculs pour mieux dégager les marges réelles, actuellement
masquées par le conservatisme des codes» «en
vue de justifier les sous-épaisseurs». Ce qui en langage de pékin moyen
peut se traduire par «on reprend les calculs en bricolant
les paramètres jusqu'à ce que les épaisseurs
fabriquées donnent une résistance théorique
conforme aux exigences de la sûreté».
Espérons que ce n'est pas à
la suite de tortures intellectuelles analogues des codes de calcul
que l'hiver dernier certaines structures des remonte-pentes ont
eu des états d'âme.
Depuis, pour les éléments
qui étaient accessibles et dont le défaut dépassait
10 pour cent on a rechargé en métal. Pour les tranches
divergées, le contrôle lui-même s'avère
délicat en raison des débits de dose pour le personnel.
S'il n'y avait que ce problème
des coudes moulés... Mais en fait ce n'est qu'un des éléments
d'un vaste ensemble de défectuosités de montage
ou de malfaçons en fabrication.
Souvenez-vous en 1979, les
syndicats bloquent les machines de chargement de combustible sur
TRICASTIN, GRAVELINES et DAMPIERRE pour forcer la direction d'EDF
à faire étudier les fissurations
sous revêtement des brides de raccordement à la cuve
et des plaques tubulaires des générateurs
de vapeur. Ces pièces en acier noir sont recouvertes
par «beurrage» d'une couche d'acier inoxydable pour
les protéger de l'eau du circuit primaire. Les contraintes
thermiques induisent des fissures à l'intérieur
dans la zone de contact de deux matériaux. Ces problèmes,
en particulier sur les plaques tubulaires de générateurs de vapeur, n'étaient
pas nouveaux. Ils avaient été soulevés dès
1976. Mais à cette époque, le programme nucléaire
était en pleine euphorie et rien ne devait le retarder.
Depuis on a détecté des anomalies de fabrication
sur divers composants, certains de grande dimension comme le pressuriseur.
Mais une fois mis en place, bloqué dans sa casemate il
est quasi impossible d'aller reprendre les soudures défectueuses.
Encore une fois, ce qui primait, c'était les délais,
la rapidité de construction.
Au travers de cette
analyse, on a le sentiment que le discours politique et le discours
économique priment le discours technique. Politique car
en France, le programme de construction nucléaire a été
décidé par l'Etat qui a ainsi accepté de
se placer sous la dépendance de groupes technocratiques
et il n'était pas question de donner prise à la
contestation. Economique, nous l'avons vu en 1979 avec la question
des fissures.
Tout d'abord ces fissures
sont apparues en raison de la simplification de la procéduretechnique
proposée par Framatome pour gagner du temps donc de l'argent,
modification de procédure acceptée par EDF et par
les autorités de sûreté. Puis une fois les
défauts détectés, les calculs qui ont été
refaits ont été effectués en tirant sur les
hypothèses (modélisation des formes des fissures
par exemple), afin de montrer que ces fissures ne deviendraient
gênantes qu'au bout de 20 ou 30 ans.
Ainsi les frais de réparation repoussés du présent
à un futur lointain devenaient négligeables, grâce
à des calculs avec des taux d'actualisation dont les économistes
d'EDF ont le secret. Nous avons déjà eu droit au
même raisonnement pour expliquer qu'il n'est pas utile de
provisionner pour l'opération de démantèlement
des réacteurs.
Pour la qualité de l'exploitation, je ne citerai que deux
exemples:
1. TRICASTIN, 20 février 1987. Une fuite sur le circuit
d'injection de sécurité d'acide borique. C'est un
élément essentiel à la sûreté
du réacteur. Une réparation par bricolage a été
réalisée sans arrêter le réacteur,
et même sans prévenir les autorités de sûreté.
