Extrait du Bulletin Trait d'Union n°22 de la CRIIRAD:


QUAND LE LOBBY NUCLEAIRE S'EN PREND... A SES VICTIMES

Des structures écrans au service du nucléaire

Comment les industriels du nucléaire infiltrent les structures en
charge de la radioprotection et s'emparent des financements publics

Nous avons souvent souligné les statuts pro-nucléaires de l'AIEA (au niveau mondial) ou d'EURATOM (au niveau européen). Ces deux organismes sont chargés d'établir les normes de radioprotection alors qu'ils ont pour mission principale de développer le nucléaire civil partout dans le monde. Ce conflit d'intérêt a pour conséquence de subordonner la protection des personnes aux besoins des exploitants : les risques sont minorés, la réglementation est ajustée aux exigences économiques et les entraves qu'elle instaure doivent rester "raisonnables". L'industrie nucléaire a ainsi été quasiment dispensée de l'obligation de s'assurer contre les risques qu'elle génère.
Cependant, la main mise du lobby nucléaire ne se limite pas à quelques grands organismes internationaux. Ses interventions se déclinent dans une multitude de structures de statuts très variés qui constituent un sorte de grand réseau mondial. Ces entités écrans permettent au lobby d'intervenir de façon masquée dans le champ de la radioprotection. Elles intègrent généralement des personnalités ou des organismes scientifiques "au dessus de tout soupçon" qui, sciemment ou à leur insu, leur confèrent la crédibilité qui leur fait défaut. Entourés de bons communicateurs, le lobby nucléaire sait choisir des sigles suggestifs et des concepts porteurs : protection de la planète, développement durable, citoyenneté, droit à l'énergie, éthique...
C'est ce schéma type que nous avons retrouvé quand nous avons enquêté sur les promoteurs du projet ETHOS.

- Sur proposition des scientifiques français !
En janvier 2001, le professeur Nesterenko apprend que le Comité national du Bélarus en charge de la gestion des conséquences de Tchernobyl (comité dit "Com.Tchernobyl") a l'intention de retirer à son institut Belrad la gestion des centres locaux de contrôle radiologique qu'il avait mis en place, 10 ans plus tôt, dans plusieurs villages du district de Stoline (région de Brest). Il introduit aussitôt un recours auprès du président de COM.TCHERNOBYL, Vladimir Tsalko. :
" (...) Les données reçues montrent que la contamination des produits alimentaires dans les territoires de la région de Brest, victimes de la catastrophe de Tchernobyl, est assez grave et tend à empirer ces deux dernières années.
Ainsi, l'exclusion des centres locaux de contrôle d'Olmany, Gorodnaia et Berezhnoié de la liste des centres dirigés par l'Institut Belrad interrompra la continuité de l'information sur la contamination des produits alimentaires (...), exclura la possibilité de la comparer d'une année à l'autre et par trimestre, pour observer les tendances correspondantes, et rendra plus difficile l'élaboration de recommandations d'ensemble pour les mesures de radioprotection.
De plus, Olmany, Gorodnaia, Berezhnoié sont des villages importants, avec une population de 1.500 à 2.500 habitants chacun, et la perte par l'Institut de radioprotection Belrad de l'information sur la contamination des produits alimentaires dans ces villages exclura la possibilité d'organiser des examens ciblés de leurs habitants au moyen d'anthropogammamètres, en fonction du degré de contamination des produits alimentaires consommés par les différentes familles
. [...] "
La réponse de COM.TCHERNOBYL, signée de son vice-Président, V.E.Chevtchiouk, fut sans appel : BELRAD est privé de 5 centres qui sont transférés à un institut beaucoup moins dérangeant. Le courrier précisait par ailleurs que la décision avait été prise conformément à la proposition des scientifiques français et dans le cadre du projet européen Ethos­2 !
Interpellé par le réalisateur Wladimir Tchertkoff, l'un des membres d'ETHOS, Jacques Lochard, se déclarait très surpris, évoquait un malentendu, proposait une rencontre mais rien n'en sortira de positif pour BELRAD. Mois après mois, au gré des interventions des amis de Nesterenko, en particulier du professeur Fernex, les promesses vont succéder aux promesses... sans jamais se concrétiser.

