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Les hélicoptères du général Antochkine

[...] Mais revenons à Pripyat le 27 avril, où se trouvait le général Antochkine. Les deux premiers hélicoptères MI-6 étaient arrivés dans la matinée du 27 avril. Ils étaient pilotés par deux aviateurs expérimentés, B. Nesterov et A. Serebriakov. Le bourdonnement des hélicoptères atterrissant sur la place devant le Comité du Parti de la ville réveilla tous les membres de la Commission gouvernementale, qui s'étaient séparés à 4 heures du matin pour faire un petit somme.

Du toit de l'hôtel «Pripyat», le général Antochkine dirigea l'atterrissage des hélicoptères. Il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit.

Nesterov et Serebriakov firent un vol de reconnaissance détaillé de toute l'aire de la centrale et de ses environs, et décidèrent d'un plan d'attaque pour jeter le sable sur le réacteur. L'approche du réacteur par voie aérienne était dangereuse, car la cheminée de ventilation de la tranche n° 4 qui s'élevait à 150 mètres gênait. Nesterov et Serebriakov mesurèrent la radioactivité au dessus du réacteur à différentes altitudes. Impossible de descendre à moins de 110 mètres, car
la radioactivité y montait en flèche : à 110 mètres, elle était déjà de 500 roentgens/h. Elle allait sûrement augmenter encore davantage après le «bombardement». Pour lancer les sacs, il fallait tourner au dessus du réacteur pendant 3 à 4 minutes. La dose reçue par les pilotes lors de cette première sortie a varié entre 20 et 80 roentgens, selon le niveau de rayonnement. Combien de fois leur faudrait-il sortir ? Personne n'en savait rien. On verrait plus tard dans la journée. On se serait cru en pleine guerre nucléaire...

Sur la place, les hélicoptères atterrissaient et décollaient sans arrêt. Le bruit assourdissant des moteurs gênait les membres de la Commission gouvernementale, réunis au Comité du Parti. Ces derniers devaient faire contre mauvaise fortune bon coeur et parler à tue-tête. Chtcherbina s'énervait et demandait pourquoi on n'avait pas encore commencé à déverser des sacs de sable sur le réacteur.

Chaque fois qu'ils atterrissaient ou décollaient, les hélicoptères soulevaient avec leurs pales une poussière extrêmement radioactive, contenant des fragments de produits de fission. La radioactivité monta en flèche autour du Comité du Parti et dans les bâtiments environnants. Les gens commençaient à étouffer.

Le réacteur détruit continuait à vomir des millions de curies de radioactivité...

Le colonel Nesterov relaya le général Antochkine sur le toit de l'hôtel «Pripyat» pour diriger les vols, tandis que ce dernier partait en hélicoptère examiner de ses propres yeux le réacteur. Pendant un bon moment, il lui fut impossible de le localiser. Il était en effet difficile de s'orienter quand on n'en connaissait pas le plan. Il en conclut que pour le «bombardement», il fallait adjoindre aux pilotes des agents qui avaient participé à la construction ou à l'exploitation de la centrale...

De nouveaux hélicoptères se posaient sans arrêt dans un vacarme assourdissant et ininterrompu. Une fois les lieux reconnus, on dressa le plan de vol. Il fallait aussi trouver des sacs, des pelles, du sable, des gens pour remplir les sacs et les charger dans les hélicoptères...

Le général Antochkine soumit tous ces problèmes à Chtcherbina. Dans le bâtiment du Comité de la ville, tout le monde toussait, avait la gorge sèche, parlait avec difficulté. Chtcherbina répliqua à Antochkine :

- Et vos pilotes, alors
 ?

- Ce n'est pas aux pilotes de charger le sable, répondit le général. Ils doivent conduire les appareils, tenir les commandes, veiller à ne pas dévier. Leurs mains ne doivent pas trembler. Ce n'est pas à eux de transporter les sacs et les pelles.

- Dans ce cas, général, prenez ces deux vice-ministres, Chacharine et Mechkov. Qu'ils vous aident à charger, à trouver les sacs, les pelles, le sable. Du sable, il y en a ici tant qu'on en veut. Tout le sol est sablonneux. Trouvez l'endroit le plus proche qui ne soit pas recouvert d'asphalte, et mettez-vous au travail...

Témoignage de G. A. Chacharine:

«Le général Antochkine a remarquablement bien travaillé. C'est un homme énergique et actif. Il ne laissait personne en repos.

