Science & Vie n°797, février 1984:
[Les remarques entre crochets sont d'Infonucléaire]

DÉCHETS RADIOACTIFS
Windscale: le sale air de la peur

C'est sûrement l'établissement industriel le le plus polluant d'Europe. Incendies, explosions, rejets radioactifs, le complexe nucléaire de Windscale n'en finit plus de faire parler de lui. Aujourd'hui, il est soupçonné de fabriquer des cancers. Et la peur s'est installée sur les rivages de la mer d'Irlande...

Juste en face de l'île de Man, sur la côte ouest du Royaume-Uni, coincé entre la mer d'Irlande et les monts du Cumbria (ex-Cumberland), s'étale sur plusieurs dizaines d'hectares l'imposant complexe nucléaire de Windscale, récemment rebaptisé Sellafield. Il est vrai que le nom de Windscale était devenu synonyme de "poisse" depuis la série impressionnante d'accidents qui s'étaient produits sur le site. En lui donnant un nom nouveau, les Anglais ont cru conjurer le sort. Mais, Sellafield ou Windscale, le lieu paraît toujours aussi maudit, et les installations qui s'y trouvent provoquent toujours la même peur chez les populations avoisinantes, composées en majorité de fermiers et de pêcheurs.

Il faut bien dire que, depuis quelques mois, le complexe de Windscale-Sellafield, qui regroupe plusieurs réacteurs nucléaires, un centre de retraitement des combustibles irradiés et des bâtiments de stockage, a encore fait beaucoup parler de lui. Qu'on en juge :

- Le 1er décembre dernier, des algues fortement radioactives ont été découvertes sur les plages qui bordent l'usine de retraitement, et il a fallu de toute urgence interdire au public des kilomètres de sable blond.

- Quinze jours auparavant, quatre plongeurs de l'association Greenpeace qui prélevaient des échantillons de vase à proximité de la même usine, ont été sérieusement irradiés, et des plages de l'île de Man contaminées.

- Un mois plus tôt, le 1er novembre exactement, un documentaire télévisé révélait que
des traces de plutonium avait été détectées dans les poussières ménagères des habitations proches de Windscale, et que le taux des leucémies chez les jeunes enfants des environs était dix fois plus élevé que la normale.

- Au mois de mars précédent, un article publié par la revue britannique
The New Scientist affirmait que du polonium en provenance de Windscale avait provoqué la mort de plus d'un millier de personnes. Ce poison radioactif, dont toutes les enquêtes officielles avaient tu l'existence, s'était échappé d'un réacteur en feu lors d'un grave accident de surchauffe survenu en 1957.

- Enfin, en février dernier, un rapport du très officiel NRPB (National Radiological Protection Board), l'équivalent de notre Service central de protection contre les rayonnements ionisants, dévoilait que
250 cancers de la thyroïde étaient vraisemblablement imputables à l'iode 131 qui s'était échappé au cours de ce même incendie de 1957. Or, jusqu'à présent, tous les rapports officiels avaient considéré comme parfaitement négligeables les conséquences de cet accident.

Qu'y a-t-il de vrai dans toutes ces allégations ? Cet immense complexe qui enlaidit l'une des plus belles côtes de l'ouest de l'Angleterre est-il aussi une usine à fabriquer la mort ? est-il mal conçu, mal construit, mal dirigé ou mal surveillé ?

Les débuts de Windscale remontent aux premiers temps de l'ère atomique britannique. C'est en 1947 que démarre la construction de Winscale-1, entre deux petits villages de pêcheurs, Seascale et Netherstown, à l'embouchure de la rivière Calder, dans le district des Lacs du comté de Cumbria. Winscale-1 est une usine de retraitement des combustiles irradiés réservée exclusivement aux militaires. En 1964, Windscale-2 prend la relève et retraite d'abord les barres d'uranium naturel utilisées dans les centrales civiles graphite-gaz, puis, à partir de 1969, les barres d'oxyde d'uranium employées dans les centrales PWR (1). Sur le site, viennent s'ajouter au fil des années différents types de réacteurs : en premier lieu, deux petits réacteurs destinés uniquement à la production de plutonium militaire ; ensuite, une centrale civile graphite-gaz de 400 mégawatts (dénommée Calder-Hall) ; enfin, un réacteur expérimental de 33 mégawatts, de type AGR (2). En outre, à mesure qu'affluent les matériaux irradiés à retraiter, des aires de stockage sont créées à proximité des ateliers de traitement.

