Un livre à lire absolument (malgré un petit côté désagréable
de règlement
de compte entre apparatchik), pour comprendre les raisons
techniques, politiques et psychologiques qui ont abouti à
la catastrophe de Tchernobyl.
Le très long extrait ci-dessous montre comment les opérateurs du réacteur (bien que certains soient en grande partie responsable du déclenchement de la catastrophe) se sont montrés héroïques pour "empêcher" que les autres réacteurs proche du n°4 ne se trouvent eux aussi en péril...
Extrait:
[photos rajoutées par Infonucléaire]
1 h 23 mn 58 s...
Quelques instants avant l'explosion. Les personnes présentes
dans la salle de commande de la tranche n° 4 se trouvent aux endroits
suivants :
Léonid Toptounov,
ingénieur principal chargé du pilotage du réacteur
et Alexandre Akimov, chef de quart de la tranche, sont près
du pupitre des opérateurs de la salle où se trouvent
les commandes du réacteur. Près d'eux, Youri Tregoub,
chef du quart précédent, et deux jeunes stagiaires,
Alexandre Koudriavtsev et Victor Proskouriakov, qui viennent tout
juste de passer l'examen d'ingénieur. Ils observent leur
camarade Léonid Toptounov travailler, ils font leur apprentissage.
Le bouton AU a été pressé 20 secondes plus
tôt. L'ingénieur principal et le chef de quart observent
avec perplexité le pupitre où les indicateurs Selsyn
(pareils à des cadrans de réveils) montrent la position
des barres absorbantes. Une fois le bouton AU pressé, les
lampes des voyants s'allument; on a l'impression qu'elles sont
chauffées au rouge. Akimov se précipite sur la manette
d'arrêt des servomoteurs (asservissements électriques
pour le déplacement des barres absorbantes), tourne la
manette, mais les barres ne descendent pas. Elles restent coincées
à mi-course.
- Je n'y comprends rien ! s'écrie Akimov avec désarroi.
Désemparé, affolé, une expression perplexe
sur son visage blême, Toptounov pousse les boutons pour
créer un débit d'eau dans les canaux de combustible
et déplacer la marge d'ébullition. Le tableau de
contrôle des canaux s'allume, le débit est donc à
zéro, ce qui veut dire que le réacteur n'a plus
d'eau et que la marge d'ébullition...
Un vrombissement se fait entendre
du côté du hall central, c'est la crise d'ébullition.
Les canaux explosent.
- Je n'y comprends rien ! Que diable se passe-t-il ? ! Nous n'avons
fait aucune erreur..., s'écrie de nouveau Akimov.
Anatoli Diatlov, grand, pâle, la chevelure grisonnante rejetée
en arrière, s'approche du pupitre des opérateurs
qui commandent le réacteur. Il est désemparé,
son visage a une expression figée :
- Nous n'avons fait aucune erreur... C'est pas possible... Nous...
Boris Stoliartchouk, ingénieur principal chargé
de la conduite de la tranche, se trouve au pupitre P, dans la
partie centrale de la salle de commande (installation d'alimentation
du dégazeur). Il commute sur les lignes d'alimentation
du dégazeur et règle le débit d'eau alimentaire
dans les séparateurs. Lui aussi est désemparé,
mais il reste convaincu d'avoir tout fait correctement. Des coups
brusques venant des entrailles du réacteur lui martèlent
les tempes. Il veut faire quelque chose pour interrompre ce vrombissement
menaçant, mais il ne sait quoi. Il est dépassé
par les événements.
Igor Kerchenbaum se trouve au tableau T (commande des groupes
turbo-alternateurs - partie droite du tableau des opérateurs).
Serguei Guazine, qu'il vient de relayer, est resté pour
suivre les essais. C'est justement Igor Kerchenbaum qui est chargé
de toutes les opérations visant à mettre en service
le turbo-alternateur n° 8 sur son inertie. Il effectue le
travail selon le programme arrêté et d'après
les indications d'Akimov, chef de quart. Il est sûr qu'il
ne fait pas d'erreur. Toutefois, devant le désarroi d'Akimov,
de Toptounov et de Diatlov,,
il est saisi d'angoisse. Mais il n'a pas le temps de paniquer
: il est débordé. Il suit avec Metlenko sur le tachymètre
les rotations du rotor en inertie. Tout semble fonctionner normalement.
Au tableau de commande des turbines, Razim Davletbaiev, adjoint
au chef du service des turbines, remplit ses fonctions...
A gauche, sur le tableau de commande du réacteur, le tableau
synoptique indique qu'il n'y a pas d'eau dans les canaux et que
la marge par rapport à la crise d'ébullition est
donc dépassée...
« Que diable se passe-t-il ? se dit Akimov, indigné
et désemparé. Pourtant les 8 pompes de circulation
principales fonctionnent ! »
Il jette alors un coup d'oeil sur les ampèremètres
de charge. Les aiguilles oscillent autour de zéro.
- Elles ont lâché!... Akimov s'effondre une fraction
de seconde, puis reprend ses esprits. Il faut envoyer de l'eau!...
A ce moment, de terribles coups retentissent à droite,
à gauche, et en bas, suivis immédiatement par une
explosion d'une force colossale, qui détruit tout alentour;
l'onde de choc est accompagnée d'une poussière blanche
comme de la neige et d'une vapeur radioactive, humide et chaude,
d'une pression écrasante, qui envahit la salle de commande
de la tranche déjà anéantie; comme lors d'un
tremblement de terre, les murs et le plancher se mettent à
vibrer. Des débris tombent du plafond. Dans le couloir
du dégazeur, les vitres se brisent, la lumière s'éteint,
seuls les trois voyants lumineux de la batterie d'accumulateurs
sont éclairés, les courts-circuits crépitent
en lançant des étincelles fulgurantes ; toutes les
liaisons électriques, les câbles de force et de contrôle
lâchent sous le coup de l'explosion...
Dans le vrombissement et le bruit, Diatlov ordonne d'une voix
épuisée :
- Refroidissez de toute urgence !
Mais plus qu'un ordre, c'est un gémissement d'horreur.
On entend le sifflement de la vapeur, le bouillonnement de l'eau
chaude qui ruisselle Dieu sait où. La bouche, le nez, les
yeux, les oreilles se couvrent d'une poussière farineuse,
la gorge se dessèche, les sens et les sentiments se figent.
Ce coup inattendu comme la foudre paralyse entièrement,
annihilant en même temps tout sentiment de douleur, d'effroi,
de culpabilité et de malheur irréparable. Tout reviendra,
mais pas immédiatement. Dans un premier temps, la peur
disparaît pour laisser place au désespoir. Pendant
longtemps encore, et pour certains jusqu'à la mort, domineront
le mensonge qui sauve et berce, les mythes et les fables nés
d'esprits attardés, déjà sombrés dans
une demi-folie...
- Merde!..., s'écrie Diatlov paniqué. Ça
a explosé... Où ?... On dirait que c'est le réservoir
de secours (du système de commande de la protection).
Cette version, née dans le cerveau ébranlé
d'Anatoli Diatlov, hantera encore longtemps les esprits,
apaisant les mauvaises consciences, couvrant les carences d'une
volonté paralysée, convulsive, désordonnée.
Elle parviendra à Moscou et on y croira jusqu'au 29 avril:
elle est à l'origine de mesures qui ont fait augmenter
le nombre de décès... Mais pourquoi donc ? Eh bien,
parce que cette explication est la plus facile. Elle justifie
et déculpabilise tous les responsables à tous les
échelons. En particulier ceux qui, par miracle, réchapperont
du noyau radioactif de l'explosion. Ils ont besoin de force, et
seule une relative paix de l'esprit peut la leur donner. Une nuit insupportable les attend, une nuit où
ils vaincront la mort...
- Que se passe-t-il ? Qu'est-ce que c'est ? s'écrie Alexandre
Akimov, dès que le brouillard de poussière s'est
un peu dissipé, et que le vrombissement s'est tu.
Le chuintement de la vapeur radioactive et de l'eau ruisselante
sont les derniers cris du géant nucléaire à
l'agonie.
Alexandre Akimov, grand gars robuste de 33 ans, portant des lunettes
sur son large visage rose, les cheveux noirs ondulés recouverts
d'une poudre de poussière radioactive, s'agite en son for
intérieur et ne sait pas par quoi commencer.
- C'est du sabotage ? Ce n'est pas possible !... On a tout fait
correctement.
Léonid Toptounov est tout jeune, 26 ans. Potelé,
teint vermeil, moustache en brosse. Il a terminé ses études
à l'Institut il y a tout juste trois ans. Il est désemparé,
pâle, et donne l'impression de redouter un coup sans savoir
d'où il partira. Perevoztchenko accourt dans la salle de
commande, tout pâle, couvert de poussière et d'éraflures
à bout de souffle
- Alexandre Fiodorovitch ! crie-t-il à Akimov d'une voix
haletante. Là-bas... et il lève les bras en direction
du hall central... C'est affreux là-bas... la plaque tubulaire
du réacteur est en train de s'effondrer... et les dalles
de l'assemblage. Elles sautent comme si elles étaient vivantes...
Et ces... explosions... Vous avez entendu? Qu'est-ce que c'est
?...
A cet instant, un silence sourd
et cotonneux règne alentour, interrompu seulement par le
bruissement inhabituel, inconnu et glaçant, de la vapeur,
et par le ruissellement de l'eau. Les oreilles sifflent. Il règne
le silence qui suit les grandes secousses volcaniques. Une odeur
aigre emplit l'air, semblable à celle de l'ozone, mais
plus âcre. La gorge se dessèche...
Boris Stoliartchouk, le visage blême, égaré et impuissant,
regarde anxieusement Akimov et Diatlov.
- Du calme ! lui dit Akimov. Nous n'avons fait aucune erreur...
Il s'est passé quelque chose d'incompréhensible...
Et à Perevoztchenko :
- Cours, Valeri, va voir là-haut ce qui se passe...
A ce moment, la porte qui sépare la salle de commande de
la salle des turbines s'ouvre toute grande. Viatcheslav Brajnik,
l'opérateur principal des turbines, tout noirci de fumée,
une expression d'angoisse extrême sur le visage, entre en
courant.