Nous ignorons si Belrad a été chassé à l'initiative de l'équipe d'ETHOS ou si le comité Tchernobyl a profité de la venue d'ETHOS pour se débarrasser du trop dérangeant Nesterenko. Ce qui est sûr, c'est que l'éviction de Belrad de villages où il travaillait depuis 10 ans n'a pas posé de problème moral insurmontable aux responsables d'ETHOS. Le projet s'est poursuivi sans l'institut indépendant comme si de rien n'était. Dans ce contexte, il nous a paru important de savoir ce qui se cachait derrière le beau nom d'Ethos.

- ETHOS, enquète sur un projet en pleine expansion
Le projet ETHOS a débuté en 1996 avec l'objectif louable d'améliorer la qualité de vie des habitants des zones contaminées et de développer la culture radiologique des villageois.
La première phase, entièrement financée par la Commission Européenne, s'est déroulée de 1996 à 1998 dans le village d'Olmany, situé à 200 km environ de Tchernobyl. D'après les responsables, l'intervention a permis " des améliorations très significatives des conditions de vie, notamment sur le plan de la protection radiologique et de la qualité des productions agricoles privées ".
Dès lors, un nouveau projet, plus ambitieux, a été préparé : ETHOS 2. Le champ d'intervention n'est plus limité au village d'Olmany, mais s'étend à tout le district de Stolyn, soit 5 villages et 90 000 habitants. La Commission Européenne continue de financer même si des fonds proviennent également du Ministère Suisse des Affaires Étrangères, de l'association Sol et Civilisation, d'EDF, de la COGEMA et de l'IPSN-CEA.
Commencé en 2000, le projet s'achève en novembre 2001, avec l'organisation d'un Séminaire International qui se tient à Stolyn en présence des autorités nationales biélorusses et de nombreuses organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales. Les 150 participants concluent à la nécessité de monter " de nouveaux projets visant à favoriser le développement économique durable et la réhabilitation radiologique des territoires contaminés et tenant compte de l'expérience du Projet ETHOS ".
L'objectif est atteint avec le lancement du projet CORE, qui doit couvrir non plus 1 mais 4 districts des zones contaminées et auquel l'équipe d'ETHOS est très étroitement associée. Ainsi, à partir d'une intervention ponctuelle à Olmany, l'équipe d'Ethos se retrouve au coeur des recherches et des interventions dans le pays le plus touché par Tchernobyl.
Qui sont donc les membres de cette équipe surdouée ? Le projet ETHOS implique quatre organismes aux champs de compétences bien tranchés :

- le Centre d'étude sur l'Évaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire (CEPN) qui s'occupe de toutes les questions de contrôle radiologique, de radioprotection et d'économie,

- l'Institut National d'Agronomie de Paris-Grignon (INAPG) qui intervient sur les questions d'agronomie et de gestion patrimoniale ;

- l'Université de Technologie de Compiègne (UTC) qui est chargée du secteur " communication et sécurité "

- le groupe Mutadis (gestion sociale du risque) qui assure la coordination scientifique.
De ces trois organismes, un seul est compétent en matière de contrôle radiologique : le CEPN. Selon les propres déclarations de membres d'Ethos, c'est à lui qu'incombait toutes les questions de radioprotection. Le secteur clé est donc aux mains du CEPN. Pour bien comprendre les enjeux du projet, il faut donc aller chercher à nouveau ce qui se cache derrière ce sigle.