En 1978, à la suite d'une longue enquête d'utilité publique, le gouvernement anglais donne son accord à une nouvelle extension de Windscale. Il s'agit d'augmenter les capacités de retraitement des installations afin que ces dernières puissent, à l'instar de l'usine française de La Hague, absorber des combustibles irradiés en provenance de l'étranger et les régénérer moyennant finance. Depuis lors, les déchets nucléaires arrivent par bateaux entiers au petit port de Barrow, à une soixantaine de kilomètres au sud de Windscale ; de là, ils sont acheminés jusqu'à l'usine, aux abords de laquelle ils s'entassent en attendant l'achèvement, prévu pour 1988, du nouvel atelier où ils seront retraités.

En trente-deux années d'existence, le complexe nucléaire de Windscale à été le théâtre d'une suite quasi ininterrompue d'incidents et d'accidents, dont les deux plus graves ont été, d'une part, le fameux incendie de 1957, qui envoya dans l'atmosphère d'importantes quantités de produits radioactifs que les vents dispersèrent au dessus de la Grande-Bretagne et d'une partie de l'Europe, et, d'autre part, une explosion en 1973 à l'atelier de retraitement des combustibles oxydes, explosion qui entraîna une fuite de ruthénium 106, l'irradiation au niveau de la peau et des poumons de 35 personnes présentes sur les lieux et la fermeture dudit atelier jusqu'à la fin de 1978.

WINDSCALE : 30 ANS DE PETITS ENNUIS ET DE GROS PROBLÈMES

Depuis sa mise en service, au tout début des années 50, Windscale a traversé bien des crises. On admet qu'en 30 ans d'existence, plus de 300 accidents plus ou moins sérieux ont eu lieu sur le site de l'usine nucléaire. Certains d'entre eux ont entraîné la contamination de plusieurs membres du personnel, d'autres la fermeture durant plusieurs années de certaines parties de l'usine, dont l'atelier B 204. L'illustration ci-dessus recense les accidents les plus sérieux qui sont survenus dans ce complexe nucléaire le plus polluant d'Europe, puisqu'à lui seul, il est responsable de plus de 76 % de l'ensemble de la radioactivité artificielle déchargée dans l'environnement de l'ensemble des pays européens. La majorité des accidents sont dus à des négligences, au non-respect des consignes de sécurité. L'inspection des installations nucléaires britannique publia, il y a deux ans environ, un violent réquisitoire contre les conditions de sécurité à Windscale, ce qui apparemment n'eut guère d'effet puisqu'en décembre dernier, eut lieu un autre incident entraînant le rejet en mer de produits hautement radioactifs. Là encore, le non-respect des consignes de sécurité et la méconnaissance du fonctionnement du système de rejets étaient responsables.

Aujourd'hui, ce sont surtout les conséquences de l'incendie de 1957 qui reviennent sur le tapis et font l'objet de discussions passionnées. Pour commencer, rappelons les faits : le 10 octobre de cette année-là, à la suite d'une fausse manoeuvre, le coeur de l'un des deux petits réacteurs militaires surchauffe. Divers organes internes fondent ou brûlent, et des éléments radioactifs s'échappent. La moitié d'entre eux seulement est retenue par les filtres de sécurité ; le reste, en particulier l'iode 131, se dissipe dans l'atmosphère.

A l'époque, une commission parlementaire et un comité issu de la BNFL (British Nuclear Fuel Limited, équivalent britannique de notre COGEMA, qui gère La Hague) concluent tous deux que l'accident ne devrait avoir aucune suite fâcheuse pour la population. Petit à petit, l'événement tombe dans l'oubli. Jusqu'en 1980. A cette date, une association de chercheurs américains, l'UCS (Union of Concerned Scientists = Union des scientifiques vigilants), qui enquête sur les conséquences de l'accident survenu à centrale nucléaire de Three Mile Island, à Harrisburg, aux Etats-Unis (3), s'intéresse à l'incendie de Windscale. En effet, comme à Windscale, de l'iode 131 s'est échappé de la centrale américaine sinistrée, et les chercheurs de l'UCS veulent connaître l'impact de cet élément radioactif sur les populations avoisinantes. Ils demandent donc à des collègues britanniques appartenant au Political Ecology Research Group d'Oxford de rouvrir le dossier de Windscale et de vérifier si les nuages d'iode 131 émis par le réacteur en feu n'ont pas eu d'effets nocifs sur les habitants de la région. Un biologiste, Peter Taylor, prend l'affaire en main il consulte tous les documents publiés sur la question, se penche sur les études épidémiologiques, refait les calculs de doses, et en tire la conclusion que l'iode 131 relâché dans le ciel de Grande-Bretagne est responsable d'au moins 250 cancers de la thyroïde, qui ont entraîné la mort d'une douzaine de personnes.