- La salle des turbines flambe! crie-t-il d'une voix stridente,
ajoutant quelque chose d'incompréhensible.
Puis, il ressort comme une flèche en direction du feu et
des rayonnements déchaînés.
Razim Davletbaiev, adjoint au chef du service des turbines et
Piotr Palamartchouk, chef du laboratoire de l'entreprise chargée
de la mise en service, le suivent et courent vers la salle des
turbines. Palamartchouk était venu de nuit pour relever
les caractéristiques vibratoires du générateur
n° 8, avec les collaborateurs de l'usine de turbines de Kharkov.
Akimov et Diatlov s'élancent vers la porte ouverte. C'est
l'horreur. Quelque chose d'inconcevable. Le feu fait rage en plusieurs
endroits aux niveaux 12 et 0. La turbine n° 7 est recouverte
de décombres, la toiture a cédé. Les conduites
d'huile se sont rompues et l'huile brûlante gicle sur le
revêtement de plastique. Les décombres fument. Le
plastique jaune est recouvert de graphite et de morceaux de combustibles
incandescents. Tout autour, le plastique est la proie d'une flamme
rouge. Fumée, odeur de brûlé. Les cendres
tombent en pluie noire. L'huile continue de gicler de la tuyauterie
cassée, le toit détruit est sur le point de s'effondrer,
le panneau de recouvrement se balance audessus du gouffre de la
salle des turbines. Bruit et grésillement du feu crépitant
dans les hauteurs. L'eau bouillante radioactive gicle à
grands jets de la bride cassée de la pompe d'alimentation,
contre la paroi du condensateur. Une vive lueur violette brille
au niveau 0 : c'est l'arc électrique formé sur le
câble de haute tension rompu. La conduite d'huile est complètement
cassée. L'huile brûle. Du toit détruit de
la salle des turbines, une épaisse colonne de poussière
noire de graphite radioactif dégringole vers la turbine
n° 7. Cette colonne s'élargit vers le niveau + 12 et
se répand à l'horizontale, recouvrant les gens et
le matériel. Akimov se précipite sur le téléphone
:
- 01 ! Vite!... Oui. Oui ! La salle des turbines est en feu !...
Le toit aussi... Oui oui ! Ils sont déjà partis
? Très bien ! Vite !...
La brigade du lieutenant [des pompiers] Pravik*
est déjà en train de déployer ses véhicules
près des murs de la salle des turbines et se lance à
l'assaut...
Diatlov sort précipitamment de la salle de commande ; ses
baskets crissent sur le verre brisé. Il fait irruption
dans la salle de commande de secours, située tout contre
les escaliers. Il appuie sur le bouton AU (arrêt d'urgence)
et tourne la clé pour couper les conduites électriques.
C'est trop tard. A quoi bon ? Le réacteur est détruit...
Mais Anatoli Diatlov pense autrement. Il s'imagine que le réservoir
de secours du système de commande de la protection a explosé
dans le hall central et que le réacteur est intact...
... La salle de commande de secours est jonchée d'éclats
de verre qui crissent sous les pas. Une forte odeur d'ozone se
dégage. Diatlov regarde par la fenêtre en penchant
sa tête à l'extérieur. Il fait nuit. Il entend
le vrombissement et le chuintement des flammes crépitantes
qui s'élèvent en tournoyant. Dans la lueur rougeâtre
du feu gisent d'effrayants débris de structures, de poutres,
de briques et de béton en miettes. Sur le goudron autour
de la tranche, quelque chose traîne, de très épais,
noir comme du jais... Mais il ne réalise pas que c'est
le graphite qui s'écoule du réacteur. Même
tableau dans la salle des turbines. Morceaux incandescents de
graphite et de combustible... Mais Diatlov n'est pas en état
de saisir vraiment l'horreur de ce qu'il voit...
Il revient à la salle de commande, partagé entre
un sursaut de volonté qui le pousse à agir, l'apathie
et un désespoir sans fond. En entrant dans la salle de
commande, il tend l'oreille.
Piotr Palamartchouk s'efforce vainement d'entrer en contact avec
le local 604 où son subordonné, Volodia Chachenok,
surveille des instruments. Pas de réponse. Palamartchouk
réussit à faire le tour du turbo-alternateur n°
8, à descendre au niveau 0, où il trouve les spécialistes
de Kharkov dans le laboratoire mobile monté sur une Mercedes-Benz.
Il insiste pour qu'ils quittent la salle des turbines. Il est
vrai que deux des spécialistes ont déjà eu
le temps de recevoir une dose mortelle...
Entre-temps, Akimov a déjà demandé de l'aide
à tous les chefs de service et d'atelier et réclamé
des électriciens de toute urgence. La salle des turbines
est en feu, il faut refouler l'hydrogène hors des alternateurs,
rétablir l'alimentation électrique des principaux
utilisateurs.
- Les pompes de circulation primaires sont à l'arrêt
! crie-t-il à Alexandre Lielietchenko, adjoint au chef
du service électrique. Je n'arrive pas à mettre
une seule pompe en route ! Il n'y a plus d'eau dans le réacteur
! Vite, de l'aide !
Davletbaiev appelle Akimov et Kerchenbaum d'une cabine de la salle
des turbines :
- N'attendez pas l'arrivée des électriciens, il
faut immédiatement refouler l'hydrogène de l'alternateur
n° 8 !
Le téléphone
du dosimétriste ne répond pas, la ligne a été
coupée, seuls fonctionnent les téléphones
urbains. Tous les opérateurs sentent les rayonnements battre
dans leurs entrailles. Quelle dose ? Quel est le fond de rayonnements
? Nul ne le sait, puisqu'il n'y a pas d'appareils de mesure dans
la salle de commande. Il n'y a pas non plus de masques «
pétales », pas de comprimés d'iodure de potassium,
et pourtant, cela ne ferait pas de mal. Qui sait... Le contact
avec le tableau de dosimétrie ne s'établit pas...
- Vas-y Piotr, dit Akimov à Palamartchouk, passe chez Nikolaï
Gorbatchenko ; va voir pourquoi il ne répond pas...
- Moi, je vais chez Chachenok, il faut que j'y aille. Quelque
chose ne marche pas là-bas. Il ne répond pas...
- Emmène Gorbatchenko chez Chachenok...
Akimov pense à autre chose
: il faut contacter Brioukhanov et Fomine... Il faut... Il
y a tant à faire... Le réacteur est sans eau. Les
barres absorbantes du système de commande de protection
sont coincées à mi-course... Sa conscience est vaseuse
et il étouffe... Il étouffe de honte... Une vague
tantôt chaude tantôt glacée envahit son coeur,
lorsque son cerveau enflammé essaie de saisir le sens de
ce qui vient de se passer. Ah ! quel choc! un choc causé
par le sentiment d'une responsabilité écrasante.
Il en sent tout le poids qui tombe sur lui. Il faut faire quelque
chose. Tout le monde attend qu'il prenne une décision...
A côté, Proskouriakov et Koudriavtsev, les stagiaires,
s'agitent en vain, désoeuvrés... Les barres sont
restées bloquées... Bien sûr... Et si on les
insérait manuellement à partir du hall central ?...
C'est une idée !... Akimov s'anime et se met à supplier
Proskouriakov et Koudriavtsev, alors qu'il est leur supérieur.
Tous ces hommes qui se trouvent dans le local dépendent
directement de lui, mais il ne s'en fait pas moins suppliant :
- Camarades, allez dans le hall central et tournez la manivelle
des barres. Il faut les insérer manuellement. D'ici, c'est
impossible...
Proskouriakov et Koudriavtsev
y vont. Braves gars, tout jeunes, si jeunes et si innocents. Ils
s'en vont vers la mort...
Valeri Perevoztchenko, chef de quart du service du réacteur,
est, semble-t-il, le premier à saisir toute la gravité
de ce qui vient de se passer. Il a vu le début de la catastrophe.
Il croit déjà à l'irréparable. Il
sait que tout va être détruit. Il a tout vu dans
le hall central... Après cela, le réacteur ne peut
plus exister. Il n'y en a tout simplement plus. Et s'il n'y en a plus,
cela veut dire... Il faut sauver les gens.
Il doit porter secours à ses hommes. Il est responsable
de leurs vies. A partir de cet instant, tout son esprit va tendre
vers ce but. Et pour commencer, il part à la recherche
de Valeri Khodemtchouk...
Témoignage de Nikolaï Fiodorovitch Gorbatchenko chargé du service de radioprotection :
« Au moment de l'explosion, je me trouvais
dans les locaux du tableau de dosimétrie. Plusieurs secousses
d'une force terrible ont eu lieu. J'ai cru que c'était
la fin, que c'en était fait de moi. Mais non, j'étais
bien en vie, je tenais sur mes pieds. Le jeune Pschenitchnikev
me secondait au tableau de dosimétrie. J'ai ouvert la porte
qui donnait sur le couloir du dégazeur, d'où s'élevaient
des tourbillons de poussière blanche et de vapeur. La vapeur
avait une odeur caractéristique. Les éclairs des
décharges retentissaient. Ça court-circuitait. Les
panneaux de la tranche n° 4 s'éteignirent immédiatement
sur les tableaux de dosimétrie et cessèrent de fonctionner.
Que se passait-il dans la tranche ? Quelle était le niveau
de rayonnements ? je n'en savais rien. La signalisation d'urgence
clignotait sur les panneaux du réacteur n° 3 (la tranche
disposait d'un tableau commun). Les indicateurs de tous les appareils
butaient au maximum. J'appuyai sur l'interrupteur de la salle
de commande, mais le commutateur ne fonctionnait pas.