«Nous avons repéré, à 500 mètres du Comité de la ville, près du café "Pripyat" et du port fluvial, un monticule de sable de très belle qualité. Il avait été extrait de la rivière par des dragues et était destiné à la construction de nouveaux quartiers de la ville. Nous avons trouvé dans un entrepôt des sacs en grand nombre. Le premier vice-ministre des Constructions mécaniques moyennes Mechkov, le général Antochkine et moi-même avons commencé tous les trois à les remplir. Mechkov et moi, nous étions en costume et en chaussures de ville. Le général portait, lui, son uniforme de parade. Aucun d'entre nous n'avait de masque ni de dosimètre.

«Je ralliai bientôt le directeur de l'entreprise Youjatomenergomontaj, N. K. Antonchtchouk, son ingénieur en chef Zaïats, le chef de l'entreprise des installations hydroélectriques Vypiraïlo et d'autres. Antonchtchouk me soumit une liste de primes de dédommagement (primes de risques), qui paraissait tout à fait déplacée, vu les circonstances, mais je ne l'ai néanmoins signée. Elle donnait le nom des gens qui allaient remplir les sacs de sable, les fermer et les charger dans les hélicoptères. Autrefois, on inscrivait sur ce type de liste le nom des agents du chantier de construction qui opéraient dans les zones radioactives des centrales en service. Mais là... Antonchtchouk et nos collaborateurs fonctionnaient d'après l'ancien schéma et ne comprenaient pas que la ville entière était contaminée et qu'il aurait fallu dédommager tous ses habitants. Je n'allais pas commencer à leur expliquer tout cela. Il fallait se mettre au travail.

«Malheureusement, nous manquions encore de bras. J'ai demandé à Zaïats d'aller chercher de l'aide dans les kolkhozes voisins.

Témoignage d'Anatoli Ivanovitch Zaïats:

«Le 27 avril au matin, il a fallu aider au chargement des sacs de sable. Nous n'étions pas assez nombreux. Je suis parti avec Antonchtchouk dans les fermes du kolkhoze "Amitié", et nous avons fait le tour des maisons. Des gens travaillaient dans leurs lopins individuels. Beaucoup étaient aux champs. C'était le printemps, le temps des semailles. Nous avons commencé à leur expliquer que la terre était déjà inutilisable, qu'il fallait étouffer le réacteur et que nous avions besoin d'aide. Il faisait chaud déjà de bon matin. Les gens étaient de bonne humeur. Ils ne nous prenaient pas au sérieux. Ils ont continué à travailler. Nous sommes alors partis à la recherche du président du kolkhoze et du secrétaire du Parti, mais ils étaient tous deux aux champs. Nous avons de nouveau essayé de convaincre les gens. Ils ont fini par nous croire. On a rassemblé 150 volontaires, hommes et femmes, qui ont travaillé sans relâche. Aucun d'entre eux n'avait de masque ni d'autre moyen de protection. Le 27 avril, les hélicoptères sont sortis 110 fois, le 28 avril, 300 fois...»

Témoignage de G. A. Chacharine:

«Chtcherbina nous harcelait. Dans le vrombissement des hélicoptères, il hurlait à pleins poumons que nous étions des incapables, que nous ne savions pas nous organiser. Il nous traitait comme du vulgaire bétail, tous autant que nous étions, ministres, vice-ministres, académiciens, maréchaux, généraux, sans parler des autres. Il hurlait que nous n'étions bons qu'à faire exploser un réacteur mais que pas un seul d'entre nous n'était fichu de pelleter le sable.

«Nous avons finalement chargé les six premiers sacs dans un MI-6. Antonchtchouk, Deïgraf et Tokarenko se relayaient dans les hélicoptères pour le "bombardement". Ils avaient participé à la construction du réacteur, ils pouvaient indiquer précisément au pilote où il fallait larguer les sacs.

Le colonel B. Nesterov, pilote d'élite, partit le premier «bombarder» la tranche n° 4. En droite ligne, à 140 km/h. Un seul point d'orientation : à gauche, les deux cheminées de ventilation de la centrale de 150 mètres de haut. Il commença par survoler le cratère du réacteur à 150 mètres. Trop haut. A 110 mètres, le radiamètre indiquait 500 roentgens/h. Nesterov survola la brèche créée par l'inclination de la dalle de protection biologique supérieure reposant sur la cuve. Largeur de la brèche : 5 mètres. Il fallait viser juste. La protection biologique était de la couleur du disque solaire. Lorsque l'on ouvrit la porte de l'hélicoptère, une chaleur torride frappa les hommes de plein fouet. Une puissante colonne de gaz radioactifs, ionisés par les neutrons et les rayons gamma, s'élevait dans l'air. Personne n'avait de masque. Par en dessous, l'hélicoptère n'était pas protégé par du plomb... On ne pensera à le protéger qu'après avoir déversé des centaines de tonnes de matériaux. En attendant, les hommes sortaient la tête par la porte ouverte et, visant au jugé, jetaient les sacs dans le cratère. Et cela sans arrêt. Il n'y avait pas d'autre moyen...