Au début de 1981, le rapport du Political Ecology Research Group est envoyé au National Radiological Protection Board, qui en contrôle les données et en reconnaît le sérieux ; mais ce n'est que deux ans plus tard, en 1983, que le très officiel organisme publie à son tour ses propres estimations : elles concordent exactement avec celles de Peter Taylor, et sont donc en contradiction flagrante avec les déclarations rassurantes faites vingt quatre ans auparavant par la commission parlementaire chargée de l'enquête et par la BNFL. Soit par excès d'optimisme, soit par souci de ne pas affoler les populations, on avait bel et bien sous-estimé à l'époque les conséquences de l'incendie.

Un mois exactement après la publication du rapport du NRPB, un long article de la revue The New Scientist apporte de nouvelles révélations, pour le moins stupéfiantes, sur les suites de ce même incendie. Selon le signataire de l'article, un certain John Urquhart, de l'université de Newcastle, les responsables de Windscale se seraient bien gardés de signaler que des quantités non négligeables d'un autre produit éminemment dangereux s'étaient échappées du réacteur en feu en même temps que l'iode 131. Il s'agissait de polonium 210, un radioélément 200 milliards de fois plus toxique, à quantité égale, que l'acide cyanhydrique et beaucoup plus virulent que la radium, puisqu'un seul milligramme de polonium émet autant de particules alpha que 5 grammes de radium.

C'est en compulsant des documents sur l'histoire de l'armement nucléaire britannique que John Urquhart avait découvert qu'à l'époque de l'incendie des militaires utilisaient le polonium comme matériau de base de leur bombe atomique. Puisqu'ils se servaient de ce radioélément, ils devaient bien le produire quelque part, se dit-il, et pourquoi pas à Windscale ? A l'appui de ses présomptions, il y avait le fait que des émetteurs alpha avaient été trouvés dans les filtres de sécurité et qu'ils ne semblaient pas provenir de la désintégration du plutonium. Or, le polonium, nous l'avons vu, est lui aussi un émetteur de particules alpha, et les responsables de Windscale avaient reconnu à l'époque que des traces "tout à fait négligeables" de cet élément radioactif avaient été détectées parmi les émanations du réacteur endommagé.

Persuadé qu'il tenait là un début de vérité, John Uquhart recalcula, à partir des ratios (rapports entre deux grandeurs) existant entre la production d'iode 131 et la production de polonium, la quantité de polonium qui s'était effectivement échappée par les cheminées du réacteur : il parvient au chiffre impressionnant de 370 curies, soit 76 milligrammes. Utilisant alors des études concernant les effets sur l'environnement de la combustion du charbon, combustion au cours de laquelle d'infimes quantités de polonium sont dégagées, et après avoir effectué diverses corrections pour tenir compte des densités de populations dans les régions survolées par le nuage toxique de 1957, il évalua la dose globale de radioactivité reçue par les hommes et les femmes qui avaient eu le malheur de se trouver sur la trajectoire de la nuée empoisonnée. Pour le seul polonium, il estima cette dose à 5,5 millions d'hommes-rems (4) à quoi il ajouta les 1,33 million d'hommes-rems redevables à l'iode 131. Enfin, prenant pour base les critères du NRPB, qui fixent approximativement à 165 le nombre des décès par cancer imputables à chaque million d'hommes-rems,
il en conclut que l'incendie de Windscale avait provoqué la mort de plus d'un millier de personnes, dont 907 par suite des émanations de polonium.

En septembre dernier, le NRPB, dans un nouveau rapport, donne partiellement raison à John Urquhart : il reconnaît qu'il y a effectivement eu des fuites de polonium au moment de l'incendie, et que ces fuites ont été beaucoup plus importantes que ce qui a été officiellement annoncé. Si les autorités les ont minimisées, c'est parce qu'elles ne voulaient pas que le monde entier apprenne que les Britanniques fabriquaient encore leurs bombes atomiques avec du polonium, technique qui, en 1957, était déjà passablement dépassée. En revanche, le NRPB conteste vivement les chiffres avancés par John Urquhart : ce ne sont pas 370 curies de polonium qui se sont répandues dans l'atmosphère, mais seulement 240, qui ont causé la mort tout au plus d'une douzaine de personnes.