- Le CEPN, étrange association à but non lucratif
Le Centre d'étude sur l'Évaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire est une association loi 1901 qui a la particularité d'avoir été créée, en 1976, par Électricité de France (EDF) et le Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA). L'association est passée de 2 à 3 membres avec l'arrivée de la Compagnie Générale des Matières Nucléaires (Cogéma) : les trois seuls adhérents de cette association sont donc les 3 plus gros acteurs du nucléaire français :

- COGEMA (groupe AREVA) qui régente en France tout le " cycle " du combustible nucléaire : de l'extraction de l'uranium au retraitement des combustibles irradiés, en passant par la fabrication des combustibles, directement ou par l'intermédiaire de diverses filiales et participations.

- EDF qui exploite, sur le territoire français, 58 réacteurs électronucléaires ;

- CEA-IPSN, un établissement public chargé de développer les applications civiles et militaires du nucléaire. Lorsque l'IPSN a quitté le CEA, les adhérents du CEPN sont passés de 3 à 4.

L'objectif affiché du CEPN est de " promouvoir la protection des travailleurs et du public contre les effets pathologiques des rayonnements ionisants ".
Que l'on ne s'y méprenne pas : il ne s'agit pas de philanthropie. L'intérêt des industriels est évidemment d'occuper le terrain : mieux vaut produire des études minorant les risques plutôt que laisser le champ libre à des chercheurs qui auraient moins à coeur le développement du nucléaire. Cette stratégie n'est d'ailleurs pas spécifique à ce secteur d'activité : tous les pollueurs font la même chose. Combien d'études financées par l'industrie du tabac ou par les firmes type Monsanto ? Contrôler la recherche est l'élément clé pour assurer le développement d'un produit ou d'une industrie à risque.
L'intrusion des exploitants dans le champ de la radioprotection est par conséquent logique. Là où la situation devient choquante, c'est lorsque cette stratégie bénéficie de financements publics !

- Main basse sur l'argent et la légitimité
En effet, lorsqu'on examine le financement du CEPN, on constate que 30 % seulement des fonds proviennent des cotisations des membres (EDF, CEA, Cogéma et IRSN), le reste provenant de contrats passés avec l'industrie nucléaire mais aussi (ce qui pose problème) avec les organismes de contrôle français *, la Commission européenne ou l'ONU !
C'est exactement comme si on confiait à des structures mises en place par les industriels de l'amiante, la responsabilité d'étudier les conditions d'exposition et l'état de santé des personnes qui ont été victimes de ce produit !
Au lieu d'être affecté à des équipes de scientifiques indépendants, l'argent public est ainsi canalisé, une fois encore, vers le lobby nucléaire.

En finançant des projets portés par le CEPN, la commission européenne n'apporte pas seulement de l'argent au lobby nucléaire français, elle lui apporte aussi une légitimité : elle considère qu'il est normal de charger EDF, la Cogéma ou le CEA d'étudier la situation des victimes de Tchernobyl, d'évaluer les risques qu'elles encourent et les dispositifs de radioprotection qu'elles nécessitent.
Le conflit d'intérêt est pourtant évident. Les résultats seront nécessairement altérés au bénéfice des industriels et au détriment de la protection des populations. Les auteurs de ces études ne mettront pas en avant les éléments susceptibles d'entraver le développement de l'industrie qui les fait vivre.
Alors que ces organismes luttent pied à pied, au niveau international, pour que les nouvelles normes de radioprotection soient le moins contraignantes pour leur industrie qui croira qu'ils vont piloter, au Bélarus, des recherches susceptibles d'annihiler tous leurs efforts ? Il est évident que ces études finiront par prouver que l'on peut vivre, et même bien vivre, avec la contamination. Elles ont déjà fait adopter, pour les zones contaminées, la notion ambiguë de "développement économique durable".

Les promoteurs du nucléaire sont cependant prudents et se soucient de donner des gages de leur sincérité : pas question de se discréditer en criant haut et fort que la radioactivité est inoffensive. Il faut savoir perdre quelques pions pour gagner la partie : avant d'apporter, à terme, " la preuve " que les villageois peuvent s'accommoder de la pollution, les recherches initiées par le CEPN doivent d'abord démontrer son attachement à la protection sanitaire des personnes.