Je ne parvenais pas à joindre Akimov. Par le téléphone
urbain je signalai ce qui se passait à Samoïlenko,
chef de quart du service de radioprotection qui se trouvait au
tableau de contrôle de la radioprotection de la tranche
n° 1. Il appela Krasnojon et Kaploun à la direction
du service de la radioprotection. J'essayai d'évaluer le
niveau des rayonnements dans le local, dans le couloir, derrière
la porte. Mais il n'y avait qu'un radiamètre pour 1000
microroentgens/s et son indicateur butait à l'extrémité
de l'échelle de mesure. J'avais un autre appareil de 1000 roentgens
/ h mais lorsque je l'ai branché, comme par un fait exprès,
il a brûlé. Je suis alors allé à la
salle de commande voir Akimov. Tout au long du chemin, l'indicateur
de mon dosimètre butait à l'extrémité
de son échelle de mesure, à savoir 1000 microroentgens
/ s. Il y avait probablement 4 roentgens / h. On pouvait donc
travailler pendant environ 5 heures. Bien sûr, ces calculs
s'appliquaient à une situation d'urgence. Akimov me demanda
d'aller mesurer les rayonnements dans toute la tranche. Je montai
au niveau + 27 par les escaliers mais m'arrêtai là.
L'indicateur de l'appareil était partout au maximum de
son échelle de mesure. Piotr Palamartchouk est arrivé
et nous sommes partis ensemble au bâtiment 604 à
la recherche de Volodia Chachenok... »
A ce moment, dans la salle des machines, au niveau 0, le feu prend
en plusieurs endroits. Le revêtement craque, des morceaux
incandescents de combustible et de graphite tombent par terre
et sur le matériel. La conduite d'huile se rompt, l'huile
s'enflamme. Une vanne sur l'aspiration de la pompe d'alimentation
se casse. L'eau radioactive bouillante gicle vers le puisard des
condensats. Le bac d'huile de la turbine et l'hydrogène
du générateur peuvent exploser à tout instant.
Il faut agir...
Laissons quelques instants
la salle des turbines où les opérateurs, au prix
de leurs vies, accomplissent des miracles et empêchent que
le feu ne se propage aux autres tranches. C'est un véritable
exploit. Pas moindre que celui des pompiers...
Dix jours après avoir pénétré
dans le réacteur en feu, un des pompiers brûlés
par les radiations que le spécialiste américain
des greffes de moëlle osseuse Robert P. Gale tente de sauver.
Sur 13 gréffés, deux ont semble-t-il survécu...
au moins à cour terme. (Photos de Robert P. Gale)
A ce moment, les stagiaires Proskouriakov et
Koudriavtsev prennent le couloir du dégazeur et, par habitude,
tournent à droite, vers l'ascenseur du bâtiment des
auxiliaires nucléaires du réacteur. Ils s'aperçoivent
alors que la cage de l'ascenseur est détruite et que l'ascenseur,
défoncé par une force invisible, gît sur les
débris des structures. Ils rebroussent chemin en direction
des escaliers. Subitement, une odeur d'ozone se répand,
comme après l'orage, mais plus forte. Ils éternuent,
mais se mettent tout de même à monter...
Perevoztchenko fait irruption à leur suite dans le couloir
du dégazeur. Il a prévenu Akimov et Diatlov qu'il
part chercher ses hommes. Il craint qu'ils ne soient sous les
décombres. Il court vers les fenêtres aux vitres
brisées pour regarder dehors. Les rayonnements frappent
son corps de plein fouet. Une odeur extrêmement forte s'exhale.
Dehors, il fait nuit. Tout près, le toit brûlant
du dégazeur et l'incendie rougeoient dans le ciel noir.
En principe, s'il n'y a pas de vent, on ne sent pas l'air. Pourtant,
Perevoztchenko est transpercé par la pression des rayons
invisibles. Il est saisi d'une panique folle venue des tréfonds
de son être. Mais plus que tout, il s'angoisse au sujet
de ses camarades. Il avance encore la tête, jette un coup
d'oeil à droite : le réacteur est détruit.
Auprès des murs des bâtiments des pompes de circulation
primaire, dans l'obscurité, gisent les décombres
des structures, des tuyauteries et du matériel cassé.
Et plus haut ?... Il lève la tête. Plus de locaux
de séparateurs. Le hall central a donc explosé.
Au loin, on aperçoit des foyers d'incendie. Ils sont nombreux...
« Oh! je n'ai rien pour me protéger... Absolument
rien... », se dit-il agité, respirant à pleine
poitrine un air rempli de radionucléides. Ses poumons en
feu le brûlent. Le premier abattement est passé.
Perevoztchenko ressent dans sa poitrine, au visage et dans son
corps une fièvre intérieure. Il a l'impression de
se consumer. Au feu! au feu! « Qu'est-ce qu'on a bien pu
faire, se demande-t-il. Les gars vont mourir... Kourghouz
et Guenrikh sont dans le hall central où l'explosion a
eu lieu... Valeri Khodemtchouk dans les casemates des pompes primaires
principales... et Volodia Chachenok dans le local d'instrumentation,
sous le bloc d'alimentation du réacteur... Où aller,
qui chercher en premier ?... »
Il faut avant tout se renseigner sur le niveau du rayonnement.
Glissant sur les éclats de verre, Perevoztchenko court
en direction du tableau de contrôle de radioprotection où
se trouve Gorbatchenko. Le dosimétriste est blême
mais il maîtrise ses émotions.
- Quel est le niveau, Kolia ? lui demande Perevoztchenko
dont le visage a déjà
pris une teinte brune [à cause du
rayonnement].
- Eh bien voilà... L'aiguille reste bloquée au maximum
: 1000 microroentgens/s, les panneaux de la tranche n° 4 se
sont éteints...
Gorbatchenko sourit d'un air coupable :
- Disons qu'il y a environ 4 roentgens / h, mais en vérité
il y en a beaucoup plus...
- Vous n'êtes même pas foutus de faire marcher les
appareils ?
- Il y avait bien un appareil pour 1000 roentgens, mais il a brûlé.
Le deuxième est dans le coffre. C'est Krasnojon qui a la
clé. J'ai regardé, le coffre est enfoui sous les
débris, hors de portée... Tu sais bien ce qu'il
en est. Personne n'a jamais sérieusement pensé qu'un
accident aussi grave pouvait se produire. On n'y croyait pas...
Je vais maintenant avec Palamartchouk chercher Chachenok. Le 604
ne répond pas...
Perevoztchenko quitte le tableau de dosimétrie et, calculant
que c'est le plus rapide, il s'élance vers l'installation
des pompes de circulation primaires, où Valeri Khodemtchouk
se trouvait avant l'explosion.
Piotr Palamartchouk, chef du laboratoire de l'entreprise chargée
de la mise en service de Tchernobyl, se précipite de la
salle des commandes vers le tableau de dosimétrie. L'équipe
qu'il dirige est chargée de relever les caractéristiques
et les paramètres de divers systèmes, pendant que
le rotor tourne sur son inertie. Il est désormais clair
qu'à 604, Chachenok ne répond pas. Qu'est-ce qui
est arrivé? Ce local est vital. C'est là que commutent
les lignes d'instrumentation venant des principaux systèmes
de canaux qui actionnent les capteurs. Et si les membranes avaient
éclaté... ? La vapeur s'élève à
300°, l'eau est surchauffée... Chachenok ne répond
pas aux appels. Le récepteur sonne sans arrêt dans
le vide. L'écouteur a dû être arraché
du téléphone. Cinq minutes avant l'explosion, la
liaison était parfaite.
Palamartchouk et Gorbatchenko courent vers les escaliers.
- Je vais chercher Khodemtchouk, crie Perevoztchenko en les voyant
faire irruption du couloir du dégazeur et foncer vers le
bloc détruit du réacteur.
Le combustible et le graphite du réacteur sont répandus
partout. Palamartchouk et Gorbatchenko montent par l'escalier
au niveau 24 (+ 24 mètres au-dessus du sol) et Perevoztchenko
s'engage dans le petit couloir au niveau 10 en direction du bâtiment
détruit des pompes de circulation principales...
A ce moment-là, les jeunes stagiaires
Koudriavtsev et Proskouriakov s'approchent, se frayant un passage
à travers les décombres, vers le niveau 36, où
se situe la salle du réacteur. En haut, amplifiés
par l'écho de la cage d'ascenseur, on entend le crépitement
du feu, les cris des pompiers venant du toit de la salle des machines
et, tout près, de la plaque tubulaire du réacteur.
« Ça brûle, là-bas aussi?... »,
se demandent-ils.
Au niveau 36, tout est détruit. A travers les débris
et les amoncellements des structures, les stagiaires pénètrent
dans le grand local de ventilation, séparé de la
salle du réacteur par un mur monolithique désormais
effondré. On voit bien que l'explosion a arrondi le hall
central, comme une grosse boule. Elle â ensuite arraché
la partie supérieure et le mur est resté incurvé
avec des débris de métal recourbés qui dépassent.
Par endroits, le béton s'émiette, laissant voir
le treillis à nu. Les gars restent plantés là
quelque temps, terrifiés, reconnaissant à peine
les locaux qui leur étaient si familiers. Une espèce
d'euphorie les envahit, peu commune et incompréhensible
dans un tel malheur. Pourtant, leurs poumons les brûlent
atrocement, leurs tempes battent et leurs paupières piquent.
Ils ont l'impression qu'on y a injecté de l'acide chlorhydrique.
Ils passent le long du couloir, dans l'axe 50-52, et, glissant
sur les débris de verre, ils se dirigent vers l'entrée
du hall central qui est située à proximité
du mur du fond, dans la rangée R.
Le couloir est étroit, jonché de débris de
structures, d'éclats de verre. Au-dessus de leurs têtes,
s'étend le ciel nocturne dans lequel l'incendie rougeoie.
L'air est enfumé, il exhale une odeur de brûlé,
âcre et étouffante, et par-dessus tout, ils ont la
sensation que l'air recèle une autre force, devenue pulsante,
dense et d'une chaleur étouffante. Cette puissante radiation
nucléaire a ionisé l'air, désormais ressenti
comme un nouveau milieu, terrifiant et inadapté à
la vie humaine.
Sans masques ni vêtements de protection, ils s'approchent
de l'entrée du hall central, passent devant trois portes
grandes ouvertes et entrent dans la salle du réacteur qui
n'existe plus, et où s'amoncellent des débris informes
et des éclats. Les
lances à incendie sont dirigées vers le réacteur.
