Le Pr Vassili Nesterenko, directeur de l'Institut BELRAD est décédé le 25 août. Il était malade depuis de nombreux mois sans cesser pour autant ses activités.
C'est une perte immense pour les habitants du Belarus qui vivent encore aujourd'hui dans des zones contaminées par l'explosion du réacteur-4 de la centrale de Tchernobyl, zones qui auraient dû être évacuées. Il a cherché à protéger les enfants du mieux qu'il a pu et les informations recueillies sur leur niveau de contamination interne sont fondamentales. Cette perte nous concerne directement car nous sommes tous sous la menace de la prochaine catastrophe nucléaire et elle peut survenir demain sur nos propres réacteurs comme sur ceux des autres pays.
Rappelons qu'au moment de l'explosion il était directeur de l'Institut de l'énergie atomique de Minsk. Il a survolé en hélicoptère le réacteur en feu avec Valeri Legassov (membre de la commission envoyée par Moscou) et conduira les opérations impliquant l'utilisation d'azote liquide afin de refroidir les débris du combustible nucléaire, de combattre l'incendie de graphite en neutralisant l'arrivée d'air, d'empêcher la progression dans le radier du corium (la masse en fusion du combustible). Il sera parmi les liquidateurs chanceux qui ont survécu, mais avec des souffrances permanentes, ces séquelles dues aux irradiations subies.
Au vu des débits de dose relevés dans les heures ayant suivi l'explosion du réacteur, il a réalisé l'ampleur de la catastrophe. Ce qui fait l'extraordinaire de cette vie d'apparatchik adulé par le régime soviétique c'est d'avoir brusquement pris conscience de ce que l'énergie atomique dite pacifique pouvait produire. Il a demandé sans succès aux autorités la distribution d'iode stable à la population. De son propre chef il a immédiatement transformé les scientifiques de son institut en mesureurs de la radioactivité, de l'air, du sol, des aliments. Il a demandé sans succès l'évacuation des habitants jusqu'à 100 km du réacteur et on l'a accusé de vouloir semer la panique. C'est principalement dans ces zones, en bordure de la zone interdite et de la zone évacuée en 1986, que la terre est toujours contaminée à faible profondeur et qu'en plus du rayonnement externe les enfants incorporent encore aujourd'hui du césium 137 radioactif (Cs137) via la nourriture produite localement. En certains endroits il y a aussi du strontium 90, du plutonium, et de l'américium 241.
Bien sûr il a été démis de ses fonctions. En 1990, grâce à l'aide du physicien Andrei Sakharov, de l'écrivain Ales Adamovitch, du champion d'échecs Anatoli Karpov il crée l'Institut indépendant de radioprotection BELRAD, rejoint par quelques anciens collègues. La première tâche de BELRAD sera de fabriquer des radiamètres utilisables facilement par la population. Mais ce qui constitue le travail inégalé de BELRAD c'est d'être allé sur le terrain, dans des localités contaminées de districts essentiellement ruraux, et d'avoir mis en lumière la contamination interne chronique des habitants qui affecte leur santé en particulier celle des enfants, par la mise en uvre de la mesure de la charge corporelle en Cs137 de milliers d'enfants, grâce à des spectromètres spéciaux embarqués dans des véhicules. Mesures de la contamination de la nourriture, mesures de l'activité corporelle, il a pu vérifier le rôle primordial du lait quotidien contaminé fourni par la vache du paysan, de celui des baies des forêts, des champignons, des produits de la chasse et de la pêche et ainsi donner des conseils aux instituteurs et aux parents. Il a distribué aux enfants de la pectine de pomme qui élimine partiellement le Cs137 incorporé. A l'aide de ces mesures il s'est battu pour que des villages ne soient pas exclus des listes administratives donnant droit à certaines compensations. Rappelons qu'il s'agissait pour les enfants de ces villages exclus de ne plus avoir de repas « propres » gratuits dans les cantines scolaires, ni compléments nutritionnels venant de l'étranger, ni séjour en sanatorium un mois par an, ni visite médicale approfondie etc. Les droits seront rognés par le gouvernement Loukachenko en même temps que pleuvront sur BELRAD les ennuis administratifs, toujours surmontés par BELRAD. Vassili Nesterenko était préoccupé par la présence du strontium 90 et aurait souhaité la mise au point de spectromètres qui permettraient de mesurer facilement ce radionucléide émetteur bêta qui s'accumule dans les os et agit sur la moelle osseuse.
