Les Nouvelles de Moscou n°42, du 13 au 19 octobre 1989:

Depuis le 26 avril 1986, les contre-vérités sur la catastrophe s'accumulent.

Le grand mensonge de Tchernobyl

Pour parler des responsabilités gouvernementales dans ce que l'on peut appeler, au vu de toutes les dissimulaIions qui en ont aggravé les effets, «l'affaire Tchernobyl», nous avons réuni A. Adamovitch, écrivain et député du peuple, Valentin Boudko, premier secrétaire du comité du Parti du district de Naroditchi, Youri Voronejtsev, député de Gomel, Vladimir Kolinko, correspondant de l'Apn à Kiev, Youri Chtcherbak, président de la commission à la sécurité nucléaire du comité à l'Ecologie, de Kiev, et Alla Yarochinskaïa, journaliste et député de Jitomir.

Y. Chtcherbak : La tromperie a commencé il y a trois ans et demi, un funeste 26 avril 1986. Une idée s'est enracinée dans la conscience publique selon laquelle les fautifs seraient les membres du personnel ayant dérogé aux règles. Le tribunal a distribué les sanctions, il y a des personnes qui purgent leur peine, un homme est mort, un autre est devenu fou, un autre encore est dans un état très grave, des suites de l'irradiation. Or, des scientifiques en sont venus à la conclusion que la cause principale de l'accident résidait dans les défauts de construction du système de sécurité du réacteur Rbmk 1000. A. Yadrikhinski, ingénieur pour la sécurité de la centrale nucléaire de Koursk, le prouve, à mon avis, d'une manière très argumentée. On doit examiner la question de la responsabilité du groupe de constructeurs dirigé par l'académicien A. Alexandrov, qui a créé ce type de réacteur et préconisé la diffusion de son modèle. Le fait que le réacteur était imparfait, c'est le moins que l'on puisse dire, était évident avant même la catastrophe de Tchernobyl. De tels accidents je parle des phénomènes de physique nucléaire qui en sont à l'origine ont déjà eu lieu, par exemple dans la centrale nucléaire de Leningrad en 1976. Cet accident, qui n'a heureusement pas fait de victimes, fut gardé secret car le réacteur appartenait au ministère des Constructions mécaniques. Personne, du personnel de la centrale de Tchernobyl, ne savait rien sur cet accident. A. Yadrikhinski et d'autres mettent en doute l'évaluation de l'importance des rejets réels du réacteur de Tchernobyl accidenté. Selon le comité d'Etat à l'Hydrométéorologie et les statistiques officielles publiées en Union soviétique, la radioactivité des substances de la fuite se serait montée au total à 50 millions de curies.

Pourtant, selon les estimations, par exemple, de l'institut fédéral des centrales nucléaires, les fuites radioactives sont évaluées à 1 milliard de curies. Yadrikhinski parle, lui, de 6,4 milliards de curies! Cela signifie qu'au centre de l'Europe il existe une zone qui se trouve dans la situation qu'aurait créée une guerre nucléaire. Selon la revue « Science », rien que la radioactivité du césium éjectée par le réacteur de Tchernobyl constitue 60 % de celle de toutes les bombes nucléaires qui ont explosé dans l'atmosphère.

Il est nécessaire de savoir où ont abouti les informations sur l'accident et à quels niveaux elles ont été déformées. On trouve là un pur roman. J'estime qu'il faut demander à A. Liachko, ancien président du conseil des ministres de l'Ukraine, actuellement en retraite, et à V. Chtcherbitski, ancien premier secrétaire du comité central du Parti de la république d'Ukraine, lui aussi en retraite, ce qui se passait la nuit de l'accident, quelles informations ils ont reçues, quelles informations ils ont transmises, et, enfin, qui a décidé de cacher à la population l'ampleur de la catastrophe. On ignore jusqu'à présent à quel moment la direction politique du pays a été informée de l'accident. Les renseignements officieux dont je dispose témoignent que Mikhaïl Gorbatchev n'a été mis au courant qu'à midi, le 26 avril 1986, c'est à dire presque 12 heures après l'accident.