De l'eau coule des tuyaux, mais il n'y a déjà plus
personne. Les pompiers sont partis il y a quelques minutes, à
moitié évanouis, perdant leurs dernières
forces.
Proskouriakov et Koudriavtsev sont en fait au coeur même
de l'explosion nucléaire (du point de vue du niveau des
rayonnements). N'en croyant pas leurs yeux, ils se demandent où
est le réacteur. Il n'a quand même pas pu exploser...
La plaque ronde de la protection biologique supérieure
repose légèrement inclinée sur la cavité
du réacteur. Des tronçons de tubes d'acier inoxydable
dépassent de tous les côtés (il s'agit du
système de contrôle de l'intégrité
des canaux de combustible). Les structures des murs détruits
pendent, déformés, de tous les côtés.
L'explosion a donc soufflé la plaque qui s'est inclinée,
et est retombée sur le réacteur. Une flamme rouge
et bleu sort avec un hurlement assourdissant du ventre du réacteur
détruit. Le tirant semble élevé. L'air souffle
au travers. Un coup de
chaleur nucléaire d'une activité de 30 000 roentgens
/ h frappe les visages des stagiaires. Par réflexe, ils
se cachent le visage avec les mains, comme pour se protéger
du soleil. Il est tout à fait évident
qu'il n'y a plus de barres absorbantes. Elles sont, semble-t-il,
en orbite autour de la Terre. On ne peut donc rien insérer
dans le coeur. Rien...
Proskouriakov et Koudriavtsev
sont restés près du réacteur environ une
minute, repassant dans leur mémoire le fil des événements.
Cela leur a suffi pour recevoir une dose mortelle (tous deux sont
morts dans des souffrances atroces à la clinique n°
6 de Moscou).
Ils empruntent le même chemin pour revenir au niveau 10.
Un abattement profond, une panique intérieure succèdent à leur euphorie
nucléaire. Ils entrent dans le bâtiment
de la salle de commande et rendent compte de la situation à
Akimov et Diatlov. Leurs
visages et leurs mains sont marron foncé. Le service médical
constatera par la suite que, sous leurs vêtements, leur
peau est de la même couleur...
- Il n'y a plus de hall central, dit Proskouriakov; l'explosion
a tout détruit, il n'y a plus de toit, le ciel est audessus
de nos têtes, le réacteur brûle...
- Vous êtes des rustres, vous n'avez rien compris..., leur
répond Diatlov sur un ton sourd, en traînant les
mots. C'est quelque chose qui a brûlé par terre,
et vous, vous avez cru que c'était le réacteur.
Le mélange détonant a explosé dans le réservoir
de secours du système de commande de la protection, ça
a soufflé la dalle. Vous savez bien que le réservoir
est situé au niveau 70, près du mur du fond du hall
central... C'est ça... Ça n'a rien d'étonnant.
Le réservoir fait 110 m3, ce n'est pas rien, donc... Cette
explosion aurait pu souffler non seulement la dalle mais aussi
toute la tranche... Il
faut sauver le réacteur, il est intact... Il faut alimenter
le coeur en eau.
La fable est née : le réacteur est intact. C'est
le réservoir d'eau de secours du système de commande
de la protection qui a explosé. Il faut alimenter le réacteur
en eau.
Cette fable a été rapportée à Brioukhanov
et à Fomine, et elle est parvenue à Moscou. Elle
est à l'origine des mesures inutiles, superflues et même
néfastes qui ont aggravé la situation à la
centrale et augmenté le nombre de morts...
Proskouriakov et Koudriavtsev sont expédiés au service
médical. Quinze minutes plus tôt, on y a envoyé
Kourghouz et Guenrikh, les opérateurs de la salle du réacteur,
qui s'y trouvaient au moment des explosions. Ces derniers venaient
d'inspecter le hall central et, assis à leurs postes de
travail, ils attendaient l'arrivée de Perevoztchenko qui
devait leur donner des instructions pour le quart. A peu près
4 minutes avant l'explosion, Oleg Guenrikh dit à Anatoli
Kourghouz qu'il se sentait fatigué et qu'il allait dormir
un peu. Il entra donc dans un cagibi attenant, d'une surface de
6 m2, où il y avait un lit de camp. Guenrikh ferma la porte
et se coucha.
Anatoli Kourghouz s'assit à sa table de travail pour rédiger
son journal de bord. Trois portes ouvertes le séparaient
du hall central. Lorsque le réacteur a explosé,
la vapeur hautement radioactive et le combustible se sont déversés
dans le local où il travaillait. Pris dans l'enfer atroce
des flammes, il se jeta vers la porte pour la fermer et cria à
Guenrikh :
- On cuit ! C'est atroce !
Guenrikh sauta de son lit, fonça pour ouvrir la porte,
l'entrouvrit, mais la chaleur qui se dégageait était
si insupportable qu'il abandonna, il se jeta instinctivement sur
le sol plastifié, où il faisait un tout petit peu
moins chaud et il cria à Kourghouz :
- Tolia, couche-toi ! En bas, c'est moins chaud ! Kourghouz entra
dans le réduit près de Guenrikh, et tous deux se
couchèrent par terre.
- Ici on arrivait au moins à respirer. On n'étouffait
pas autant, dira Guenrikh par la suite.
Ils attendirent trois minutes. La chaleur commençait à
diminuer (en effet, le ciel s'était ouvert au-dessus de
leurs têtes). Ils sortirent ensuite dans le couloir (axe
50-52). La peau du visage et des mains de Kourghouz était
cuite. Elle pendait en lambeaux, laissant le sang couler à
flots. Ils ne se dirigèrent pas vers les escaliers qu'allaient
bientôt prendre les stagiaires Proskouriakov et Koudriavtzev,
mais dans le sens opposé, vers « l'escalier propre
» et descendirent au niveau 10. S'ils avaient rencontré
les stagiaires, ils leur auraient certainement dit de rebrousser
chemin, leur sauvant ainsi la vie. Mais les choses se sont déroulées
autrement.
Simekonov et Simonenko, les opérateurs
du circuit de gaz, emboîtèrent le pas à Guenrikh
et Kourghouz, en direction de la salle de commande, au niveau
12. Ils se dirigèrent tous les quatre vers la salle de
commande n° 4. Kourghouz se sentait très mal, il dégoulinait
de sang. Comment l'aider? Sous les vêtements aussi, sa peau
formait des cloques. Tout ce qui l'effleurait lui faisait atrocement
mal. D'où tirait-il la force de marcher? Guenrikh était
moins brûlé. Le petit cagibi clos l'avait sauvé.
Mais les deux hommes ont
reçu 600 roentgens... Ils avançaient dans
le couloir du dégazeur, lorsque Diatlov sortit de la salle
de commande et se précipita vers eux :
- Allez vite au service médical !
Pour arriver à l'infirmerie située dans le bloc
administratif de la tranche n° 1, il fallait marcher 450 à
500 mètres, en passant par le couloir du dégazeur.
- Tu pourras y arriver, Tolia ? demandèrent les gars à
Kourghouz.
- Je ne sais pas... Non, certainement pas, j'ai mal partout...
Tout me fait mal...
Ils ont bien fait de ne pas y aller. L'infirmerie de la tranche
n° 1 était fermée. L'aide-médecin de
l'infirmerie de la tranche n° 2 était une fois de plus
absent. Il était si sûr de lui, le camarade Brioukhanov.
Le danger, ça n'existe pas ! Belle illustration de cette
époque de stagnation.
Ils appellent des secours médicaux au bloc administratif
de la tranche n° 2, descendent au niveau 0, défoncent
la vitre de la fenêtre restée par miracle intacte,
et sortent.
Diatlov fait plusieurs aller et retour en courant jusqu'à
la salle de commande de la tranche n° 3, et donne l'ordre
à Bagdassarov d'arrêter le réacteur. Bagdassarov
demande à Brioukhanov et Fomine s'il peut arrêter
le réacteur n° 3, mais il n'obtient pas l'autorisation.
Les opérateurs du hall central de la tranche n° 3 annoncent
à leur chef que la signalisation sonore et lumineuse d'urgence
s'est enclenchée. C'est donc que la radioactivité
a dû brusquement augmenter... Ils ne savent pas encore que
le combustible et le graphite rejetés par l'explosion sur
le toit du hall central n° 3 se propagent à travers
la dalle de béton...
De retour dans la salle de commande de la tranche n° 4, Diatlov
ordonne à Akimov :
- Fais venir l'équipe de jour de tous les services. Tous
à la tranchée accidentée. Surtout les électriciens,
Leletchenko. Il faut isoler l'arrivée de l'hydrogène
de la salle d'électrolyse vers le générateur
n° 8. Eux seuls savent le faire. Fais vite ! Je vais faire
le tour du bâtiment... Davletbaiev fait plusieurs fois en
courant l'aller et retour entre la salle des turbines et le local
de la salle de commande pour tenir ses supérieurs au courant
de la situation. Ça grouille de monde. Samoïlenko,
le dosimétriste, prend un appareil et le passe sur Davletbaiev
:
- L'aiguille bute partout au maximum ! File te changer !
Comme par un fait exprès, l'armoire qui contient les vêtements
de protection est verrouillée. Ils partent chercher Brajnik,
un hercule, pour qu'il casse l'armoire avec une barre de métal.
Akimov ordonne à Stoliartchouk et à Boussyguine,
le machiniste, de mettre en route les pompes pour alimenter le
réacteur en eau...
- Alexandre Fiodorovitch ! s'écrie Davletbaiev, il n'y
a pas de courant, le matériel ne fonctionne pas ! Appelez
d'urgence les électriciens pour qu'ils mettent en marche
le poste de transformation. Je ne sais pas comment ils vont faire.
Les câbles de liaison sont arrachés. Partout les
courtscircuits jettent des éclairs. Une lueur ultraviolette
luit au niveau 0 près des pompes d'alimentation. Le combustible
et les courts-circuits font un véritable feu d'artifice...
- Lielietchenko va tout de suite arriver avec ses colosses !