Ces derniers temps il finalisait un atlas des activités spécifiques des enfants (charges corporelles par kilo de poids corporel, exprimées en becquerels par kilo) liées à la contamination interne chronique ayant pour objectif de rassembler les dizaines de milliers de mesures effectuées depuis 1990 dans les différents districts du Belarus.
BELRAD doit continuer. Et c'est possible car Vassili Nesterenko a formé son fils Alexei et les membres de son équipe. BELRAD va continuer sous la direction d'Alexei. Il a été élu vice-président de l'association « Enfants de Tchernobyl Belarus » lors de la dernière assemblée générale.
Aider BELRAD à poursuivre le travail de protection des enfants est le meilleur hommage qu'on puisse rendre à Vassili Nesterenko.
Bella Belbéoch, novembre
2008,
extrait de la lettre d'information Stop Nogent-sur-Seine n°117.
Né en 1934, en Ukraine dans le village
Krasny Kout de la province de Lugansk, V.B. Nesterenko s'est diplômé
en 1958 à l'Université technologique de Moscou "N.E.
Bauman".
Après avoir terminé les études d'aspirant
à l'Institut des moteurs de l'Académie Nationale
de l'URSS, il a été invité à travailler
à l'Académie des Sciences du Belarus.
En 1963-1965 il est directeur de laboratoire;
en 1965-77 il est vice-directeur des travaux scientifiques;
en 1977-87 il est directeur de l'Institut de l'énergie
nucléaire de l'Académie des Sciences du Belarus.
En 1963 il a soutenu la thèse de candidat au doctorat;
en 1968 il a soutenu la thèse de doctorat. Depuis
1969 il est professeur, depuis 1972 il est membre correspondant
de l'Académie des Sciences du Belarus.
Le Professeur V.B. Nesterenko est titulaire de plus de 300 brevets
scientifiques dans le secteur de l'énergie nucléaire
et de la sécurité radiologique. Il a dirigé
40 doctorats scientifiques.
Savant émérite en sciences et technologies du Belarus,
il est lauréat du Prix de l'Etat du Belarus.
Depuis 1990, V.B. Nesterenko est directeur de l'institut Indépendant
biélorusse de protection radiologique "Belrad"
Vassili Nesterenko, révèle que Moscou avait
mis au point, dans les années 1980, des réacteurs très légers
et mobiles "Pamir" pour alimenter les pas de tir
de missiles SS-20 et SS-25 (Le Monde du 23/04/04).
Le Courrier de Genève, août 2008.
Voilà ce qu'en dit le journal "Le Monde" du
20 mai 2000:
"C'est l'écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch,
grande exploratrice des tourments de "l'âme soviétique",
qui l'a, en quelque sorte découvert. Elle préparait
son livre sur le "peuple de Tchernobyl", c'est
à dire ces deux millions de Biélorusses pris au
piège de la radiation (La Supplication", Lattès),
lorsqu'un ancien fonctionnaire soviétique lui relata la
scène suivante : quelque temps après la catastrophe
nucléaire, lors d'une conférence d'experts soviétiques,
un homme avait pris la parole pour souligner l'urgence d'évacuer
la population à au moins 100 kilomètres à
la ronde, de distribuer des dosimètres et des tablettes
d'iode, de sauver les enfants. La salle était restée
inerte, chacun jugeait qu'il exagérait. L'homme avait insisté,
bataillé. L'audience était restée sceptique.