A. Yarochinskaïa : G. Medvedev écrit clairement, dans le « Cahier de Tchernobyl » publié dans le n° 6 de « Novy Mir», qu'à 3 heures la même nuit, c'est à dire une heure ou une heure et demie après l'accident, on en a informé V. Marline, qui était à cette époque le responsable à l'énergie atomique du Comité central du Pcus, et qui est actuellement vice président de la commission à l'énergie du Conseil des ministres de l'Urss.

Y. Chtcherbak : C'est à cause du silence total sur l'accident qu'on n'a pas pris opportunément la décision d'étendre la zone d'évacuation de 10 à 30 kilomètres, c'est à dire la décision de l'évacuation de Tchernobyl, située à 14 kilomètres du réacteur, ainsi que de nombreux villages ayant subi une terrible irradiation. La décision n'a été adoptée que le 2 mai. Il a fallu la venue sur place de N. Ryjkov et de E. Ligatchev pour obliger les dirigeants de la république d'Ukraine à se déplacer enfin à Tchemobyl.

Sur
la manifestation du 1er mai à Kiev [photo du défilé rajoutée par Infonucléaire], je possède des rapports qui donnent les niveaux de radiation à Kiev à la fin d'avril et au début de mai 1986. Le rapport n°14, du 26 avril, chiffres donnés au comité central du Parti d'Ukraine devant les camarades Chtcherbitski et Fotcoura. Le rapport n°335, du 28 avril 86, chiffres donnés au soviet suprême de la république d'Ukraine devant les camarades Chevtchenko et Bakhtine, et le rapport n°335, chiffres donnés au conseil des ministres de l'Ukraine devant les camarades Liachko. Boïko, Katchalovski et Kolomiietz. Ces documents indiquent que les niveaux de radioactivité ont commencé à monter le 30 avril. Dans certains arrondissements de Kiev, ils étaient supérieurs de cent fois au niveau maximal admissible. Or la population n'en savait rien. Chtcherbitski, Chevtchenko et Liachko se trouvaient d'ailleurs à la tribune au moment de la manifestation du 1er mai qui a vu défiler les enfants des écoles. Etait ce de l'ignorance ou du devoir mal compris qui leur faisait préférer devenir les victimes des radiations plutôt que de dire la vérité aux gens ? D'une manière ou d'une autre, ces hommes portent la responsabilité directe de la santé des enfants qu'ils ont fait défiler ce jour là à Kiev.

A. Adamovitch : Chez nous, en Biélorussie, peu de temps après l'accident, le professeur V. Nesterenko, spécialiste du nucléaire, a appelé les dirigeants de la république à procéder à l'évacuation de la population. Je dois rappeler qu'à cette époque là le poste de premier secrétaire du comité central du Parti de Biélorussie était occupé par N. Slunkov, qui est actuellement membre du bureau politique et secrétaire du Comité central du Pcus, et que le poste de président du conseil des ministres de Biélorussie était occupé, comme aujourd'hui, par M. Kovalev. Dans les hautes instances, on a répondu à Nesterenko qu'il ferait mieux de s'occuper de ses oignons. Nesterenko, homme avisé, a entrepris alors de mesurer le niveau de radioactivité dans les bureaux des secrétaires du Comité central et il y a semé une telle panique que leurs chefs furent obligés de réagir. Néanmoins, des dizaines de milliers de gens qui se sont trouvés sous le nuage radioactif continuent d'habiter là bas.

V. Boudko : En effet, nous y sommes restés. A cette époque, j'étais le président du comité exécutif du soviet de Naroditchi. C'est à 68 kilomètres du réacteur, mais c'est tout à fait par hasard que nous avons appris qu'il y avait eu un accident. Nous avons vu s'accumuler à la frontière de notre district une grande quantité de cars et, lorsque nous avons téléphoné au comité de district du Parti, on nous a répondu qu'il y avait eu un accident à Tchernobyl. Chez nous, ce jour là, se tenait une foire.