RADIOACTIWTÉ ET CANCER DE LA MOELLE
Ce tableau, qui concerne uniquement les hommes vivant dans la zone sud-ouest du comté de Cumbria, est extrait du rapport du département de la Santé du comté, baptisé "Leucémies et autres cancers", qui n'a jamais été rendu public. Il compare les taux de certains cancers dans la région de Windscale avec la moyenne nationale. Des anomalies flagrantes sont à noter, en particulier celle du
myélome multiple. Ce cancer de la moelle rouge n'est pas très fréquent, et c'est l'un des seuls dont on est certain qu'il est induit par la radioactivité. Or, le myélome multiple est plus fréquent autour de Windscale que dans le reste du pays : entre 1969 et 1973 la moyenne de la région était de 30 % supérieure à la moyenne nationale, et de 130 % entre 1974 et 1977. Durant ces deux périodes, les taux de tous les cancers confondus étaient également supérieurs à la moyenne nationale.

Qui croire ? John Urquhart n'est ni un spécialiste des effets des radiations, ni un épidémiologiste il a une formation de statisticien et occupe un poste de documentaliste à l'université de Newcastle. Dans l'article qu'il a donné au New Scientist, il indique que l'intégralité de son rapport a paru dans une publication spécialisée, The Journal of Nuclear Information. Renseignements pris, cette revue n'a jamais existé. De plus, John Urquhart a toujours refusé de communiquer l'ensemble de son étude à d'autres scientifiques afin qu'ils en apprécient les méthodes et en vérifient les calculs. Enfin, les références qu'il a utilisées semblent à beaucoup, soit périmées, soit inadéquates. « I1 s'est servi de vieux modèles sur la combustion du charbon, commente Peter Taylor, modèles qui, depuis lors, ont été révisés au moins une dizaine de fois. » De même, lors qu'il extrapole les effets du polonium à partir de ceux de l'iode 131, il commet une grossière erreur, car les mécanismes de transfert dans la nature des deux radioéléments sont totalement différents. Bref, son étude est douteuse sur le plan scientifique. Il y a peut être du vrai dans ses révélations, mais, comme il n'accorde à personne le droit de contrôler le sérieux de ses affirmations, il dessert plus qu'il n'aide la cause qu'il prétend défendre, et discrédite du même coup tous les scientifiques qui demeurent vigilants et dénoncent sans complaisance les dangers liés à l'utilisation industrielle de l'atome.

Cela dit, l'article du New Scientist, si discutable qu'il soit, a néanmoins eu le mérite de contraindre les autorités, et notamment le NRPB, à reconnaître que la vérité avait été dissimulée, qu'un poison mortel avait été dispersé dans l'atmosphère au moment de l'incendie, poison dont on avait volontairement minimisé et la dose et les effets. Preuve supplémentaire, s'il en fallait, qu'on ne peut pas avoir une confiance absolue dans les personnes qui, de près ou de loin, dirigent ou contrôlent les grandes entreprises nucléaires : leurs intérêts ne sont pas toujours en accord avec l'intérêt général.

Sept mois après le pétard, quelque peu mouillé, lancé par John Urquhart,
c'est une véritable bombe que fait exploser la chaîne de télévision du Yorshire. Un long documentaire intitulé "Windscale la lessiveuse nucléaire", et diffusé le 1er novembre dernier, dénonce tous les préjudices causés aux populations voisines. Voici les points essentiels de ce réquisitoire :

- Dans le petit village de Seascale, situé à 2,5 km de l'usine de retraitement, le nombre des leucémies chez les enfants de moins de 10 ans est 10 fois supérieur à la moyenne nationale. De même, dans les cinq petites commune côtières sises au sud-est de Windscale (Seascale, Drigg and Carlton, Muncaster, Waberthwaite et Bootle), le nombre des cancers affectant les jeunes de moins de 18 ans est quatre fois plus élevé que dans le reste de l'Angleterre. Enfin, un peu plus loin, dans le district de Millon, le taux des cancers chez les moins de 25 ans est 2,5 fois plus important que dans les autres districts du pays.

- Des traces de plutonium ont été découvertes dans les poussières ménagères des maisons situées à proximité de l'usine, et même dans certaines demeures distantes de plus de 60 km.

- Aux alentours du site, dans les champs où viennent paître les vaches et les moutons, la radioactivité ambiante est jusqu'à 100 fois plus forte que la radioactivité naturelle.


Les journalistes de la station de télévision, assistés de nombreux spécialistes, ont travaillé près de deux ans sur le sujet. Ils ont consulté les statistiques épidémiologiques de la région, vérifié, au besoin en faisant du porte à porte, tous les cas de cancers survenus au cours des vingt-cinq dernières années. Ayant remarqué que la distribution de ces cas autour de Windscale était tout à fait anormale, ils ont alerté le statisticien en chef du centre anticancéreux de Christie, à Manchester, et lui ont demandé de calculer quelles probabilités il y avait qu'un tel nombre de cancers survînt de façon naturelle chez de jeunes sujets. De l'avis de l'expert, cela allait de 1 chance sur 40 000 à 1 chance sur 140 000, selon les villages. Il y avait donc bien une fréquence inaccoutumée d'affections malignes autour de Windscale.