Davletbaiev plonge à nouveau dans l'enfer de la salle des
turbines. Au niveau 0, Tormozine enfonce des embouts en bois dans
les trous des conduites d'huile. Pour que cela soit plus facile,
il s'assied sur la tuyauterie et se brûle les fesses. Davletbaiev
se précipite vers les décombres de la turbine n°
7, mais il ne peut approcher. Le linoléum glisse terriblement,
il est couvert d'huile.
Tormozine branche le système d'aspersion. La turbine est
enveloppée d'un nuage de vapeur. Du pupitre, on débranche
la conduite d'huile...
Près de la turbine n° 7, se trouve une cabine téléphonique
d'où les machinistes communiquent sans relâche avec
la salle de commande. En
face de la cabine, derrière la fenêtre, sur le cinquième
transformateur, gît un morceau de combustible dont personne
ne se méfie. Il irradie à mort Pertchouk, Verchinine,
Brajnik, Novik...
A ce moment, dans le local de la salle de commande, Guennadi Metlienko,
le chef de l'expérience électrique ratée,
tourne en rond. Akimov le remarque enfin et lui dit :
- Sois chic, va dans la salle des turbines, aide à tourner
les vannes. Tout est coupé.
Il faut au moins quatre heures pour les ouvrir ou les fermer,
à la main, le diamètre est énorme...
Homme maigre, de petite taille, au visage décharné
et au nez pointu, le représentant de « Dontechenergo
» accourt dans la salle des turbines. La tragédie
a commencé au niveau 0. La conduite d'huile de la turbine
s'est rompue sous le choc de la dalle. L'huile chaude a jailli
à l'extérieur et s'est enflammée au contact
des morceaux de combustible nucléaire incandescents. Le
machiniste Verchinine a éteint le feu. Il s'est précipité
pour aider ses camarades et éviter que le bac d'huile ne
prenne feu et n'explose. Brajnik, Pertchouk, Tormozine
ont éteint les foyers d'incendie ailleurs. Le combustible
radioactif et le graphite se sont répandus partout, tombant
dans la salle des turbines à travers la brèche du
toit. Odeur de brûlé, rayonnements, air fortement
ionisé, cendres nucléaires noires provenant du graphite
incandescent et du toit en bitume qui brûle en haut. Un
morceau de la dalle de recouvrement a cassé la bride d'une
des pompes d'alimentation de secours. Il faut la déconnecter
des conduites d'aspiration et de refoulement des dégazeurs.
Tourner les vannes à la main exige au moins quatre heures.
Il faut préparer l'autre pompe pour alimenter le réacteur.
Là aussi, il faut tourner les vannes à la main,
les champs de rayonnement
au niveau de la salle des turbines oscillent entre 500 et 15 000
roentgens / h. Metlienko est renvoyé
à la salle de commande.
- On se débrouillera ! Ne reste pas dans nos pattes !
Avec l'aide des électriciens du quart d'Akimov, Davletbaiev
essaie de remplacer l'hydrogène du générateur
par de l'azote pour éviter l'explosion. Ils vident l'huile
des bacs de la turbine dans les réservoirs de secours situés
à l'extérieur de la tranche. Les bacs d'huile sont
noyés d'eau...
Dans cette nuit fatale
du 26 avril 1986, les spécialistes des turbines ont accompli
un exploit remarquable. Sans leur intervention, les flammes auraient
gagné toute la salle des turbines, le toit se serait effondré
et l'incendie se serait propagé aux autres réacteurs,
risquant de les détruire tous les quatre. Il est difficile
d'en imaginer les conséquences...
Après avoir éteint l'incendie
du toit, les pompiers de Teliatnikov pénètrent à 5 heures du matin
dans la salle des machines où la deuxième pompe
est enclenchée, prête à alimenter le réacteur
qui n'existe déjà plus. Akimov et Diatlov supposent
que l'eau est injectée dans le réacteur, mais ce
n'est pas le cas. En effet, toutes les tuyauteries inférieures
s'étant rompues sous l'effet de l'explosion, l'eau coule
en fait sous le réacteur où s'est répandu
le combustible nucléaire irradié. Fortement radioactive
car mélangée au combustible, l'eau se déverse dans les niveaux inférieurs
du dégazeur, inondant les câbles souterrains et les
installations électriques, provoquant des courts-circuits
et menaçant de couper l'alimentation électrique
des autres réacteurs qui fonctionnent toujours. Précisons
que tous les réacteurs de la centrale de Tchernobyl sont
reliés entre eux par le dégazeur où passent
les principaux chemins des câbles...
A 5 heures du matin, Davletbaiev, Boussyguine, Korneev, Brajnik,
Tormozine, Verchinine, Novik et Pertchouk, qui ont vomi à
plusieurs reprises et se sentent très mal, sont expédiés
au service médical. Davletbaiev,
Tormozine, Boussyguine et Korneev ont reçu environ 350
roentgens. Ils survivront. Brajnik, Pertchouk, Verchinine et Novik ont reçu 1000 rads et plus. Ils mourront
à Moscou dans des souffrances intolérables...
Revenons au début de l'accident pour suivre Valeri Perevoztchenko
sur le chemin de la mort. Décidé à sauver
ses hommes, il se lance à la recherche de Khodemtchouk.
Son courage et son sens du devoir l'emmèneront au coeur
de l'enfer...
Palamartchouk et Gorbatchenko se fraient en même temps un
passage à travers les décombres vers le niveau 24
dans le local 604, celui de l'instrumentation, où Volodia
Chachenok ne donne aucun signe de vie.
« Qu'est-ce qui lui est arrivé?... Pourvu qu'il soit
en vie... », se dit Palamartchouk.
Les détonations terrifiantes des explosions ont laissé
place au silence. Les deux hommes entendent au loin, à
travers les décombres, le crépitement et le vrombissement
des flammes sur le toit brûlant de la salle des machines,
les exclamations stridentes des équipes de pompiers qui
combattent l'incendie, le râle essoufflé du réacteur
détruit où brûle le graphite et, plus près,
le chuintement de l'eau radioactive qui ruisselle Dieu sait où,
en haut ou en bas, semblable à un torrent ou à la
pluie qui tombe, le sifflement ralenti de la vapeur radioactive,
et l'air... L'air a pris une consistance inhabituelle, plus épaisse;
il exhale un gaz fortement ionisé, une odeur âcre
d'ozone; les deux hommes ont la gorge et les poumons en feu, ils
toussent à s'en étouffer, les yeux les piquent atrocement...
Ils courent sans masque dans l'obscurité complète,
s'éclairant avec leurs seules lampes de poche.
Quant à Perevoztchenko, il s'engage dans le petit couloir
au niveau 10, en direction des locaux de l'instrumentation où
se trouvait Valeri Khodemtchouk.
Il s'arrête net : les locaux n'existent plus. En haut, le
ciel, les lueurs des flammes crépitantes au-dessus de la
salle des machines, et devant lui, un amoncellement de gravats
et de morceaux épars de matériel et de conduites
distordues.
Les décombres sont
eux aussi remplis de graphite et de combustible qui « exhalent
» au moins 10 000 roentgens / h.
Abasourdi, Perevoztchenko balaie tous les gravats de sa lampe.
Une pensée étrange lui traverse l'esprit : est-il
possible qu'il soit là?... Puis la volonté tenace
de retrouver et de sauver Valeri à tout prix reprend le
dessus. Il tend l'oreille et s'efforce de capter une faible voix
ou un gémissement humain...
Et là-haut, il y a Guenrikh, Kourghouz. Là où
l'explosion a eu lieu. Il va les sauver eux aussi. Absolument...
Ce sont ses hommes. Il ne les abandonnera pas.
Le temps passe. Chaque seconde, chaque minute supplémentaire
est fatale. Le chef d'équipe
du service du réacteur absorbe continuellement des roentgens
et son bronzage nucléaire fonce de plus en plus dans la
nuit noire : son visage, ses mains, tout son corps bronzent sous
les vêtements. Et brûlent, brûlent. Tout son
être brûle...
- Valeri-i ! crie Perevoztchenko de toutes ses forces. Valeri-i
! Réponds ! Je suis là-à ! N'aie pas peur!
On te sauvera-a !
Il fonce tout droit dans les décombres, grimpe sur les
éboulis, scrute minutieusement les fentes à travers
les structures détruites, se brûlant les mains au
contact des morceaux de combustible et de graphite auxquels il
se heurte par mégarde dans l'obscurité.
Il tend l'oreille, s'efforce de capter un gémissement,
un murmure, mais en vain... Qu'importe, il cherche, se heurte
aux crochets saillants de l'armature et aux éclats tranchants
de la maçonnerie, se fraie un passage vers le local 304
: il n'y a personne...
«Valeri était de garde à l'autre bout... Son
poste se trouvait là-bas. »
Perevoztchenko repart à l'opposé, se faufilant à
travers les décombres et cherche... En vain.
- Valeri-i ! i-i ! Perevoztchenko crie, levant les bras au ciel
et tapant des poings.
- Valeri-i, mon petit! Des
larmes d'impuissance et d'amertume coulent sur ses joues gonflées,
calcinées par les rayonnements.
- Qu'est-ce qui se passe? Khodemtchouk ! Réponds !
Pas de réponse. Les lueurs du feu crépitant dans
la nuit noire sur le toit de la salle des machines illuminent
le visage de Perevoztchenko, tandis que retentissent au loin les voix des pompiers, stridentes,
semblables aux cris désespérés d'oiseaux
blessés. Là-bas aussi, les gens luttent contre la
mort qui s'insinue dans leur corps. Éreinté
par les rayonnements, Perevoztchenko rebrousse chemin à
travers les décombres, titube vers les escaliers et monte
au niveau 36, vers le hall central, et se rend à l'endroit
où Kourghouz et Guenrikh ont failli être happés
par l'enfer nucléaire et le feu...
Il ne sait pas que quelques instants auparavant, ces deux hommes
ont par miracle échappé à l'explosion et
que, fortement irradiés et brûlés par la vapeur
radioactive, ils ont quitté ce coin maudit pour descendre
par l'escalier « propre » vers le niveau 10. Ils seront
ensuite expédiés au service médical.