Il faut donc rester vigilant et informé.
Grâce aux mesures de son institut, le professeur Nesterenko a démontré que les conclusions optimistes de l'équipe d'ETHOS sur la baisse du niveau de contamination de certains aliments ne se vérifiaient plus sur le terrain : les mesures effectuées en janvier 2001 sur 31 échantillons de lait provenant du secteur d'Olmany ont révélé que 22 échantillons dépassaient très largement la limite maximale admissible de 100 becquerels par litre (un niveau que les médecins considèrent déjà comme excessif pour un enfant, en particulier lorsqu'il persiste des années). Le professeur Michel Fernex, qui a étudié de près le travail d'ETHOS, souligne pour sa part qu'un aspect essentiel a été éludé par les chercheurs : la situation sanitaire des populations. C'est ce qu'il appelle " le mensonge-clés ".
Ces critiques ont été rendues publiques et l'opinion a été alertée. C'est ce que le lobby veut à tout prix éviter : pour que sa stratégie fonctionne, la vitrine doit être préservée : officiellement, ce n'est pas lui qui intervient mais des personnes dévouées aux victimes de Tchernobyl (et certaines le sont en effet, en particulier parmi les partenaires extérieurs au CEPN).
Au cours de ces derniers mois, au Bélarus, la stratégie a changé et des responsables d'Ethos ont soutenu les positions défendues par le professeur Nesterenko. Informés de ces derniers développements, nous avons cependant décidé de maintenir la publication de cet article. D'abord parce que le moins que l'on puisse dire c'est que ce revirement n'a rien de spontané ; ensuite, et surtout, parce que quels que soient les gages que pourra apporter le CEPN, son intervention reste illégitime. La protection sanitaire des personnes ne doit pas être confiée aux industriels, que ce soit en France, en Bélarus, ou n'importe où dans le monde.

* la DSIN devenue la DGSNR et l'IPSN devenu l'IRSN

IRSN-CEPN. Une caractéristique très française :
la collusion entre les industriels et ceux qui sont censés les contrôler.

En participant au CEPN, l'institut officiel d'expertise (IPSN devenu IRSN) met tout son crédit au service d'EDF, du CEA et de Cogéma, les aidant ainsi à intervenir dans le champ de la radioprotection et à obtenir des contrats qui, sans cela, pourraient leur échapper. Sans compter que certains des marchés sont précisément passés entre le CEPN et les organismes de contrôle : c'est ce qui s'appelle faire travailler la famille. On n'est jamais mieux servi que par soi même !

Conseil d'Administration du CEPN Président : Daniel Quéniart (IPSN-CEA) aujourd'hui directeur de l'IRSN, Vice-Président : Bernard Tinturier (EDF), Secrétaire : Jean-Pierre Laurent (COGEMA) et Trésorier : Yves Garcier (EDF). Autres administrateurs : M. Lavérie (EDF), M. Pouilloux (COGEMA), Mme Sugier (IRSN), M. Thezee (EDF). Le CEPN est dirigé par Jacques Lochard, la structure salariée est composée essentiellement " d'économistes, d'ingénieurs et de physiciens ".

Conseil scientifique (2000 - 2003) présidé par Serge Prêtre, il comprend 2 représentants d'EDF, 2 de la Cogéma, 2 de l'IRSN, 1 de Framatome, 1 du ministère de la Santé, 1 de l'assistance publique, 1 de l'Institut national de veille sanitaire et 2 représentants de la commission européenne (H. Forström, de la DG-Recherche et A. Janssens, de la DG- Environnement).