Quand l'orateur avait vu que ses efforts étaient vains,
que chacun faisait mine de croire à une situation "normale"
, comme le proclamait la propagande, des larmes de rage s'étaient
mises à couler sur son visage... "Cet homme, il
fallait que je le rencontre", conclut Svetlana Alexievitch.
... Physicien, ancien membre du Parti, il a participé au
lancement des premiers satellites Spoutnik avant de devenir directeur
de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie
des sciences de Biélorussie. Il a été déchu
de son rang pour avoir osé dire la vérité
sur Tchernobyl. Cité dans "La Supplication",
il raconte ces heures où il tomba en disgrâce : "Le
29 avril 1986, à 8 heures du matin, j'attendais déjà
dans l'antichambre de Sliounkov [le premier secrétaire
du Parti communiste de Biélorussie]. A 5 h 30 du soir,
un célèbre poète biélorusse est sorti
du bureau. Nous nous connaissions bien. Il me dit : "Avec
le camarade Sliounkov, nous avons abordé les problèmes
de la culture biélorusse". J'ai explosé
: "Mais bientôt il n'y aura plus personne pour
développer cette culture. Il n'y aura plus de lecteurs
pour vos livres, si nous n'évacuons pas d'urgence les habitants
des environs de Tchernobyl. Si nous ne les sauvons pas!""
Vassili Nesterenko a perdu son emploi et subi les pressions
du KGB, qui l'a menacé d'internement en asile psychiatrique,
dans le plus pur style de répression contre les dissidents.
Plus récemment les autorités biélorusses
ont tenté de l'amadouer en lui proposant de réintégrer
un institut d'Etat "mais à condition de ne plus
s'occuper de Tchernobyl". Ce qu'il ne peut concevoir."...
(Natalie Nougayrède)
... Le Prof. Nesterenko est un physicien qui est intervenu immédiatement
vers la centrale atomique en feu. En tant qu'expert, mais aussi
pompier pour l'occasion, il a, du haut d'un hélicoptère,
largué des containers d'azote liquide sur le coeur du réacteur,
au milieu des fumées radioactives. Il est incroyable qu'il
ait survécu; sur les 4 passagers de son hélicoptère,
trois sont morts des suites de cette irradiation et contamination
radioactives. Avec les membres de son institut, Nesterenko a établi
une carte de la radioactivité sur l'ensemble du territoire
et rédigé des propositions pour la protection des
populations. (Prof. Michel Fernex)
Extrait du livre de Svetlana Alexievitch, La Supplication, qui avait longuement interrogé Vassili Borissovitch Nesterenko.
«Je ne suis pas un homme de plume, je suis physicien. Voilà pourquoi je me bornerai à parler de faits. Pour Tchernobyl, il faudra bien répondre un jour... Le temps viendra où il faudra payer... Comme pour 1937. Même si ce n'est que dans cinquante ans! Même s'ils sont vieux! Même s'ils sont morts! Ce sont des criminels! (Un silence.) Il faut préserver les faits... On les réclamera!
Ce jour-là, le 26 avril,
j'étais à Moscou. En mission. C'est là que
j'ai appris pour la catastrophe. J'ai
aussitôt appelé Sliounkov, le premier secrétaire
du Comité central de Biélorussie, à Minsk,
mais on ne me l'a pas passé. J'ai renouvelé l'appel
à plusieurs reprises, jusqu'à tomber sur l'un de
ses assistants qui me connaissait très bien.
- Je téléphone de Moscou. Passez-moi Sliounkov!
J'ai des informations urgentes. Au sujet de l'accident...
J'appelais sur une ligne gouvernementale, mais l'affaire était
déjà strictement confidentielle. Dès que
j'ai mentionné l'accident, la liaison a été
coupée. Bien sûr, tout était écouté.
Inutile de préciser par qui. Les organes concernés.