Mais alors pourquoi ces anomalies n'apparaissaient-elles pas dans les statistiques officielles ? Tout simplement parce que ces statistiques portent sur l'ensemble des districts du comté de Cumbria et ne descendent pas jusqu'au niveau de la paroisse ainsi, les excès qui peuvent exister en certains points sont gommés par les minima enregistrés ailleurs. Le Dr John Terell, responsable médical de toute la zone ouest du Cumbria, a d'ailleurs admis qu'une étude plus fine concernant chaque village du secteur de Windscale devrait être entreprise de toute urgence.

Devant l'émotion soulevée par la diffusion du documentaire accusateur, le gouvernement de Mme Margaret Thatcher, qui prend très au sérieux les révélations des journalistes, nomme aussitôt une commission d'enquête et en confie la direction à un médecin, sir Douglas Black. Cette commision, qui a pour tâche de vérifier l'incidence des différents types de cancers dans la région incriminée, doit rendre son verdict dans les prochains mois.

FOIE DE VEAU À LA WINDSCALE
Dans les villages de Windscale et de Ravenglass, proches de l'usine nucléaire, les foies des moutons qui paissent dans les prairies contiennent jusqu'à mille fois plus de plutonium que ceux des moutons de contrôle. Des foies de vaches contiennent jusqu'à 500 fois plus de ce poison radioactif que ceux de leurs semblables vivant dans des régions moins polluées. Les valeurs sont exprimées en millibecquerel par kilo (1 Bq/kg = 30 picocurie/kg). Cette étude d'un chercheur du National Radiological Protection Board, M. Popplewell, révèle les importantes concentrations de plutonium dans les différents organes du bétail, et montre que les concentrations d'autres produits radioactifs, comme le césium et l'américium, sont également beaucoup plus élevées dans le bétail de ces deux sites que chez des animaux témoins.

On s'étonnera tout de même qu'il ait fallu un film à la télévision pour que l'on commençât à se préoccuper des menaces qui pèsent sur toute une population. D'autant que, dès 1981, l'équipe de Peter Taylor avait tiré la sonnette d'alarme. Etudiant, comme nous l'avons mentionné plus haut, les effets de l'iode 131 sur les habitants des agglomérations limitrophes de Windscale, les chercheurs du PERG avaient en effet découvert un rapport, intitulé "Leucémies et autres cancers dans le Cumbria", établi en mai 1981 par le Dr Peter Tiplady, du service de santé du comté. L'auteur y divise le Cumbria en quatre zones (le Nord, l'Est, l'Ouest, et le Sud-Ouest) et, pour chacune de ces zones, comptabilise les cas des différents cancers, d'une part chez les hommes, d'autre part chez les femmes. Bien que la mortalité globale par cancers et leucémies ne diffère guère, dans ces zones, de la moyenne nationale, la morbidité, elle, c'est-à-dire le nombre des cancers déclarés, est nettement plus élevée dans les secteurs proches de Windscale. Exemples :

- Dans la zone sud-ouest, celle-là même où se trouve le complexe nucléaire, le nombre des cancers (tous types confondus) qui se sont déclarés chez les hommes est supérieur à la moyenne nationale de 40 % pour la période 1969-1973 et de 14 % pour la période 1974-1977.

- Dans cette même région, sévit un type de cancer très rare, le myélome multiple, qui touche la moelle rouge des os. Or, il semble exister un rapport très étroit entre ce type de cancer et les radiations ionisantes on l'a notamment observé parmi les survivants d'Hiroshima et de Nagasaki, ainsi que chez certains travailleurs de l'industrie nucléaire. En fait, à l'heure actuelle, les radiations sont la seule cause prouvée du myélome multiple. Statistiquement parlant, l'incidence de ce cancer très particulier dans la zone considérée a été, chez les hommes, de 30 % supérieure à la moyenne nationale entre 1969 et 1973, et de 130 % entre 1974 et 1977. Chez les femmes, on note une incidence inférieure à la moyenne nationale entre 1969 et 1973, et une incidence de 180 % supérieure à cette moyenne entre 1974 et 1977.

- Une fréquence anormale des cas de myélome multiple apparaît également chez les femmes demeurant dans la zone ouest, avec une incidence de 30 % supérieure à la moyenne nationale pour la période 1969 à 1973, et de 12 % pour la période 1974 1977.