Les 27 premiers équipages, ainsi qu'Antonchtchouk, Deïgraf et Tokarenko seront rapidement hors du jeu et devront être dirigés sur Kiev pour y recevoir des soins. En effet, après les lâchers de sacs, la radioactivité atteignit 1 800 roentgens/h à 110 mètres d'altitude. Les pilotes commencèrent à se sentir mal...

De fait, sous l'effet du bombardement, le coeur incandescent s'est considérablement réactivé. Les rejets de fragments de fission et de cendres radioactives de graphite ont redoublé, surtout le premier jour. Tout le monde en a inhalé.
Pendant un mois, on extraira, au moyen de transfusions répétées, des sels d'uranium et de plutonium du sang des pilotes.

Les jours suivants, les pilotes eurent l'idée de glisser sous leur siège des feuilles de plomb et de mettre des masques. La contamination du personnel naviguant sera ainsi légèrement réduite.

Témoignage du colonel V. Filatov:

«Le 27 avril à 19 heures, le général de division N. T. Antochkine annonça non sans fierté à Chtcherbina, président de la Commission gouvernementale, que 150 tonnes de sable avaient été jetées dans la gueule du réacteur. Ce que cela coûtait... Chtcherbina lui répliqua que ce n'était qu'une goutte d'eau dans la mer et qu'il fallait accélérer le rythme. Il couvrit alors d'injures virulentes les vice-ministres Chacharine et Mechkov, en les accusant d'apathie. Il confia ensuite le soin de surveiller le chargement des sacs à M. S. Tsvirko.»

Témoignage de M. S. Tsvirko:

Le soir du 27 avril, quand Chacharine et Antochkine lui ont fait le bilan de la journée, Chtcherbina n'a cessé de hurler, les accusant d'avoir mal travaillé. Il m'a ordonné de remplacer Chacharine, qui s'occupait du chargement des sacs. J'ai refusé d'aller à l'endroit où l'on avait pelleté le sable. D'après les estimations des dosimétristes, ce sable était extrêmement radioactif, et les gens se faisaient inutilement irradier. On a trouvé une carrière de sable à 10 kilomètres de Pripyat. Nous sommes d'abord allés chercher des sacs dans un entrepôt et dans des magasins, nous les avons vidés des grains, de la farine et du sucre qu'ils contenaient. Par la suite, Kiev nous en a envoyé d'autres. Le 28 avril, on nous a donné des dosimètres optiques à piles, mais on avait oublié de les charger. Mon dosimètre indiquait constamment 0,5 roentgen. Quel que fût l'endroit où je me trouvais, l'aiguille ne bougeait pas d'un pouce. J'en ai alors pris un autre. Comme il n'indiquait jamais plus de 2 roentgens, j'ai laissé tomber. On a dû prendre entre 70 et 100 roentgens au minimum.»

Le général Antochkine titubait de fatigue et de sommeil. De plus, les invectives de Chtcherbina l'avaient découragé. Mais il se reprit vite et repartit de plus belle. De 19 heures à 21 heures, il répartit les tâches entre les divers responsables qui devaient fournir aux pilotes les sacs, le sable et trouver la main d'oeuvre pour charger le tout dans les hélicoptères. Quelqu'un eut l'idée d'utiliser des parachutes pour accroître le rendement. Dans leur voilure retournée, qui formait une espèce de hamac, on réussit à charger jusqu'à 15 sacs. On accrocha les suspentes des parachutes à l'hélicoptère, et en avant !

Le 28 avril, on avait déjà jeté 300 tonnes, le 29 avril 750 tonnes, le 30 avril 1 500 tonnes, le 1er Mai 1900 tonnes.

Photographié depuis un hélicoptère, l'incendie n'est pas encore éteint...

Le soir du 1er Mai, à 19 heures, Chtcherbina ordonna de réduire de moitié le nombre de sacs jetés.
On craignait en effet que les constructions en béton, sur lesquelles reposait le réacteur, ne supportent pas le poids et ne s'effondrent dans la piscine de condensation, provoquant ainsi une explosion thermique et un énorme rejet de radioactivité.

Du 27 avril au 2 mai, près de 5 000 tonnes de matériaux divers furent déversés sur le réacteur...

Extrait de La vérité sur Tchernobyl
de Grigori Medvedev, 1990.
[Photos rajoutées par Infonucléaire]