L'évacuation des enfants ne s'est terminée que le 7 juin. Rien d'étonnant donc à ce que nous ayons dans notre district un grand nombre d'enfants atteints d'hyperplasie de la glande thyroïde, et que nous n'ayons pratiquement pas d'enfants qui soient restés en bonne santé.

A. Adamovitch : A présent, le silence criminel de 1986 continue. Ses formes ont changé, mais il n'est guère moins grave. Je me demande pourquoi on n'a rien dit du niveau de pollution radioactive en Biélorussie, en Ukraine ou dans la région de Briansk, et pourquoi les scientifiques locaux et ceux de Moscou, surtout ceux de l'institut de biophysique du ministère de la Santé, dirigé par l'académicien Iline, qui est aussi vice président de l'Académie de médecine, ont accepté de confirmer le mensonge. Ce n'est que trois ans après Tchemobyl que l'on a déclaré qu'un tiers de la Biélorussie avait été contaminé, qu'un cinquième des terres arables n'était plus cultivable. Mais voici les chiffres : la république de Russie 1000 km2 de terres polluées; l'Ukraine : 1500 km2 ; la Biélorussie: 7000 km2. On continuait de mentir alors même que l'information commençait d'émerger. On affirmait par exemple que personne ne mourait des suites de l'irradiation. Pourtant, l'autopsie des personnes mortes prétendument d'autres affections, par exemple de l'ischémie, révélait qu'ils avaient dans leurs poumons ce fait est établi par le professeur biélorusse E. Petriaïev une quantité de poussières radioactives qui dépassait de cinq fois le seuil de risque de cancer.

A. Yarochinskaïa : On refusait d'apprendre la vérité. Un document dit que, dans la région de Kiev et dans les districts de Polessie et d'lvankovo, l'autopsie des morts et des mort nés n'était pas effectuée en raison de l'absence dans ces lieux des services appropriés. Des 353 morts, aucun n'a subi d'autopsie en 1987. L'autopsie n'était pas pratiquée non plus à Slaoutitch. Dans la région de Jitomir, on a créé un centre d'anatomie pathologique inter districts, mais l'autopsie n'était faite que sur les personnes mortes dans les hôpitaux. La raison des effets de Tchernobyl c'est toujours la même politique du secret. La liste des renseignements sur l'accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl interdits à la publication dans la presse et dans les émissions de radio et de télévision a été entérinée par une commission gouvernementale sous le n° 514, du 29 février 1988. A cette époque là, la commission était présidée par B. Chtcherbina. Ce rapport stipule de « garder secrets les niveaux de pollution radioactive de certaines localités dépassant le niveau de tolérance, ainsi que les indices d'incapacité professionnelle du personnel des centrales travaillant dans des conditions particulières ou des personnes ayant participé aux travaux de réparation ». Lorsque j'ai posé à V. Marline, qui était membre de cette commission gouvernementale, une question sur cette disposition, il m'a répondu qu'il n'y avait jamais eu aucune interdiction, et que chaque paysan, c'est son expression, pouvait demander toutes les informations nécessaires au soviet de son village. Et dire que moi, journaliste, on m'a interdit pendant deux ans de publier mon article sur Naroditchi, alors que « chaque paysan » peut savoir tout ce qu'il veut !