« Nous avons signalé toutes ces anomalies dès la fin de 1981, précise Peter Taylor, mais personne ne s'est soucié d'en rechercher les causes. » Ces multiplications insolites et localisées des tumeurs malignes, de même que les cancers dénoncés dans le documentaire télévisé, ont-ils quelque rapport avec l'incendie de 1957 ? La réponse est un non catégorique. Pour deux raisons : d'abord parce que le cancers induits par l'iode 131 sont en majorité des cancers de la thyroïde, et ceux induits par le polonium des cancers des bronches ou de la rate, alors que les accroissements constatés concernent surtout les cancers du sang et des os ; ensuite parce que l'iode et le polonium ont des périodes courtes (respectivement 138 jours et 8 jours [pour l'Iode 131]) et que, par conséquent, leurs effets maléfiques ont depuis longtemps disparu et n'ont en tout cas pas pu atteindre des jeunes âgés aujourd'hui de moins de 25 ans, qui n'étaient même pas conçus à l'époque de l'incendie.

Il faut donc trouver une autre explication. Inutile, toutefois, de chercher bien loin depuis des années, Windscale rejette à la mer des effluents fortement radioactifs. Beaucoup plus radioactifs que ceux de La Hague : l'annexe 8 du rapport Castaing sur le retraitement en France indique que les rejets de Windscale ont une radioactivité béta 8 fois plus élevée que ceux de l'usine française (
200 000 curies par an pour Windscale, contre 25 000 à La Hague) et une radioactivité alpha 130 fois supérieure (2 000 curies/an, contre 15 curies/an).

Parmi les résidus actifs déversés dans la mer d'Irlande,
il y a, bien entendu, du plutonium. Si l'on totalise les quantités de ce radioélément rejetées depuis 25 ans, on arrive au chiffre faramineux de 1 600 curies, ce qui correspond à une masse de 250 kg. Or, il suffit qu'un milligramme de ce poison passe dans le sang pour que mort s'ensuive [1/1 000 000 ème de gramme de plutonium inhalé suffit à provoquer un cancer]. En outre, le plutonium a tendance à se fixer dans les os et peut donc occasionner ces myélomes multiples dont la fréquence au voisinage de Windscale a intrigué les observateurs.

Du plutonium dans la mer d'Irlande. Il est impossible de nier l'effet de Windscale sur son environnement immédiat, et en particulier sur la mer d'Irlande. Les mesures des concentrations en plutonium dans l'eau de mer sont là pour prouver la nocivité de l'usine nucléaire. Plus on s'en approche, plus les quantités de plutonium 239 dans l'eau de mer sont grandes (les valeurs sur la carte sont exprimées en picocuries par litre). La majeure partie du poison radioactif se dépose aux fonds des mers et se fixe dans les sédiments. Le reste se concentre dans les coquillages, les moules et les viscères des poissons et rejoint ainsi la chaîne alimentaire de l'homme [des fruits de mer fortement contaminés par le plutonium de Sellafield sont librement commercialisés au Royaume-Uni et exportés vers d'autres pays, en particulier l'Espagne et la France sans que les consommateurs soient le moins du monde informés de leur taux de contamination].

Pour les responsables du centre de retraitement comme pour les milieux officiels du nucléaire, ces décharges de plutonium ne présentent aucun danger, puisque, selon eux, elles s'intègrent au bout de quelques jours, et dans une proportion de 95 %, aux sédiments qui tapissent le fond de la mer. Quant aux poissons, s'il est vrai qu'ils fixent le plutonium dans leurs intestins, cela ne tire pas non plus à conséquence puisque ce sont leurs muscles que nous consommons.

Il va sans dire que tous les scientifiques sont loin de partager ce point de vue rassurant. Le Dr Bowen, par exemple, un géochimiste de l'institut océanographique de Woods Hole, aux Etats-Unis, soutient qu'une partie du plutonium est dispersée dans l'atmosphère lorsque le vent entraîne de fines particules de sédiments décrochées du fond par les mouvements de la mer. Pour un autre scientifique, M. Hetherington, attaché au ministère britannique de l'Agriculture et des Pêches, les sédiments radioactifs accumulés entre la côte du Cumbria et celle de l'île de Man ont tendance à remonter le long des rivages et dans les estuaires, et donc à menacer directement les milieux fréquentés par les animaux et les humains.

A l'occasion de l'enquête d'utilité publique de 1978, divers programmes de recherche sur les concentrations de plutonium aux alentours de Windscale avaient été mis sur pied. Leurs conclusions commencent seulement à être publiées. Voici les plus significatives :

- Les niveaux de concentration du plutonium dans le sol et dans l'air de la côte ouest du Cumbria sont beaucoup plus élevés qu'ailleurs 10 à 15 fois plus dans l'air.