L'Etat dans l'Etat. Et le fait que moi, le directeur de l'Institut
de l'énergie nucléaire de l'Académie des
sciences de Biélorussie, membre correspondant de l'Académie
des sciences, je voulais parler au premier secrétaire du
Comité central n'y changeait rien. Le secret s'étendait
à moi aussi. Il me fallut batailler pendant deux heures
pour que Sliounkov daigne enfin se saisir du combiné.
- C'est un grave accident. Selon mes calculs, (j'avais déjà
pu contacter un certain nombre de personnes à Moscou et
obtenir des informations), le nuage radioactif avance vers vous.
Vers la Biélorussie. Il
faut immédiatement traiter préventivement à
l'iode toute la population et évacuer ceux qui vivent à
proximité de la centrale. Il faut
évacuer les gens et le bétail dans un rayon de cent
kilomètres.
- On m'a déjà fait un rapport, m'a répondu
Sliounkov. Il y a bien eu un incendie, mais il a été
maîtrisé.
Je n'ai pas pu me retenir.
- On vous trompe! C'est un mensonge. N'importe quel physicien
vous dira que le graphite se consume à raison de cinq tonnes
à l'heure. Vous pouvez déterminer vous-même
combien de temps il va brûler!
J'ai pris le premier train pour Minsk. Après une nuit sans
sommeil, au matin, j'étais chez moi. J'ai mesuré
la thyroïde de mon fils: cent quatre-vingts microröntgens
à l'heure! La thyroïde est un parfait dosimètre.
Il fallait de l'iode. De l'iode ordinaire. Deux à trois
gouttes pour les enfants dans un demi-verre d'eau. Trois à
quatre gouttes pour les adultes. Le réacteur allait brûler
pendant dix jours, il fallait faire ce traitement pendant dix
jours. Mais personne ne nous écoutait, nous autres, les
scientifiques, les médecins. La science a été
entraînée dans la politique... La médecine,
dans la politique. Et comment donc! Il ne faut pas oublier dans
quelle situation nous nous trouvions, il y a dix ans. Le K.G.B.
fonctionnait, on brouillait les radios occidentales. Il y avait
des milliers de tabous, de secrets militaires, de secrets du parti...
De plus, nous avions été élevés dans
l'idée que l'atome pacifique soviétique n'était
pas plus dangereux que le charbon ou la tourbe. Nous étions
paralysés par la peur et les préjugés. Par
la superstition de la foi... Mais restons-en aux faits! Rien qu'aux
faits...
Dès mon retour, le 27 avril, j'ai décidé
d'aller constater par moi-même la situation dans la région
de Gomel, à la frontière ukrainienne, dans les chefs-lieux
de district de Braguine, Khoïniki et Narovlia qui se trouvent
à quelques dizaines de kilomètres à peine
de la centrale. J'avais besoin d'une information complète.
J'ai emporté des instruments pour mesurer le fond. À
Braguine: trente mille microröntgens à l'heure; à
Narovlia: vingt-huit mille... Les gens travaillaient la terre,
préparaient la fête de Pâques, peignaient des
oeufs, faisaient des gâteaux...
- Quelle radiation? De quoi s'agit-il? Il n'y a eu aucun ordre.
La direction demande des rapports sur l'avancement et le rythme
des semailles.
On me prenait pour un fou.
- De quoi parlez-vous, professeur? Röntgens, microröntgens...
Un langage d'extraterrestre...
Retour à Minsk. Sur l'avenue principale, on vendait des
pirojki farcis à la viande hachée, des glaces, des
petits pains. Sous le nuage radioactif... Le 29 avril. Je m'en
souviens avec exactitude... À huit heures du matin, j'attendais
déjà dans l'antichambre de Sliounkov. Même
si j'insistais, faisais du forcing, personne n'acceptait de me
recevoir. À cinq heures et demie du soir, un célèbre
poète biélorusse est sorti du bureau de Sliounkov.
Nous nous connaissions bien.
- Avec le camarade Sliounkov, me dit-il, nous avons abordé
les problèmes de la culture biélorusse.