 

Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

1986: Alors que les services officiels indiquent que la France, en raison de son éloignement, a été totalement épargnée par le nuage radioactif de Tchernobyl, des familles entières consomment, sans le savoir, du lait, du fromage, des légumes frais... gorgés de produits radioactifs.
Bien que minoritaires, quelques scientifiques prennent la parole. Certains journalistes commencent à prendre du recul et confrontent les discours officiels aux informations qui circulent à l'étranger. Dans la Drôme, un groupe de simples citoyens - qui va donner naissance à la CRIIRAD - décide de vérifier le niveau de contamination de l'environnement avec l'aide du Professeur Robert Béraud de l'institut de Physique Nucléaire de Lyon et membre du GSIEN. Le résultat des premiers contrôles étonne tout le monde : tous les échantillons sont contaminés et le cocktail des produits radioactifs est impressionnant...
C'est en révolte au manque de prise en considération des conséquences de cet accident pour l'environnement et l'être humain que la CRIIRAD s'est constituée. Elle a pour vocation de contrôler et d'informer les populations sur les pollutions radioactives et les risques liés au nucléaire. Sa spécificité est d'être indépendante des exploitants du nucléaire, de l'Etat et de tous partis politiques. Cette indépendance est possible grâce aux milliers d'adhérents qui soutiennent la CRIIRAD et lui permettent d'effectuer ses propres investigations. Ces ressources restent malgré tout insuffisantes face aux nombreux dossiers à traiter. Il est essentiel que toutes les personnes sensibilisées à la cause que nous défendons se mobilisent et nous rejoignent.
Depuis quelque temps, la CRIIRAD se mobilise aux côtés de l'institut Belrad au Bélarus, car si nous voulons connaître un jour le véritable impact de la catastrophe de Tchernobyl, nous devons disposer de sources d'informations fiables, en particulier dans les pays les plus touchés : l'Ukraine, la Russie et le Bélarus. Il faut que des recherches puissent être conduites par des scientifiques indépendants du lobby nucléaire et capables de résister aux pressions des autorités de leur pays. Au lieu de cela, le lobby nucléaire c'est emparé du sujet. Il le contrôle en évitant la divulgation d'informations contradictoires qui pourraient semer le trouble dans les esprits. Tout cela, pour faire admettre l'idée qu'un accident est tout à fait acceptable pour l'humanité...

CRIIRAD, 471 avenue Victor Hugo 26000 Valence
(adhésion = 40 euros / an)
www.criirad.org bureaucriirad@freesbee.fr



Libération, 24 avril 2004:

Lénifiant

Dix-huit ans après, la catastrophe de Tchernobyl reste la valeur étalon des risques du nucléaire civil. Et sert toujours de test grandeur nature - si l'on ose dire - à la vie après l'accident. Le programme Core mis en place par l'ONU, la Commission européenne et plusieurs organismes nucléaires, qui doit démarrer ces jours-ci en Biélorussie, révèle l'opposition entre deux options. D'un côté, ceux qui, pouvoir biélorusse et institutions internationales en tête, affirment qu'on peut vivre dans la zone contaminée et proposent de saupoudrer l'argent de l'aide sur une multitude de fronts, économiques, médicaux, voire culturels (bref: un enfant mongolien + de l'argent = un enfant non mongolien!). Sans surprise, le lobby nucléaire soutient cette thèse rassurante, sinon lénifiante, et met la main au porte-monnaie, au grand dam des militants antinucléaires ; mais, après tout, le principe du pollueur-payeur n'a pas été inventé pour les chiens. De l'autre, des scientifiques et des écologistes, pour qui la priorité principale reste, aujourd'hui encore, d'évacuer les zones les plus contaminées, tant on ignore encore les effets à long terme des radiations (lire: Le problème de l'acceptabilité du risque nucléaires). Ces partisans d'une méthode plus radicale demandent que les efforts déployés se concentrent au moins sur la recherche médicale. Or non seulement ils ne sont pas entendus, mais le plus célèbre d'entre eux, le médecin Iouri Bandajevski, croupit dans les geôles biélorusses, accusé de pots-de-vin que ses juges n'ont jamais pu prouver. C'est que sous le régime de Loukachenko, dernier vrai néostalinien d'Europe, on ne critique pas la politique officielle. Tout cela est inquiétant. Surtout à l'heure où l'Union européenne va accueillir, en s'élargissant à l'est, dix-huit nouveaux réacteurs nucléaires dont on espère au moins que l'état de marche a été contrôlé.