Perevoztchenko suit le chemin déjà emprunté
par ses deux stagiaires, entre dans la petite salle des opérateurs
désertée, puis pénètre dans le hall
central où le réacteur qui vrombit sous le feu lui
envoie une bonne dose supplémentaire de radioactivité.
Physicien compétent,
Perevoztchenko comprend que le réacteur n'existe plus,
qu'il s'est transformé en un gigantesque volcan nucléaire
que l'eau ne pourra éteindre puisque l'explosion a arraché
les conduites inférieures. Il comprend aussi qu'Akimov,
Toptounov et les gars de la salle des machines qui sont en train
de mettre en route les pompes d'alimentation mourront en vain.
Cela ne sert plus à rien d'injecter de l'eau dans le réacteur...
Il faut évacuer les hommes, sauver le personnel. C'est
la seule chose à faire.
En descendant les escaliers, Perevoztchenko est pris de nausées,
de vertiges ; par moments, il perd conscience, puis reprend ses
esprits, se relève et marche, marche. Arrivé dans
la salle de commande, il dit à Akimov :
- Le réacteur est détruit, Sacha... Il faut évacuer
le personnel...
- Le réacteur est intact! Nous l'alimentons en eau ! rétorque
Akimov avec emportement. Nous n'avons commis aucune erreur...
File au centre médical, Valeri, tu n'as pas l'air d'aller
bien... Tu t'es trompé, je t'assure... Ce n'est pas le
réacteur, ce sont les constructions, les armatures qui
brûlent. On éteindra l'incendie...
A l'instant même
où Perevoztchenko cherche Khodemtchouk enfoui dans les
décombres, Piotr Palamartchouk et Nikolaï Gorbatchenko,
le dosimétriste, escaladent à grand-peine les décombres
et les gravats, atteignent le niveau 24 du réacteur et
pénètrent enfin dans les locaux de l'instrumentation
où se trouvait Vladimir Chachenok au moment de l'explosion.
Ils aperçoivent leur camarade sous les débris de
la salle 604, écrasé par une poutre et fortement
brûlé par la vapeur et l'eau chaude. On constatera
plus tard qu'il a une fracture de la colonne vertébrale
et des côtes cassées : mais en attendant, il s'agit
de le sauver...
Juste avant l'explosion, lorsque la pression du circuit est montée
avec un gradient de 15 atm/s et que les tuyauteries et les capteurs
ont été arrachés, laissant échapper
de la vapeur radioactive et de l'eau en ébullition, un
morceau de maçonnerie est tombé sur Chachenok
qui a perdu connaissance.
Sa peau est totalement cuite par la chaleur et les rayonnements.
Ses camarades le dégagent des décombres.
Palamartchouk, s'efforçant de ne pas trop le faire souffrir,
le traîne sur le dos avec l'aide de Gorbatchenko. Se frayant
à grand-peine un passage à travers les débris
de béton et de tuyauterie, ils portent Chachenok jusqu'au
niveau 10. De là, Palamartchouk et Gorbatchenko se relaient
pour le porter à travers le couloir du dégazeur
(d'environ 450 m de long) vers l'infirmerie du bâtiment
administratif de la tranche n° 1. Ils trouvent porte close.
Ils appellent des secours d'urgence. Au bout de 10 minutes, l'aide-médecin,
Sacha Skatchok arrive et repart avec Chachenok au centre médical.
Le pédiatre Belokon
arrive sur ces entrefaites dans son ambulance et assurera la garde
jusqu'au matin, avant d'être lui-même hospitalisé...
En traînant leur camarade, Palamartchouk et Gorbatchenko
ont également été fortement irradiés.
Ils partent aussitôt après au centre médical.
Gorbatchenko a eu le temps de mesurer le
niveau de rayonnement gamma dans la tranche, de fouiller les recoins
de la salle des machines et d'inspecter l'extérieur de
la tranche. Tout cela pour rien... Son appareil n'étant
conçu que pour un maximum de 3,6 roentgens, il lui était
impossible de mesurer les champs de rayonnement excessif de la
tranche. Il n'a pu intervenir à temps pour sauver la vie
de ses autres camarades...
A 2 h 30 du matin, Viktor Petrovitch
Brioukhanov, le directeur général de la centrale,
arrive à la salle de commande n° 4, le teint gris poudreux,
l'air désemparé, quasi absent.
- Qu'est-ce qui se passe? demande-t-il à Akimov d'une voix
angoissée.
Dans la salle de commande n° 4, l'activité de l'air
atteint 3 à 5 roentgens / h et même plus, au-dessus
des décombres.
Akimov dit qu'un grave accident nucléaire s'est probablement
produit, mais que le réacteur doit être intact. L'incendie
de la salle des machines est pratiquement circonscrit, les pompiers
du commandant Teliatnikov combattent celui
du toit et l'on prépare la deuxième pompe d'alimentation
de secours. Leletchenko et ses hommes n'ont plus qu'à brancher
l'alimentation électrique. Le transformateur s'est déconnecté
du bloc de protection contre les courts-circuits...
- Vous dites qu'un grave accident radiologique s'est produit,
mais si le réacteur est intact... Quel est le niveau de
la radioactivité dans la tranche en ce moment?
- Le radiamètre de Gorbatchenko indique 1000 microroentgens/s...
- Eh bien ! ce n'est pas énorme, dit Brioukhanov, un peu
plus calme.
Akimov s'empresse d'acquiescer.
- Est-ce que je peux dire à Moscou que le réacteur
est intact ? demande Brioukhanov.
- Oui, répond Akimov avec assurance.
Brioukhanov se rend à son bureau, d'où, à
3 heures du matin, il téléphone au domicile de Vladimir
Vassilievitch Maryine, responsable du secteur de l'énergie
nucléaire au Comité central du Parti.
A ce moment, S. S. Vorobiev, chef de l'état-major de la
défense civile de la centrale arrive dans la tranche accidentée,
muni d'un radiamètre ayant une échelle de mesure
de 250 roentgens, ce qui permet de faire des mesures plus précises.
Il traverse le couloir du dégazeur et va voir les décombres
de la salle des machines. Il comprend vite que la situation est
extrêmement grave. Dans divers endroits de la tranche, l'aiguille
du radiamètre sort de l'échelle de 250 roentgens.
Vorobiev rend compte de la situation à Brioukhanov.
- Ton appareil marche mal, lui rétorque ce dernier : une
radioactivité aussi élevée, c'est impossible.
Tu comprends? Débrouille-toi, pour que ton appareil marche
ou jette-le aux ordures...
- L'appareil marche, dit Vorobiev.
A 4 heures du matin, Fomine,
l'ingénieur en chef, arrive à la salle de commande.
On avait essayé en vain de le joindre à son domicile.
Pour des raisons obscures, il ne répondait pas au téléphone
; on ne put tirer de sa femme que des grognements incompréhensibles.
Quelqu'un dit qu'il était peut-être parti à
la pêche. Les gens avaient leur petite idée en tête...
Fomine demande qu'on lui explique la situation.
Akimov s'exécute, en s'arrêtant longuement sur le
déroulement des opérations qui ont précédé
l'explosion.
- Nous n'avons commis aucune erreur, Nikolai Maximovitch. Je n'ai
rien à reprocher au personnel de quart. Au moment où
j'ai appuyé sur le bouton AU 5, la réserve effective
de réactivité était de 18 barres. C'est l'explosion
du réservoir de 110 m3 qui injecte de l'eau en cas d'urgence
dans le système de commande de la protection dans le hall
central, au niveau + 71 m, qui a provoqué les destructions...
- Est-ce que le réacteur est intact? demande Fomine, de
sa belle voix de basse.
- Oui, absolument! répond Akimov avec assurance.
- Continuez d'injecter de l'eau dans le coeur.
- La pompe de secours alimente maintenant le réacteur à
partir des dégazeurs.
Fomine s'éloigne. C'est une bête traquée.
Des moments de panique noire durant lesquels il est persuadé
que tout est fini alternent chez lui avec la conviction qu'il
tiendra le coup. Il ne tiendra pas le coup. Il sera le premier
à craquer sous le poids colossal d'un sentiment de culpabilité
qui écrasera sa faible personnalité : son assurance
d'antan était factice, elle ne reflétait que fierté
et vanité...
Après avoir ordonné à
2 heures du matin à Akimov d'alimenter le réacteur
en eau, Anatoli Diatlov quitte la salle de commande et s'engage
dans les escaliers avec le dosimétriste. Le sol est jonché
de blocs de graphite, de morceaux de structures et de combustible.
L'air épais vibre. C'est ainsi qu'on ressent le plasma
ionisé hautement radioactif.
- Quel est le niveau de radioactivité? demande Diatlov
au dosimétriste.
- L'aiguille bute partout au maximum, Anatoli Stepanovitch...,
répond ce dernier, pris d'une quinte de toux. Ah diable
! J'ai la gorge toute sèche... A 1000 microroentgens/s,
l'aiguille sort de l'échelle de mesure...
- Bande de bons à rien!... Vous n'êtes pas fichus
d'avoir des appareils corrects ! A quoi vous jouez !...
- Qui donc aurait pu penser qu'il y aurait un jour des niveaux
de rayonnement si élevés ? ! s'indigne brusquement
le dosimétriste. Il y a bien un radiamètre avec
une échelle de mesure allant jusqu'à 10 000 roentgens,
mais il est enfermé dans un coffre. La clé est chez
Krasnojon. De toute façon, on ne peut même pas s'approcher
du coffre, il est sous les éboulis. Et ça irradie, mon Dieu ! Je n'ai pas besoin
des appareils pour le sentir...
- Andouilles ! Espèces de cons ! Ils gardent l'appareil
dans le coffre ! Idiot ! Et toi, tu mesures avec ton pif !
- Oui, je peux même mesurer avec mon pif, Anatoli Stepanovitch...,
répond le dosimétriste.
- Ça, je sais le faire... Si seulement tu... fils de...,
hurle Diatlov. Ce n'est pas mon boulot, c'est le tien... Pigé
?