J'explosai :
- Mais bientôt, il n'y aura plus personne pour développer
cette culture. Il n'y aura plus de lecteurs pour vos livres, si
nous n'évacuons pas d'urgence les environs de Tchernobyl.
Si nous ne les sauvons pas!
- Mais de quoi parlez-vous? On m'a dit que l'incendie a déjà
été éteint.
Je suis finalement parvenu à me frayer un chemin jusqu'à
Sliounkov et à lui décrire le tableau que j'avais
vu la veille. Il fallait sauver tous ces gens! En Ukraine (j'avais
téléphoné), l'évacuation avait déjà
commencé...
- Pourquoi est-ce que les dosimétristes de votre Institut
courent partout dans la ville en semant la panique? me demande-t-il.
J'ai consulté l'académicien Iliné, à
Moscou. Selon ses services, tout est normal, ici... Une commission
gouvernementale est au travail, là-bas. Et le parquet.
L'armée, les moyens techniques militaires sont déjà
sur place pour colmater la brèche.
Des milliers de tonnes de césium, d'iode, de plomb, de
zirconium, de cadmium, de béryllium, de bore et une quantité
inconnue de plutonium (dans les réacteurs de type RBMK
à uranium-graphite du genre de Tchernobyl, on enrichissait
du plutonium militaire qui servait à la production des
bombes atomiques) étaient déjà retombées
sur notre terre. Au total, quatre cent cinquante types de radionucléides
différents. Leur quantité était égale
à trois cent cinquante bombes de Hiroshima. Il fallait
parler de physique, des lois de la physique. Et eux, ils parlaient
d'ennemis. Ils cherchaient des ennemis!
Tôt ou tard, ils auront à répondre de cela.
- Vous allez vous justifier, disais-je à Sliounkov, en
prétendant que vous êtes un constructeur de tracteurs
(il avait dirigé une usine de tracteurs avant de faire
carrière dans le parti) et que vous ne comprenez rien à
la radiation. Mais moi, je suis physicien et j'ai une bonne connaissance
des conséquences de la catastrophe.
Mais comment? Un physicien quelconque osait donner des leçons
au Comité central? Non, ce n'étaient pas des criminels,
mais des ignorants. Un complot de l'ignorance et du corporatisme.
Le principe de leur vie, à l'école des apparatchiks:
ne pas sortir le nez dehors. On devait justement promouvoir Sliounkov
à un poste important, à Moscou. C'était cela.
Je pense qu'il a dû recevoir un coup de fil du Kremlin,
de Gorbatchev: Surtout pas de vagues, ne semez pas la panique,
il y a déjà assez de bruit autour de cela en Occident.
Les règles du jeu étaient simples: si vous ne répondez
pas aux exigences de vos supérieurs, vous ne serez pas
promu, on ne vous accordera pas le séjour souhaité
dans une villégiature privilégiée ou la datcha
que vous voulez ... Si nous étions restés dans un
système fermé, derrière le rideau de fer,
les gens seraient demeurés à proximité immédiate
de la centrale. On y aurait créé une région
secrète, comme à Kychtyrn ou Semipalatinsk [1]. Nous sommes dans un pays stalinien. Il est encore
stalinien à ce jour...
Dans les instructions de sécurité nucléaire,
on prescrit la distribution préventive de doses d'iode
pour l'ensemble de la population en cas de menace d'accident ou
en cas de menace ou d'attaque atomique! Et là, trois mille
microröntgens à l'heure... Mais les responsables ne
se faisaient pas du souci pour les gens, ils s'en faisaient pour
leur pouvoir. Nous vivons dans un pays de pouvoir et non un pays
d'êtres humains. L'État bénéficie d'une
priorité absolue. Et la valeur de la vie humaine est réduite
à zéro. On aurait pourtant bien pu trouver des moyens
d'agir! Sans rien annoncer et sans semer la panique... Simplement
en introduisant des préparations
à l'iode dans les réservoirs
d'eau potable, en les ajoutant dans le lait. Les gens auraient
peut-être senti que l'eau et le lait avaient un goût
légèrement différent, mais cela se serait
arrêté là. La
ville était en possession de sept cents kilogrammes de
ces préparations qui sont restées dans les entrepôts...