Comme on dit pudiquement à EDF, «il y avait divergence
d'appréciation sur l'application des règles d'intervention
sur les circuits importants pour la sûreté, entre
l'Ingénieur de Sûreté et Radioprotection et
le Chef de Centre». Si on se met à faire des courses
entre unités de production pour le ruban bleu de la plus
longue période de fonctionnement sans arrêt d'urgence,
il va arriver des tchernobyleries dans nos campagnes. Il n'empêche
que le SCSIN (Service Central de Sûreté des Installations
Nucléaires - Ministère de l'Industrie), en apprenant
la chose a piqué son coup de sang et a fait arrêter
la tranche, le 13 mars. Cela ne faisait que trois semaines qu'on
batifolait avec la sûreté.
2.-CREYS-MALVILLE, dès le 8 mars 1987, les systèmes
de détection de fuite de sodium dans l'espace entre la cuve du
barillet et son enceinte de sûreté donnent des
alarmes. Les responsables de la sûreté de SUPERPHENIX mettent en doute le fonctionnement
des bougies de détection, la fiabilité du système
de transmission et se décident la mort dans l'âme,
à aviser les autorités de sûreté le
3 avril, près d'un mois plus tard. Ce manquement grave
aux consignes nous fait nous poser des questions quant à
«la qualité de l'exploitation». Quand on réalise
que ce sont des dispositifs du même type qui sont censés
surveiller toute fuite de sodium provenant de la cuve du réacteur,
on ne peut qu'être atterré par le comportement des
opérateurs. A moins qu'effectivement ces bougies soient
défectueuses, mais alors en quoi peut-on faire confiance
?
Je n'avais pris que ces deux exemples, mais l'actualité
vient de m'en apporter un troisième. Je me contenterai
de citer un article du journal Le Monde daté du
22 janvier 1988:
«Des essais sans autorisation à
la centrale nucléaire de PALUEL. Les équipes de
la tranche numéro un de la centrale nucléaire de
Paluel ont failli aux règles de la sûreté
dans la journée du 24 novembre 1986 en procédant
sans autorisation à des essais sur le réacteur.
(...) Cette information fournie, plus d'un an après l'incident,
par une source anonyme, mais confirmée depuis par EDF.
(...) Ce défaut de procédure administrative n'est
pas du goût du Service Central de Sûreté des
Installations Nucléaires, qui estime que cette opération
constitue, du point de vue de la sûreté, une démarche
inacceptable (...)».
Mon seul commentaire, en l'absence d'informations
détaillées: il est heureux qu'il existe des sources
anonymes pour permettre aux autorités de sûreté
de faire leur travail, même si c'est à retardement.
Il y a une façon complémentaire
d'aborder la sûreté, c'est le retour d'expérience.
Ceci porte aussi bien sur les petits incidents courants que sur
les accidents de grande ampleur. Compte tenu de l'importance du
parc de réacteurs à eau légère, l'expérience
tirée de Tchernobyl ne porte que très peu sur la
sûreté mais surtout sur la sécurité,
c'est-à-dire sur les procédures post-accidentelles.
Par contre, THREE MILE ISLAND, bien que moins grave, aura été
une source d'enseignement incomparable. Mais
avons-nous bien retenu la leçon?
Souvenez-vous, le 28 mars 1979, tôt
le matin, survenait sur la tranche 2 de la centrale de Three Mile
Island, un enchaînement d'incidents qui conduisait
à l'accident considéré jusqu'en 1986 comme
le plus grave. Avec Tchernobyl, les Russes ont repris la tête...
En fait, sur le plan technique, T.M.I. est bien l'accident qui
nous concerne le plus. Il est survenu sur un réacteur d'un
modèle très voisin de ceux qui constituent l'essentiel
de notre parc. (Et je vous renvoie donc à la Gazette n°26/27 à ce sujet...)
La suite vous la connaissez, il a fallu plusieurs années
pour pouvoir pénétrer dans le bâtiment réacteur
et lorsque les spécialistes purent enfin faire entrer une
caméra dans la cuve, ils furent effarés de constater
que les dégâts subis par le combustible étaient
beaucoup plus graves que ce qu'ils avaient pensé. Les plus
optimistes estimaient qu'une partie du coeur s'était effondrée
en raison d'une destruction partielle des gaines. Ce qu'ils découvrirent
c'est qu'en plus, une partie du coeur avait fondu.