Antoine de GAUDEMAR


Voyage sous le nuage de Tchernobyl
En Biélorussie, les habitants des zones contaminées ignorent les risques pour leur santé. Dix-huit ans après.

Par Laure NOUALHAT

District de Gomel (Biélorussie) envoyée spéciale

C'est une route déserte comme il y en a tant dans les zones évacuées de Biélorussie, pays mitoyen de l'Ukraine, à moins de 20 km de la centrale de Tchernobyl. Un bus dépose deux vieilles femmes devant des maisons fantômes. Babouchka Léna et sa voisine Liouda reviennent du marché de Vetka où elles sont parties s'approvisionner en pain, bière et sucre. Elles sortent les planches à roulettes rouillées qu'elles avaient planquées sur le bas-côté et y déposent leurs cabas débordants. Puis, elles s'éloignent en maudissant le froid, le vent et la pluie qui s'acharnent à éteindre leur cigarette.

Léna et Liouda vivent où elles sont nées, à Bartolomeevska, un des nombreux villages évacués de Biélorussie. Dans ce pays, 70 % des retombées radioactives de la centrale de Tchernobyl sont venues se répandre dans la plus grande invisibilité. Lorsque le réacteur n° 4 de la centrale ukrainienne a explosé dans la nuit du 26 avril 1986, personne ne s'est douté de ce qui se tramait. Quelques jours après, on a évacué d'urgence ce village qui comptait alors près de 3 000 habitants, une école, beaucoup d'enfants, une usine de briques... «Aujourd'hui, on est dix», explique Liouda. «On m'a bien proposé un appartement à Gomel mais je ne veux pas partir», ajoute Léna. La radioactivité ? Elles s'en fichent. «On en mange tous les jours, mais notre vie est ici.» Une vie de solitude non choisie. (lire: "Tchernobyl le pire est à venir")

L'ensemble de la chaîne alimentaire contaminé

Elles font partie des deux millions de personnes, sur les dix que compte le pays, qui vivent dans des territoires contaminés à des degrés divers. Dix-huit ans après la catastrophe, près de 25 % du pays restent souillés, par poches, par du césium-137, un radionucléide dont la demi-vie est de trente ans (voir page 6). Cela veut dire qu'en 2016, la radioactivité de cet élément aura seulement diminué de moitié. La Biélorussie est contaminée pour des siècles. Au sud du pays, une «réserve radiologique» totalement fermée contient aussi du Strontium-90. L'iode-131, 1 400 fois plus actif que le césium-137, a totalement disparu du fait de sa courte période radioactive (huit jours).

La migration du césium est très faible et sa disparition de la surface des sols très lente. Dans les bois de bouleaux qui entourent le village de Léna et Liouda, le compteur Geiger crépite et atteint largement 200 à 300 micro-roentgen par heure. A Minsk, la capitale, sortie indemne, le bruit de fond de la radioactivité naturelle est de 12 micro-roentgen par heure. Si ces bois sont contaminés, tout ce qui y pousse, ou y vit, l'est aussi : les champignons dont raffolent les habitants, mais aussi les baies, les arbres et le gibier. De fait, toute la chaîne alimentaire est touchée. Les champignons de la région affichent 240 000 becquerels (Bq) par kilo, le lait des vaches, qui se nourrissent dans les champs voisins, compte 2 000 becquerels par litre. «La norme acceptable est zéro», affirme Vassili Nesterenko, patron de l'Institut de mesures indépendant Belrad.

Cataractes, coeurs fragiles, fatigue...