Nos responsables avaient plus peur de la
colère de leurs supérieurs que de l'atome. Chacun
attendait un coup de fil, un ordre, mais n'entreprenait rien de
lui-même. Moi, j'avais toujours un dosimètre dans
ma serviette. Lorsqu'on ne me laissait pas entrer quelque part
(les grands chefs finissaient par en avoir marre de moi!), j'apposais
le dosimètre sur la thyroïde des secrétaires
ou des membres du personnel qui attendaient dans l'antichambre.
Ils s'effrayaient et, parfois, ils me laissaient entrer.
- Mais à quoi bon
ces crises d'hystérie, professeur? me disait-on alors.
Vous n'êtes pas le seul à prendre soin du peuple
biélorusse. De toute manière, l'homme doit bien
mourir de quelque chose: le tabac, les accidents de la route,
le suicide.
Ils se moquaient des Ukrainiens qui "se traînaient
à genoux" au Kremlin en quémandant de l'argent,
des médicaments, des dosimètres (dont on ne disposait
pas en quantité suffisante). Notre Sliounkov, lui, s'est
borné à faire un bref rapport: "Tout est normal.
Nous surmonterons les problèmes par nos propres moyens."
On le félicita: "Bravo, les petits frères biélorusses!"
Mais combien de vies ont-elles coûté, ces félicitations?
Je sais bien que les chefs, eux, prenaient de l'iode. Lorsque
les gars de notre Institut les examinaient, ils avaient tous la
thyroïde en parfait état. Cela n'est pas possible
sans iode. Et ils ont envoyé leurs enfants bien loin, en
catimini. Lorsqu'ils se rendaient en inspection dans les régions
contaminées, ils portaient des masques et des vêtements
de protection. Tout ce dont les autres ne disposaient pas. Et
aujourd'hui on sait même qu'un troupeau de vaches spécial
paissait aux environs de Minsk. Chaque animal était numéroté
et affecté à une famille donnée. À
titre personnel. Il y avait aussi des terres spéciales,
des serres spéciales... Un contrôle spécial...
C'est le plus dégoûtant... (Après un silence.)
Et personne n'a encore répondu de cela...
Lorsque l'on a cessé de me recevoir et de m'écouter,
je les ai inondés de lettres et de rapports. J'envoyais
des cartes, des chiffres à toutes les instances. J'ai constitué
un dossier: quatre chemises de deux cent cinquante feuilles chacune.
Des faits, rien que des faits. J'en ai pris une copie. Je gardais
l'un des deux exemplaires au bureau et cachais l'autre à
la maison. C'est ma femme qui s'en est chargée. Pourquoi
cette copie? Nous vivons dans un pays bien particulier... Je fermais
toujours personnellement mon bureau. Au retour d'une mission,
mes dossiers avaient disparu... Mais j'ai grandi en Ukraine. Mes
ancêtres étaient des Cosaques. J'ai le caractère
cosaque. J'ai continué d'écrire. De faire des conférences.
Il fallait sauver les gens. Les évacuer d'urgence! Nous
avons multiplié nos missions d'enquête. Notre Institut
a dressé la première carte des régions contaminées...
Tout le sud de la république. Mais tout cela, c'est déjà
de l'histoire... L'histoire d'un crime!
L'Institut s'est vu confisquer - sans explication - tous les appareils
destinés au contrôle des radiations. On me téléphonait
à la maison, pour me menacer: Arrêtez de faire peur
aux gens, professeur. Nous allons vous exiler dans des contrées
éloignées. Vous ne devinez pas où? Eh bien,
vous avez la mémoire courte. On exerçait aussi des
pressions sur les employés de l'Institut. On les intimidait
de la même manière.