La boutade des ingénieurs de Westinghouse, le syndrome
chinois, c'est-à-dire le coeur fond et la masse auto-entretenant
sa température transperce cuve, béton et s'enfonce
dans le sol, s'enfonce, s'enfonce jusqu'à ressortir en
Chine, cette boutade, du moins dans sa première partie,
avait failli devenir une réalité.
Cet accident eut bien évidemment
un effet considérable sur le moral des pays occidentaux
équipés en grande majorité de réacteurs
à eau légère et en particulier à eau
pressurisée. Aussitôt, pour calmer l'opinion publique,
on parla d'erreurs des opérateurs, ce qui était
satisfaisant pour l'esprit. Mais au sein des services de sûreté,
l'analyse de cet accident fut lancée afin de tirer le maximum
d'enseignements pour notre propre matériel. Il était
aisé d'accuser le générateur de vapeur du
type BabcokWilcox d'avoir une inertie en eau plus faible que le
type Westinghouse que nous utilisons, mais en fait cette différence
n'est pas significative pour la genèse de l'accident.
La première fautive identifiée
est l'électrovanne du pressuriseur.
Or sur le parc français les pressuriseurs
sont équipés du même modèle d'électrovanne
et on retrouve en d'autres
endroits du circuit hydraulique des vannes de la même technologie.
Le défaut constaté à T.M.I. n'est pas une
nouveauté pour nous. Le 21 mars 1979, une semaine avant
T.M.I., le même scénario s'était déroulé
à BUGEY 5 pendant les essais à chaud, c'est-à-dire
ouverture de la vanne de décharge du pressuriseur et rupture
de la membrane du ballon de décharge. Le 3 avril 1979,
une semaine après T.M.I., à GRAVELINES c'est une
soupape de sûreté du circuit de refroidissement du
réacteur à l'arrêt qui s'ouvre et ne se referme
pas pendant les essais à chaud. On vide dans le bâtiment
réacteur environ deux fois le volume du circuit primaire.
Depuis, des incidents ont continué
à avoir lieu car les soupapes ont tendance à ne
pas se refermer et les vannes sont difficiles à qualifier
aux conditions d'ambiance accidentelle.
Dès 1981, EDF a étudié
la possibilité de remplacer ces équipements par
les soupapes pilotées SEBIM et en 1988 il n'est pas évident
que tous les problèmes soient résolus ni que toutes
les tranches soient entièrement équipées.
On voit ici les problèmes liés à une technologie
très délicate et à l'inertie d'un énorme
programme. En 1986 le SCSIN réclamait à EDF l'inventaire
de toutes les vannes de ce type...
Autre préoccupation, les tableaux
d'affichage des salles de commande. Ceux de T.M.I. étaient
d'une conception désuète, sans hiérarchisation
des alarmes, chose pourtant courante en 1979 sur les tableaux
de bord des avions. Si tous les voyants s'allument en cascade,
transformant la salle en arbre de Noël, il devient impossible
de savoir quel est l'événement initiateur de toutes
les alarmes. En France la situation était du même
genre et malgré les améliorations apportées,
il reste des aberrations conduisant à des situations critiques.
En 1984, sur BUGEY 5, on
a frisé la catastrophe par perte d'alimentation électrique
du réacteur parce qu'un signal d'alarme important était
regroupé dans une vérine avec d'autres fonctions
qui étaient l'objet de fausses alarmes fréquentes. En 1986, sur BLAYAIS 3, au redémarrage, on
a fonctionné 4 heures hors critères de sûreté
(sans injection de sécurité) parce qu'en configuration
de redémarrage de nombreuses vérines sont allumées,
signalant des fonctions ou des paramètres non en position
standard et de ce fait les alarmes réelles n'ont pas été
vues.