Ils s'approchent de la rangée T et du bâtiment des
auxiliaires nucléaires du réacteur, tout près
des décombres, dont la partie supérieure penche
vers les locaux des séparateurs...
- Merde alors ! s'écrie Diatlov. Qu'est-ce qu'ils ont fabriqué?
Tout est foutu !
Le dosimétriste
promène son appareil çà et là en le
réglant sur différentes échelles de mesure
et en grommelant : « Il bute partout ! il bute partout!...
»
- Fous-le donc en l'air ! Bande de cons... Faisons le tour de
la salle des turbines...
Tout autour, des blocs de graphite et des morceaux de combustible
sont répandus sur le sol. On les distingue certes mal dans
l'obscurité, mais ils sont cependant bien reconnaissables.
Les deux hommes trébuchent dessus à plusieurs reprises
et les envoient rouler comme des ballons de football. A ce moment, l'activité atteint
15 000 roentgens / h. Voilà pourquoi
l'aiguille du radiamètre sort de l'échelle de mesure.
Diatlov et le dosimétriste n'arrivent pas à réaliser
ce qu'ils voient. Ils contournent la salle des turbines. Dix-neuf
véhicules de pompiers stationnent le long de la paroi en
béton du bassin de retenue. On entend le crépitement
et le vrombissement du feu sur le toit de la salle des turbines.
Les flammes montent plus haut que la cheminée de ventilation.
Diatlov a deux idées
fixes :
« Le réacteur est intact. Il faut l'alimenter en
eau. » Et « Il y a eu des morceaux de graphite et
de combustible par terre. D'où viennent-ils ? C'est incompréhensible.
La radioactivité est démesurée. Je la sens
dans mes tripes. »
- Ça suffit, ordonne Diatlov. Partons d'ici!
Ils retournent à la salle de commande. Gorbatchenko passe
à son tableau de dosimétrie. Krasnojon, son adjoint,
doit venir l'y relayer d'une minute à l'autre.
Gorbatchenko et Diatlov
ont reçu une dose globale de 400 rads. A 5 heures du matin,
ils seront pris de vomissements et se sentiront très mal,
au bord de la mort. Ils auront mal à la tête et leurs
visages auront une couleur brunâtre. C'est le bronzage nucléaire.
Ils partiront au bâtiment administratif, d'où ils
seront expédiés en ambulance au centre médical...
Témoignage d'Alfa Fiodorovna Martynova, la femme de Maryine, responsable du secteur de l'énergie nucléaire au Comité central du PCUS :
« A 3 heures du matin, le 26 avril 1986, le téléphone a sonné. C'était Brioukhanov de Tchernobyl qui appelait mon mari Maryine. Une fois la conversation terminée, mon mari me dit qu'un terrible accident s'était produit à Tchernobyl mais que le réacteur était intact... Il s'est habillé à toute allure et a appelé sa voiture. Avant de partir, il a téléphoné à ses supérieurs hiérarchiques à la Direction principale du Parti. Il a d'abord appelé Frolychev, qui a contacté Dolguikh. Dolguikh a contacté Gorbatchev et les membres du Politburo. Il est ensuite parti au Comité central. A 8 heures du matin, il m'a téléphoné pour me demander de lui préparer toutes ses affaires pour la route : savon, dentifrice, brosse, serviette, etc. »
A 4 heures du matin, le 26 avril, Brioukhanov reçoit l'ordre suivant de Moscou : « Continuez de refroidir le réacteur. »
Au tableau de dosimétrie de la tranche
n° 2, Krasnojon remplace le chef du service de radioprotection
de la centrale, Nikolaï Gorbatchenko. Lorsque les opérateurs
viennent lui demander combien de temps ils peuvent travailler,
il répond invariablement :
- Sur l'échelle de 1000 microroentgens/s, l'aiguille bute
au maximum, vous ne pouvez donc travailler que 5 heures, si vous
ne voulez pas attraper plus de 25 rems. (L'adjoint au chef du
service de radioprotection était donc incapable, lui aussi,
de déterminer l'intensité réelle des rayonnements.)
Akimov et Toptounov sont eux aussi montés
plusieurs fois au niveau du réacteur voir comment fonctionnait
l'arrivée d'eau injectée par la deuxième
pompe d'alimentation de secours. Le feu continue pourtant à
crépiter.
Akimov et Toptounov sont
déjà brun foncé; ils ont le coeur soulevé
par les nausées. Diatlov, Davletbaiev et les gars de la
salle des machines sont déjà au centre médical.
On a fait venir Vladimir Babitchev, chef d'équipe, pour
remplacer Akimov; cependant, ni Akimov, ni Toptounov ne partent.
On ne peut que s'incliner devant leur courage. Ils sont allés
au-devant de la mort. Néanmoins, toutes leurs actions découlent
d'un postulat erroné : « Le réacteur est intact
! » Ils ne veulent absolument pas admettre que le réacteur
est détruit, que l'eau n'y pénètre pas, mais
qu'elle tombe sur les débris nucléaires et coule
vers les niveaux inférieurs, noyant les chemins de câbles
et les installations électriques de haute tension, risquant
ainsi de couper l'alimentation électrique des trois autres
réacteurs, qui sont toujours en service.
« Quelque chose empêche l'eau d'entrer dans le réacteur,
se dit Akimov. Il y a des vannes fermées quelque part dans
les conduites. »
Akimov et Toptounov pénètrent dans les locaux du
bloc d'alimentation au niveau 24 du bâtiment du réacteur.
Les locaux sont à moitié détruits par l'explosion.
A l'autre bout, une brèche béante, d'où l'on
voit le ciel, l'eau et le combustible nucléaire répandus
sur le plancher : l'activité
atteint 5 000 roentgens / h. Combien de temps un homme peut-il vivre et travailler dans une telle radioactivité
? Pas longtemps, à coup sûr. Ils
sont tous dans un état d'excitation extrême, à
un paroxysme de tension ; toutes leurs forces sont mobilisées
par un sentiment de culpabilité, de responsabilité
et de devoir vis-à-vis d'autrui. Et les forces leur viennent,
comme par miracle! Elles auraient dû déjà
être épuisées, mais non...
A l'intérieur comme à l'extérieur de la tranche
n° 4, l'air vibre, rempli du gaz ionisé radioactif
saturé de tout le spectre des radionucléides de
longue durée que le réacteur détruit crache.
A grand-peine, Akimov et Toptounov entrouvrent manuellement les
vannes de réglage des deux conduites d'alimentation : ils
se hissent à travers les décombres au niveau 27,
dans un petit local de tuyauteries où l'eau et le combustible
leur arrivent jusqu'aux genoux et entrouvrent deux vannes de 30
cm de diamètre. Il y en a encore deux autres sur les conduites,
une de chaque côté, mais ni l'un ni l'autre n'ont
assez de force pour les ouvrir, pas plus que Nekhaiev, Orlov et
Ouskov...
S'il faut porter une première
appréciation sur les actions du personnel d'exploitation
après l'explosion, on peut dire que les spécialistes
des turbines, les pompiers sur le toit et les électriciens
dirigés par l'adjoint au chef du service électrique,
Alexandre Leletchenko ont fait preuve d'un héroïsme
et d'une abnégation exemplaires. Ils ont évité
que la catastrophe ne s'étende à la salle des machines
et ont ainsi sauvé toute la centrale.
Alexandre Leletchenko, voulant épargner aux jeunes électriciens
d'aller inutilement dans la zone de haute radioactivité,
retourne lui-même à trois reprises dans la salle
d'électrolyse pour débrancher la conduite d'amenée
d'hydrogène dans les alternateurs de secours. Lorsque l'on
sait que cette salle est située près des décombres,
où les débris de combustible et de graphite émettent
entre 5 000 et 15 000 roentgens / h, on mesure la valeur de cet
homme de 50 ans, qui a volontairement protégé ses
cadets. De l'eau radioactive jusqu'aux genoux, il examine l'état
des installations électriques, s'efforçant de brancher
les pompes d'alimentation... Il recevra une dose globale de 2
500 rads, suffisante pour tuer 5 hommes. Néanmoins, après
avoir reçu les premiers soins au centre médical
de Pripyat où on lui injectera du sérum, Leletchenko
retournera aussitôt au réacteur et y travaillera
encore quelques heures... Il mourra dans de terribles souffrances
à Kiev.
On ne peut non plus passer sous silence l'héroïsme
de Valeri Perevoztchenko, chef d'équipe du service du réacteur,
de Piotr Palamartchouk, l'ajusteur, et de Nikolaï Gorbatchenko,
le dosimétriste, qui ont donné leur vie pour sauver
leurs camarades.
Quant à Akimov, Diatlov, Toptounov et leurs assistants,
on peut dire que malgré leur abnégation et leur
courage, ils ont contribué à aggraver la situation.
Leur erreur de diagnostic : « Le réacteur est intact,
il faut donc le refroidir, l'alimenter en eau.
Les destructions proviennent de l'explosion du réservoir
du système de commande de la protection dans le hall central
» a momentanément calmé Brioukhanov et Fomine
qui, après avoir expliqué la situation à
Moscou, ont tout de suite reçu l'ordre suivant : «
Alimentez sans cesse le réacteur en eau ! Refroidissez
! » De fait, parce qu'il semblait résoudre
tous les problèmes, cet ordre a apaisé momentanément
les esprits. Il a déterminé les actes d'Akimov,
Toptounov, Diatlov, Nekhaiev, Orlov, Ouskov et d'autres opérateurs
qui ont tout fait pour mettre en marche la pompe de secours et
pour alimenter en eau le réacteur soi-disant « entier
et intact ».
Cet objectif a redonné espoir à Brioukhanov et à
Fomine et leur a évité de devenir fous...
Toutefois, la réserve d'eau dans les bacs de dégazage
n'est pas inépuisable (480 m3 en tout). Il est vrai qu'on y a branché l'alimentation
du système d'épuration chimique des eaux à
partir d'autres bacs de réserve, empêchant ainsi
l'écoulement des eaux de refroidissement des trois autres
réacteurs en service. Dans la tranche voisine, la situation
devient critique, et l'on risque une perte de refroidissement
du coeur.