- Les quantités de plutonium détectées dans le bétail qui vit au voisinage du complexe nucléaire sont très supérieures à la normale (de 100 à plusieurs milliers de fois).


- Les quantités de plutonium présentes dans certaines espèces de poissons fluctuent de façon très importante, sans toutefois que l'on puisse établir une relation entre ces variations et les quantités de résidus radioactifs déversés dans la mer par l'usine (5),

En résumé, malgré les déclarations lénifiantes des responsables de Windscale, pour qui tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes nucléaires, il existe bel et bien un double problème sur cette portion du territoire anglais : d'une part, une incidence exagérée de certains types de cancers d'autre part, des concentrations excessives de plutonium dans l'eau, dans l'air et dans les animaux. Peut-on dire que l'un soit la conséquence de l'autre ? Scientifiquement, pas encore. Certes, il y a de fortes présomptions, mais aucune preuve qui permette de corréler de façon définitive les rejets de plutonium en mer d'Irlande et les leucémies ou les cancers des os recensés dans la région.

Aussi, dans le doute, ne serait-il pas plus sage d'essayer de réduire au maximum les déversements d'effluents dangereux et de mettre en application le principe ALARA (As low as reasonably achievable : aussi bas qu'il est raisonnablement possible) que les nations nucléaires se sont tacitement engagées à respecter ? On ne connaît pas encore de façon précise les effets des faibles doses sur les organismes vivants ; les experts en discutent et se disputent, mais ils commencent à admettre qu'il n'y a pas de seuil au dessous duquel les radiations sont inoffensives [ce texte date de 1984]. Alors, pourquoi jouer avec le feu lorsqu'il y va de la santé des hommes ?

Afin d'attirer l'attention du public sur un établissement très polluant et de forcer ses dirigeants à mieux contrôler leurs rejets, la puissante association écologiste Greenpeace décidait l'automne dernier d'envoyer l'un de ses bateaux surveiller de plus près le site et effectuer des prélèvements à l'embouchure de l'énorme conduite (2 km de long) qui déverse dans la mer d'Irlande les effluents radioactifs. Il était également prévu, en guise de protestation, de boucher les orifices de l'imposant tuyau (qui se termine à la façon d'un rateau par une traverse percée de plusieurs trous).

Vers la mi-novembre, le Cedarlea arrivait donc au large de Windscale et, le 13, quatre plongeurs volontaires s'apprêtaient à recueillir leurs premiers échantillons quand, tout à coup, ils aperçurent une énorme flaque huileuse s'étaler à la surface de la mer. Au même moment, l'aiguille de leur compteur Geiger devia brusquement au point de sortir des limites de graduation (dont le degré supérieur correspond pourtant à une radioactivité ambiante 50 fois supérieure à la normale !). Aussitôt, ils rebroussèrent chemin, mais furent sérieusement irradiés.

Poussée par le vent, l'énorme nappe huileuse qui, au dire de la BNFL (l'organisme qui gère Windscale), provenait d'effluents de rinçage des cuves, alla souiller quelques plages de l'île de Man et quelques arpents de sable près de Seascale. En dépit de la radioactivité, les membres de Greenpeace résolurent de poursuivre leur mission. Le 22 novembre, ils tentaient de boucher les orifices de la conduite. La BNFL réagit sur-le-champ la nuit suivante, elle fit souder une plaque d'acier à l'avant des ouvertures afin de les préserver de toute obstruction, et elle assigna les responsables de Greenpeace devant le tribunal de Londres pour entrave à la bonne marche d'une entreprise. La procédure ne traîna guère : huit jours plus tard, le 1 décembre exactement, Greenpeace était condamnée à 50 000 livres d'amende (soit 600 000 francs) à payer avant la fin du mois de février !

Flagrant délit à Windscale. C'est au moment où ils allaient effectuer des prélèvements des rejets de l'usine nucléaire, qu'un groupe de plongeurs de Greenpeace prit les responsables de Windscale en flagrant délit de pollution radioactive. Alors qu'ils allaient entrer dans l'eau, les plongeurs virent une énorme tâche huileuse se répandre à la surface de l'eau; simultanément, l'aiguille de leur compteur Geiger sortit des limites de la graduation.