La république de Biélorussie compte 118 districts, dont 53 touchés par les retombées radioactives et répartis selon leur degré de contamination. Les autorités ont déterminé quatre types de zones allant de 37 à 1 480 milliards de becquerels (de 1 à 40 curies) au kilomètre carré. Dans ces zones, les habitants ont la possibilité de partir s'ils le souhaitent. Mais quel choix s'offre à une famille dont la seule richesse est la maison et la terre qui l'entoure ? Le classement détermine aussi les subventions étatiques que recevra le village. De maigres subventions qui sont pourtant essentielles : du fourrage «propre» pour le bétail, de l'argent pour nettoyer les parcelles de terre, deux repas à base de nourriture non contaminée quotidiens offerts dans les écoles et, pour les enfants, trois semaines de réhabilitation en sanatorium, loin de cette nature imprégnée de césium. Régulièrement, les autorités biélorusses éditent une liste des villages contaminés. Figurer sur cette liste est vital. Depuis 2001, 146 villages en ont été radiés. Comme Yurkevitchi. Le village affiche un sol relativement propre (moins de 1 curie/km2) mais la nourriture est contaminée parce que les vaches vont paître dans les bois. «Nous avons fait nos mesures sur le lait et constaté qu'à plus de 200 Bq/l, il dépassait les normes, fixées à 37 Bq/l pour les enfants», explique la maire, Elena Shpakevitch. Idem pour les champignons cueillis alentour. Sous la photo du président Loukachenko, Elena ouvre le registre des mesures radiologiques faites sur les enfants. En 2002, le corps d'Olya, née en 1988, contenait 122 Bq/kg ; celui d'Olga, âgée de 23 ans, 146 Bq/kg. Les mesures sont faites à l'hôpital. «Combien d'enfants sont malades ? Je ne le sais pas.» Officiellement, ils sont tous sains. Officieusement, ils ont des problèmes de cataracte, le coeur fragile, ils sont fatigués et ont beaucoup de mal à se concentrer. Mettre en relation la contamination par les aliments et les pathologies constatées sur place est à peine envisagé par la communauté scientifique internationale. «Ce lien est systématiquement refusé par l'information médicale officielle», explique Wladimir Tchertkoff, documentariste très engagé auprès des populations.

«Seul le cancer de la thyroïde a été reconnu»

Pour l'heure, seul le couple de médecins Bandajevsky a montré que l'exposition chronique des enfants aux faibles doses (à partir de 20 Bq/kg) provoque des problèmes de rythme cardiaque et de vue. Lui a fini en prison, accusé à tort d'avoir touché des pots-de-vin, et sa femme Galina a été virée de l'hôpital de Gomel, où elle officiait comme pédiatre et cardiologue. «Même si les taux de cancer augmentent, comment les imputer strictement à la radioactivité ?, interroge-t-elle. Officiellement, seul le cancer de la thyroïde a été reconnu par l'OMS comme maladie directement issue de Tchernobyl. Mais combien d'autres le sont ? Il faut lancer des études encore et encore.» Dix-huit ans après, il serait grand temps.

 

Faut-il apprendre à vivre avec ?

Le programme d'aide international Core vise à adapter la vie dans les zones biélorusses contaminées. Une démarche très critiquée par ceux qui réclament l'évacuation.

Par Laure NOUALHAT

C'est un programme controversé qui démarre ces jours-ci en Biélorussie. Core, le programme de coopération pour la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés, regroupe des acteurs aussi divers qu'institutionnels. Parmi eux, les Nations unies (Pnud), mais aussi Mutadis, société spécialisée dans la gestion des activités à risque, le Centre d'études sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN), les ambassades de France et d'Allemagne, l'Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)... Financé par la Commission européenne, le Pnud, l'Ambassade de France en Biélorussie, etc., Core fédère des initiatives qui s'appuient sur la population. «Impliquer la population était le principal problème», confirme Zoya Trofimtchik, du Comité Tchernobyl, instance des autorités biélorusses qui gère les conséquences de la catastrophe. Le mieux étant de lui faire comprendre qu'elle a quelque chose à y gagner. «La réhabilitation consiste à vivre avec la contamination et à construire de nouveaux modes de vie, explique Gilles Hériard-Dubreuil, de Mutadis. Nous disons aux Biélorusses : ce qui vous arrive peut nous arriver.» Le programme comporte quatre volets : qualité radiologique, développement économique, éducation et mémoire de la catastrophe ainsi que santé.