Rendons ici hommage à Youri Edouardovitch Bagdassarov.
Au moment de l'accident, il travaille dans la salle de commande
de la tranche voisine. Il a à sa disposition des masques
« pétales » et des comprimés d'iodure
de potassium. Voyant que la situation radiologique s'aggrave,
il donne l'ordre à tous ses hommes de mettre les masques
et de prendre les comprimés d'iodure de potassium.
Lorsque Bagdassarov comprend
que toute l'eau des réservoirs des condensais propres et
du système d'épuration chimique des eaux a été
branchée sur le réacteur accidenté, il contacte
sur-le-champ Fomine qui se trouve dans le bunker pour l'avertir
qu'il va arrêter le réacteur. Fomine le lui interdit.
Le matin, Bagdassarov décidera donc seul d'arrêter
le troisième réacteur, le faisant passer en régime
de refroidissement à l'arrêt et alimentant le système
de circulation avec l'eau du bac de condensation. Par son courage
et son professionnalisme, il a évité que le coeur
du troisième réacteur ne fonde à son tour...
Pendant ce temps, dans le bunker du bâtiment administratif
du réacteur n° 1, Brioukhanov et Fomine sont pendus
au téléphone. Brioukhanov assure la liaison avec
Moscou et Fomine avec la salle de commande de la tranche n°
4. Tant à Moscou, au Comité Central du PCUS, où
siègent Maryine, Maïorets le ministre, Veretenikov,
le directeur du Département de l'énergie nucléaire
qu'à Kiev, où veillent Skliarov, ministre de l'Energie
d'Ukraine et Revenko, secrétaire du Comité régional,
on entend la même chanson pour la énième fois
:
« Le réacteur est intact. Nous l'alimentons en eau.
Le réservoir de l'eau de secours du système de commande
de la protection a explosé dans le hall central. L'explosion
a soufflé la dalle. Les niveaux de rayonnement restent
dans les limites normales. Un agent est mort, Valeri Khodemtchouk.
Un autre, est brûlé à 100 %. Il est dans un
état grave. »
« Les niveaux de rayonnement restent dans les limites normales...
» Bien sûr, les appareils n'étaient dotés
que d'échelles de mesure de 1000 microroentgens/s (c'est-à-dire
3,6 roentgens/h). Pourquoi Brioukhanov n'avait-il pas suffisamment
d'appareils à échelle de mesure adéquate
? Pourquoi les appareils dont on aurait eu besoin étaient-ils
enfermés dans un coffre, et pourquoi ceux des dosimétristes
ne fonctionnaient-ils pas ? Pourquoi Brioukhanov n'a-t-il pas
tenu compte de ce que lui a dit S. S. Vorobiev, chef de la défense
civile de la centrale, et a-t-il omis de transmettre à
Moscou et à Kiev les données sur les niveaux de
rayonnement ?
Tout simplement parce qu'il était lâche, qu'il avait
peur des responsabilités et était de surcroît
incompétent. Il ne pouvait croire en la réalité
d'une catastrophe aussi terrible. Cela explique ses actes sans
toutefois les justifier.
Moscou annonce à Brioukhanov qu'une Commission gouvernementale a été mise sur pied et que le premier groupe de spécialistes doit s'envoler de Moscou à 8 heures du matin. « Tenez bon ! Refroidissez le réacteur ! »
Fomine perd parfois la maîtrise de lui-même.
Tantôt il tombe dans la stupeur, tantôt il se met
à crier, à pleurer, à taper des poings et
du front contre la table, tantôt il déploie une activité
frénétique et fébrile. Son beau timbre de
baryton est tendu à l'extrême. Il tyrannise Akimov
et Diatlov, exigeant d'eux
qu'ils alimentent sans cesse le réacteur en eau et qu'il
envoient toujours de nouveaux hommes à la tranche n°
4 pour remplacer ceux qui sont hors de combat...
Lorsque Diatlov est envoyé au centre médical, Fomine
fait venir de chez lui Anatoli Sitnikov, adjoint à l'ingénieur
en chef chargé de l'exploitation de la première
tranche, et lui dit :
- Tu es un physicien compétent. Dis-nous dans quel état
est le réacteur. Tu es impartial, tu n'as donc aucun intérêt
à mentir. Dis-nous la vérité, s'il te plaît.
Monte sur le toit du bloc V et jette un coup d'oeil sur le hall
central. D'accord ?
Et Sitnikov s'en va au-devant de la mort. Il scrute tous les recoins
de la tranche, il entre dans le hall central. Il comprend alors
que le réacteur est détruit. Mais cela ne lui suffit
pas. Il monte sur le toit de la tour B (chimie spéciale)
pour avoir une vue d'ensemble du réacteur. Le tableau d'un
anéantissement inconcevable se déroule sous ses
yeux. Le dôme du hall central s'est effondré sous
le coup de l'explosion; les pans des parois en béton et
les tentacules des structures déformées, éparpillées,
font penser à une énorme anémone de mer refermée
sur elle-même, attendant qu'un être humain s'approche
et plonge dans son antre infernal.
Sitnikov chasse cette image obsédante, mais il sent les chauds tentacules radioactifs
lui lécher le visage et les mains, lui brûler le
cerveau et l'esprit, le rôtir de l'intérieur : il se met à observer attentivement ce qui
reste du hall central. Le réacteur a, de toute évidence,
explosé. La plaque de protection biologique supérieure,
des morceaux de tuyauterie et de conduite de communication qui
dépassent dans tous les sens ont été soufflés
par l'explosion et, ayant basculé en arrière, sont
retombés inclinés sur la cuve du réacteur.
Le feu fuse de part et d'autre des brèches incandescentes,
dégageant une chaleur nauséabonde et insupportable.
Sitnikov se fait totalement
irradier par les rayons neutroniques et les rayons gamma. Le gaz
saturé de radionucléides qu'il respire brûle
de plus en plus sa poitrine, comme si quelqu'un y avait allumé
un feu...
Il reçoit 1500 roentgens au minimum qui vont détruire
son système nerveux central. A la clinique de Moscou, la
greffe de moelle osseuse ne prendra pas, et malgré toutes
les tentatives des médecins pour le sauver, il mourra.
A 10 heures du matin, Sitnikov annonce
à Fomine et à Brioukhanov que le réacteur
est détruit. Mais son constat ne suscite qu'agacement et
n'est pas pris en compte. L'alimentation du réacteur en
eau se poursuit...
* La mort de Vladimir Pravik:
Vladimir Pravik est allongé
nu sur une couche inclinée, sous une carcasse métallique
supportant les lampes. Tout son corps est brûlé par
les rayonnements et par le feu. Il est difficile de distinguer
ce qui est dû au feu de ce qui est dû aux rayonnements.
Tout s'est mélangé. Oedèmes monstrueux, extra
et intra corporels, sur les lèvres, le palais, la langue,
l'oesophage...
[...] Cependant, le mal nucléaire est particulier, il est
intolérable, impitoyable. Il provoque des chocs et des
évanouissements. Tout le corps de Pravik était rongé
par le mal nucléaire. On lui injectait de la morphine et
d'autres calmants qui atténuaient ses souffrances pour
un temps. On lui fit ainsi qu'à ses camarades une transplantation
intraveineuse de moelle osseuse et des greffes de foies foetaux
pour stimuler la création de sang. Mais... la mort ne cédait
pas un pouce de terrain.
Vladimir Pravik avait déjà tout eu : agranulocytose,
syndrome intestinal, alopécie, stomatite, oedèmes
et exfoliation des muqueuses de la bouche.
Il a supporté ses souffrances stoïquement. Cet hercule
slave aurait pu survivre si seulement sa peau n'avait pas été
atteinte si gravement.
On pourrait penser que dans son état, il ne pouvait plus
éprouver ni joie ni chagrin, et surtout pas se soucier
du sort de ses camarades. N'était-il pas lui-même
au bord de la tombe ? Mais non. Tant qu'il put parler, Vladimir
Pravik demanda aux infirmières et aux médecins ce
que devenaient ses camarades, s'ils étaient en vie, comment
ils se portaient, s'ils continuaient leur combat contre la mort.
Il espérait qu'ils étaient en train de lutter et
cherchait à se redonner du courage à cette idée.
Et lorsque, par malheur, la nouvelle parvenait aux malades :
décédé, décédé, décédé
(comme un vent de mort), les médecins leur disaient que
cela ne s'était pas passé à la clinique n°
6 mais dans un autre hôpital... Pieux mensonge destiné
à les maintenir en vie.
Un jour, il fallut se rendre à l'évidence : tout
ce que la médecine nucléaire la plus poussée
pouvait faire avait été fait. On avait eu recours
à toutes les méthodes, de pointe ou classiques,
pour lutter contre la maladie. En vain. Rien n'avait marché,
pas même la toute nouvelle méthode des facteurs de
croissance qui aurait dû stimuler la multiplication des
cellules sanguines. Il aurait fallu de la peau vivante. Or, Pravik
n'en avait plus le moindre morceau. Sa peau avait été
entièrement tuée par les rayonnements. Ses glandes
salivaires aussi. Sa bouche desséchée ressemblait
à une terre crevassée par la sécheresse.
Il ne pouvait plus parler. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était
nous regarder, bouger ses paupières sans cils (ils étaient
tombés). Son regard expressif brillait encore parfois d'un
feu brûlant : rébellion et refus de s'incliner
devant la mort. Par la suite, sa résistance commença
à décliner, puis à s'épuiser. Les
lueurs de ses yeux s'affaiblirent et disparurent. Son agonie commença,
il diminuait à vue d'oeil. Pravik fondait, se desséchait,
il n'était plus que l'ombre de lui-même. Rongés
par les rayonnements, la peau et les tissus de son corps se momifiaient.
Il rétrécissait de jour en jour, d'heure en heure.
Maudit siècle nucléaire ! On ne peut même
pas mourir humainement. Les mourants, momies sèches et
noircies, étaient aussi légers que des enfants.