Le jour même du verdict, des paquets d'algues 1 000 fois plus radioactives que la normale atterrissaient sur les plages voisines de Windscale, entre St. Bees et Eskmeals. Le lendemain, 15 kilomètres de côtes, de part et d'autre de l'usine de retraitement, étaient interdits au public, et deux enquêtes étaient ouvertes : l'une par l'inspection générale des installations nucléaires, l'autre par le ministère de l'Environnement. Les résultats complets de ces deux informations ne seront sans doute pas connus avant plusieurs mois, mais quelques éléments préliminaires ont d'ores et déjà été remis aux membres du gouvernement de Sa Gracieuse Majesté. La BNFL y fait figure de grande accusée. Car il n'y a pas eu qu'un seul rejet de résidus hautement radioactifs dans la mer, mais trois, les 11, 13 et 16 novembre 1983. Les effluents en question provenaient des cuves de l'atelier 205, dont le rinçage avait posé quelques problèmes. Habituellement, il s'agit d'une opération de routine qui a lieu une fois par an : les récipients où le plutonium est séparé de l'uranium sont d'abord décapés avec un solvant, puis rincés à l'eau claire. C'est cette eau, légèrement contaminée, qui est rejetée à la mer. Mais, le 11 novembre dernier, il se produisit un phénomène bizarre : le liquide de rinçage se recouvrit d'une couche huileuse et d'une écume hautement radioactives, dont l'origine était totalement inexplicable. Les responsables de Winsdscale réussirent non sans peine à séparer l'eau de ces encombrantes substances et à l'évacuer vers le large. L'écume et l'huile furent transférées dans un autre réservoir, mais leur radioactivité était telle que les tuyaux et la cuve devinrent à leur tour radioactifs. Il n'était pas possible de conserver plus longtemps un résidu aussi virulent. Aussi la direction décida-t-elle de vidanger le tout à la mer par une ancienne conduite. Il fallut s'y reprendre à trois fois pour expulser du réservoir la mixture empoisonnée d'où les trois rejets hautement radioactifs qui ont pollué la mer les 11, 13 et 16 novembre derniers.

Pour l'instant, on n'en sait guère plus, sinon que, selon l'Inspection des installations nucléaires, un tel accident ne se serait jamais produit si les dirigeants de Windscale avaient fait preuve d'un peu plus de sang-froid et avaient mieux maîtrisé les procédures de sécurité. Il n'est d'ailleurs pas impossible que le ministère de l'Environnement porte plainte contre la BNFL.

Aujourd'hui, il n'est plus possible de nier qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Windscale. Les incidents et les accidents sont trop nombreux pour que le complexe nucléaire soit tout à fait innocent des péchés dont on l'accuse. C'est pourquoi la population de l'ouest du comté de Cumbria est de plus en plus inquiète, sans doute à juste titre. L'un des meilleurs spécialistes mondiaux des effets des radiations sur les êtres vivants, le Pr Edward Radford, n'a-t-il pas déclaré récemment : « Je plains les habitants de la région, car il y a là-bas un très sérieux problème qu'il va falloir regarder en face. Il est urgent que l'on arrête à tout jamais les rejets de radioéléments à vie longue à travers ce damné pipe-line ! »

A bon entendeur, salut. Messieurs les Anglais, tirez (la leçon) les premiers !

Françoise Harrois-Monin.



(1) Les réacteurs de la filière graphite-gaz utilisent comme combustible de l'uranium naturel, comme modérateur (ou ralentisseur de neutrons) du graphite, et comme fluide caloporteur (transmettant la chaleur dégagée par la fission au circuit d'eau qui actionne les turbines) du gaz carbonique. En revanche, dans les réacteurs de la filière PWR, le combustible est de l'oxyde d'uranium enrichi à 3,5 %, et une seule et même substance sert à la fois de modérateur et de fluide caloporteur : l'eau sous pression.

(2) Un réacteur AGR (Advanced Gaz Reactor) ressemble beaucoup à un réacteur graphite-gaz ; seul change le combustible, qui est de l'oxyde d'uranium enrichi à 2,5 %.

(3) Voir Science & Vie n° 755, août 1980.

(4) Le rem mesure la nocivité biologique des radiations. Il est égal au produit de la dose absorbée, exprimée en rads, par un facteur de qualité qui tient compte de la plus ou moins grande nocivité de tel ou tel type de radiation. Les hommes-rems mesurent la nocivité collective d'un rayonnement sur l'ensemble d'une population. Ils sont égaux au produit de la nocivité biologique par le nombre des personnes qui ont été exposées.

(5) Selon une étude du Political Ecology Research Group réalisée au début de l'année 1982 à la demande de l'association Greenpeace, ces fluctuations seraient liées aux mouvements des sédiments. Ceux-ci, lors des tempêtes, sont brassés par de puissantes lames de fond et se retrouvent en suspension dans l'eau c'est à ce moment-là qu'ils contaminent les poissons.