Autre leçon sur T.M.I., la vanne
de l'alimentation de secours des générateurs de
vapeur était fermée, grave manquement aux consignes
dû à un oubli après redémarrage.
La situation n'a pas changé, il
y a tellement de fonctions à consigner lors d'un arrêt
de tranche, que dans la précipitation d'un redémarrage
(pas de perte de production s.v.p.) il y a des déconsignations
oubliées. Pour n'en citer que quelques-unes parmi les plus
récentes:
FESSENHEIM
2, septembre 1987, 2 pompes à basse presion du circuit
d'injection de sécurité non reconnectées
au réseau d'alimentation. L'alarme
étant commune à la basse pression et à la
moyenne pression, le défaut ne sera vu qu en arrivant en
moyenne pression.
TRICASTIN
3, octobre 1987, 2 pompes du circuit d'aspersion de l'enceinte
non rebranchées.
BLAYAIS 3, octobre 1986, injection de
sécurité hors service: moteur non branché,
vannes fermées, dispositif d'automatisme de l'injection
de sécurité inhibé. L'ensemble de ces défauts
ne sera vu que 4 heures après le démarrage.
Parmi les leçons essentielles
à retenir, il y aura bien évidemment la nécessité
de la formation du personnel et de la rédaction de notices
d'intervention permettant d'effectuer les bonnes manoeuvres même
en cas d'affolement. Mais n'oublions pas qu'à T.M.I., si
les opérateurs ont pataugé, c'est en raison de notices
inadaptées, d'appareils de mesure dont les gammes d'échelles
étaient insuffisantes, de sorties d'ordinateurs ininterprétables
en raison d'overflow (nombre de bits insuffisants). Ces erreurs
sont des erreurs de conception et non de conduite. Mais c'est
un réflexe facile pour les ingénieurs du niveau
conceptuel ou décisionnel de se décharger sur le
lampiste plutôt que de prendre leurs responsabilités.
Revenons à Bugey, en 1984, pendant
la perte d'alimentation électrique. La plupart des divagations
de l'alimentation étaient dues à une erreur de conception
de la logique de sûreté. Tout était prévu
pour que des tensions soient à leur valeur nominale ou
à zéro. Mais nos spécialistes avaient en
toute rigueur oublié qu'une tension pouvait ne pas se couper
brutalement, mais baisser lentement, ce qui provoque des états
d'âme aux relais électromécaniques.
La dernière leçon de T.M.I.
que je vais évoquer concerne la philosophie même
des barrières. Pendant
10 ans toute l'information d'EDF, toute la propagande, utilisait
l'image des matriochkas, ces poupées russes qui s'emboîtent,
pour décrire les trois barrières consécutives
qui devaient assurer le confinement absolu des produits radioactifs
en cas d'accident majeur. Les trois barrières sont (pour mémoire) le gainage du combustible,
le circuit primaire et le bâtiment réacteur. T.M.I.
a fait voir que même avec une petite brêche, donc
avec une pente lente d'eau, la montée de pression conjuguée
à une explosion d'hydrogène, faisait approcher dangereusement
de la limite de résistance mécanique de l'enceinte.
De plus la formation d'un corium, masse en fusion comprenant entre
autres le combustible fondu, peut conduire à une situation
hors dimensionnement. Ce corium attaquerait le béton du
sol en dégageant un fort volume de gaz carbonique. La pression
totale risquerait d'ouvrir l'enceinte en ses points faibles. La
notion de troisième barrière a vécu.