«A côté du sujet». Pour les initiateurs du programme, on ne traite pas de la contamination si les questions socio-économiques sont ignorées. Core va donc défendre des projets de microcrédits, d'un montant de 200 dollars, qui permettront aux paysans de s'acheter des semences ou du matériel. L'association française Patrimoines sans frontières prendra en charge le volet «éducation et mémoire», pour léguer l'expérience de la catastrophe aux générations futures. «Les enfants naissent dans des territoires contaminés depuis dix-huit ans, il faut absolument transmettre l'information concernant la radioprotection», explique Jacques Lochard, président du CEPN. Médecins du Monde et l'Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) s'occuperont du volet santé, le plus controversé. Les premiers en suivant 200 à 300 femmes enceintes dans la région de Tchertchersk, au sud du pays. Et les seconds en menant un suivi médical et dosimétrique de 3 000 enfants à raison d'un check-up par an, pendant cinq ans.

Pour ses détracteurs, dont le documentariste Wladimir Tchertkoff, très impliqué auprès des chercheurs biélorusses, le programme Core passe «continuellement à côté du sujet», qui consiste à «sauver ces vies contaminées dès la naissance». D'après lui, le volet médical devrait constituer l'unique priorité du programme, et notamment la recherche sur les moyens de décontaminer la population. «C'est fondamental pour les générations futures, estime Galina Bandajevskaïa, pédiatre et cardiologue (lire ci-contre). Il faut tenter d'établir l'effet des faibles doses de radiations sur la santé.» Plutôt que de «lever le doute» sur certains travaux menés par des chercheurs biélorusses, les acteurs de Core préfèrent «aider les gens à vivre de la façon la moins nocive qui soit». Notamment en évitant la consommation des aliments contaminés.

«Lobby nucléaire». Mais cela n'est pas suffisant. «On dit aux gens qu'ils peuvent vivre en zone contaminée alors qu'il faudrait les évacuer», s'énerve Romain Chazel, président de la CRIIRAD, l'organisme français indépendant de mesures de radioactivité. Difficile pourtant de déplacer les deux millions de personnes, souvent pauvres, qui vivent dans des villages contaminés à différents niveaux. «Par ailleurs, certaines personnes ne veulent pas bouger. Elles sont enracinées dans cette nature qui les déracine», précise Jacques Lochard.

Autre motif de critiques, la participation du CEPN au programme Core. EDF et Areva, les principaux défenseurs du nucléaire civil en France, en font partie. A la Crii-rad, on s'étrangle : «Le lobby nucléaire veut réhabiliter des zones contaminées pour montrer qu'un accident nucléaire n'est pas une catastrophe», affirme Chazel. Et Tchertkoff d'accuser : «Les autorités biélorusses veulent réhabiliter des terres contaminées avec la complicité de ce lobby. Comment peut-on accepter cela ?» Ce que nie en bloc le président du CEPN : «Je me sens responsable de ce qui ce passe là-bas au sens où je n'ai pas le droit de ne pas m'en inquiéter. On nous bassine souvent avec le principe du pollueur-payeur, et dans le cas du nucléaire, il faudrait que l'industrie n'aille pas aider les populations touchées par la catastrophe ?»

Ce qui est sûr, c'est que ce pays, dont le quart du territoire a été dévasté par la radioactivité, a besoin d'aide. «Les gens continuent de vivre là-bas, de se marier et d'avoir des enfants, raconte Zoya Trofimtchik, du Comité Tchernobyl. Il y a le malheur, mais aussi la vie réelle, celle de tous les jours. Ce n'est pas de notre faute si ce problème est commun au monde entier. Mais il faut que le monde entier nous aide.»