J'ai écrit à Moscou ...
Platonov, le président
de notre Académie des sciences, m'a convoqué.
Le peuple biélorusse se souviendra un jour de toi, car
tu as beaucoup fait pour lui. Mais tu n'aurais pas dû écrire
à Moscou. Tu n'aurais pas dû! Maintenant, on exige
que je te limoge. Pourquoi as-tu écrit? Ne comprends-tu
pas à quoi tu t'attaques? J'avais des chiffres, des cartes.
Et eux? Ils pouvaient m'interner en asile psychiatrique. En tout
cas, ils m'ont menacé de le faire. Ils pouvaient organiser
un accident de voiture. Ils m'ont prévenu de cela, aussi.
Ils pouvaient également ouvrir une information judiciaire
pour activités antisoviétiques. Ou pour escroquerie,
par exemple, à cause d'une caisse de clous qui n'avait
pas été enregistrée par l'économe
de l'Institut.
Une enquête a été ouverte... Et ils ont obtenu
le résultat souhaité: j'ai été victime
d'un infarctus... (Il se tait.)
J'ai tout marqué. Tout est dans le dossier. Rien que des
faits...
Nous examinions les enfants
dans les villages... Garçons et filles... Mille cinq cents,
deux mille, trois mille microrëntgens... Plus de trois mille...
Ces filles ne pourront jamais être mères. Elles ont
des séquelles génétiques... Un tracteur labourait
un champ. J'ai demandé au représentant du comité
de district du parti, qui nous accompagnait:
- Le tractoriste est-il au moins protégé par un
masque ?
- Non, ils travaillent sans.
- Pourquoi? Vous n'en avez pas?
- Pas du tout! Nous en avons, en quantité suffisante au
moins jusqu'à l'an deux mille. Mais nous ne les distribuons
pas pour éviter la panique. Tout le monde s'enfuirait!
- Vous rendez-vous compte de ce que vous faites ?
- Bien sûr, pour vous c'est facile de discuter, professeur.
Si on vous chasse de votre travail vous en trouverez un autre.
Mais moi, où j'irais?
Vous vous rendez compte de l'étendue de ce pouvoir!
Un pouvoir illimité
d'une personne sur quelqu'un d'autre. Ce n'est plus de la tromperie.
C'est une guerre. Une guerre contre des innocents!
Nous avancions le long du Pripiat. Des familles entières
y passaient leurs vacances, en camping. Les gens se baignaient,
bronzaient. Ils ignoraient que, depuis quelques semaines, ils
se prélassaient sous un nuage radioactif. Il nous était
strictement interdit d'entrer en contact avec la population, mais
j'ai vu des enfants... Je me suis approché pour leur parler.
Les gens étaient perplexes: "Et pourquoi personne
n'en parle, à la radio et à la télé?"
Notre accompagnateur se taisait. Nous étions toujours escortés
par un représentant des autorités locales. C'étaient
les ordres... Je pouvais voir sur son visage le dilemme qui se
posait à lui: cafarder ou ne pas cafarder? Mais, en même
temps je voyais qu'il avait pitié de ces gens. C'était
tout de même un homme normal... Mais j'ignorais quel sentiment
l'emporterait, à notre retour. Rapporterait-il ou non?
Chacun faisait son choix... (Il demeure silencieux).
Que devons-nous faire aujourd'hui de cette
vérité? S'il y avait une autre explosion, tout recommencerait.
Nous sommes toujours un pays stalinien... Et l'homme stalinien
vit toujours...»
[1] En 1957, un accident nucléaire (une explosion chimique dans une cuve contenant des déchets radioactifs) se produisit dans la ville secrète de Tcheliabinsk-40, site nucléaire de Mayak, près de la localité de Kychtym, dans l'Oural, contaminant une zone de plus de mille kilomètres carrés. C'est notamment à Semipalatinsk, au Kazakhstan, qu'étaient testées les bombes nucléaires et thermonucléaires soviétiques. (N.d.T.)