Aussi un palliatif
a été imaginé. Il est prévu de faire
chuter la pression dans le bâtiment réacteur en faisant
sortir les gaz en passant à travers un filtre grossier constitué de lits de
sable, sable destiné à piéger entre autres,
une partie des iodes. Ce sont les fameux bacs à sable en
cours d'installation. Espérons qu'aucun responsable de
site n'aura à prendre la décision de les utiliser
car il sera toujours possiblè de lui faire valoir ensuite
que son relâchement de produits radioactifs n'était
pas utile. Par contre, il est à craindre que ces filtres
s'avèrent inutiles si le scénario se développe
trop rapidement sans lui laisser le temps de référer
à sa hiérarchie. On a vu à Tricastin que
les divergences d'interprétation de l'esprit des textes
peut conduire à tergiverser pendant une bonne semaine
Après cet inventaire alarmant, faut-il
considérer que rien ne marche ?
Ce n'est évidemment pas la situation
actuelle. Le parc nucléaire fonctionne avec un facteur
de charge qui semble satisfaisant. Mais il ne faut pas se leurrer.
Une voiture peut rouler à vive allure sur autoroute avec
des pneus lisses et des freins défaillants. Tant qu'il
n'y aura pas de problèmes de circulation et que la chaussée
sera sèche, le chauffeur pourra se vanter des moyennes
éblouissantes réalisées. Nous ne souhaitons
pas qu'il rencontre des nappes de brouillard... Le pays est engagé
dans un programme démesuré, construit trop vite,
ne laissant pas la place à une diversification des sources
d'énergie. Pour le moment, il faut bien vivre avec. Nous
ne voudrions pas avoir eu raison en criant «au loup».
L'importance du parc provoque une inertie considérable,
donne des délais énormes à la mise en oeuvre
de modifications indispensables. Il faut étaler dans le
temps pour ne pas tout arrêter en même temps, production
d'electricité oblige. Rappelez vous seulement le problème
des portes arrière des avions DC 10. Le problèmne
du mauvais verrouillage était connu. Les modifications
définies. Mais il n'était pas question d'immobiliser
une part importante du parc pour intervenir rapidement. Il avait
été décidé d'étaler les réparations.
Cet étalement fut aussi celui des passagers lorsqu'une
porte s'est ouverte au-dessus d'Ermenonville... Aussi, au vu de
tous les petits incidents, sans suite, de ces petites alarmes,
de la chance manifeste qui dans des situations critiques a permis
de «passer» comme disent les spécialistes,
il faut redoubler de vigilance et de rigueur.
J'espère que l'attitude des autorités
de sûreté, suivies en cela pour une fois par le pouvoir
politique, va se maintenir. En effet, pour CREYS-MALVILLE, elles
ont répondu au volumineux mémoire d'EDF (plusieurs
milliers de pages) justifiant la demande d'autorisation de redémarrer
Superphénix sans son barillet, qu'elles souhaitaient non
pas des principes théoriques mais des dispositions pratiques
détaillées.
Espérons que l'effet de relance
de la sûreté lié à Tchernobyl ne soit
pas un feu de paille. Rappelons qu'au lendemain de T.M.I., les
responsables de la sûreté, plein de la volonté
de faire passer des mesures qu'ils préconisaient depuis
longtemps, s'étaient heurtés au mur d'EDF, conforté
par le mur politique. Leur dynamisme s'estémoussé
au fil des années et il a fallu Tchernobyl en 1986 pour
que les sommes investies par EDF en 1987 dans les mesures post
T.M.I. remontent au niveau de 1985.
Il fallut Tchernobyl pour que le SCSIN
réalise pleinement la faiblesse de ses moyens en hommes
pour une aussi lourde tâche malgré un programme de
constructions réduit, mais avec maintenant un parc vieillissant
où la fatigue du matériel prend le relais des pannes
de jeunesse.
Pour conclure, je vous montrerai une
figure allégorique qui, à mon avis, symbolise assez
bien l'enthousiasme d'EDF à améliorer la sûreté
de son parc de centrales, entraîné dans cette voie
par des autorités de sûreté dynamiques:
Document présenté
par Raymond Sené (GSIEN) au Conseil Général
du Tarn et Garonne,
Montauban, 21-23 janvier 1988,
Colloque: "Nucléaire - Santé - Sécurité",
Gazette
Nucléaire n°88/89, juin 1988.