Un autre rapport, de la commission médicale du ministère de la Défense de l'Urss, daté du 8 juillet 1987 et portant le n°205 demande qu'« en rédigeant les rapports sur les maladies des personnes ayant participé aux travaux sur la centrale de Tchernobyl et n' ayant pas subi une irradiation aiguë, il ne soit pas mentionné cette participation, ni la dose d'irradiation reçue si elle n'a pas provoqué de maladie grave ». Enfin, un troisième rapport, protégé par la mention « secret » et datant du 12 juin 1989 donne « conformément aux consignes du comité à l'Hydrométéorologie de l'Urss les chiffres des taux de radioactivité dans le district de Louga de la région de Jitomir, d'après les contrôles supplémentaires qui y ont été effectués ». Mais qu'y a t il à garder secret aujourd'hui ? J'ai posé cette question à Y. Tsatourov, vice président du comité d'Etat pour l'Hydrométéorologie. Il m'a répondu « Il n'y a plus rien de secret ! Vous vous êtes fait abuser ! » Il n'y a plus de secret, mais la machine à mensonges continue à tourner.

A. Adamovitch : Nous avons tous observé, lors du Congrès des députés, l'altercation entre Y. Izrael, président du comité d'Etat à l'Hydrométéorologie et V. Chevtchenko, président du soviet suprême d'Ukraine, qui s'efforçaient de rejeter la responsabilité de l'un sur l'autre. Chevtchenko a accusé Izrael d'avoir désinformé la république, alors qu'Izrael, à son tour, tâche de prouver actuellement le contraire dans la presse, à l'aide de documents censés confirmer qu'il n'a jamais dit que la vérité et rien que la vérité. L'académicien biélorusse Borissenko m'a raconté qu'il était allé un jour chez Y. Izrael pour lui présenter des chiffres de contamination de six districts de la région de Moguilev. Izrael lui a présenté en retour des documents attestant que la situation y était parfaitement normale. Je ne m'étonnerais pas si, demain, le même Izrael nous présentait des documents prouvant le contraire de ce qu'il dit aujourd'hui.

Je ne voudrais pourtant pas accuser uniquement les apparatchiks et les bureaucrates, même si la faute de personnes telles que Chtcherbina, ancien président de la commission gouvernementale, est immense. Une bonne part de la responsabilité doit être partagée par nos physiciens et nos médecins. Comment ces derniers ont ils pu signer des documents cachant la vérité, aux dépens de la santé des gens ? A mon avis, la raison en est l'esprit de clan. Dans notre pays, elle a acquis une ampleur inimaginable, car elle jouit d'un colossal soutien idéologique.

Y. Chtcherbak : Dans notre pays la science et la médecine sont au service du système politique. C'est le plus terrible qui puisse leur arriver.

A. Adamovitch : Lorsqu'on commence à débiter des mensonges, il est difficile de s'arrêter. Le dernier mensonge c'est le seuil de tolérance fixé à 35 rem, la dose maximale d'irradiation considérée comme admissible au cours d'une vie. Elle a été fixée pour les régions sinistrées par des scientifiques sous la responsabilité de l'académicien L. Iline et elle s'applique indifféremment à tout le monde les hommes, les femmes enceintes, les vieux, les enfants. Les scientifiques biélorusses et ukrainiens ont protesté contre ce calcul, tâchant dc prouver qu'il ne prenait pas en consideration L'irradiation reçue dans les premiers jours et les premiers mois après l'accident, ni le taux de contamination radioactive des eaux et du sol, ni la consommation d'aliments contaminés. Les scientifiques biélorusses qui ont protesté ont été accusés d'incompétence car la commission de l'Oms a accepté ce seuil. Mais lorsqu'on a demandé au professeur Pellerin, qui se trouvait en Biélorussie, pourquoi il soutenait cette conception, il a répondu : « Mais de toutes façons, vous n'avez pas les moyens de faire déménager la population. » C'était au moins une déclaration honnête Il y a quelques jours, j'en ai parlé à l'académicien Velikhov, qui a déclaré en présence de M. Gorbatchev et de N. Ryjkov que le taux de 35 rem avait été fixé sans raison sérieuse.

V. Boudko : Le professeur Pellerin a visité Naroditchi et lorsque je lui ai dit que, dans ce district, les villages étaient divisés en « purs » et en « contaminés », c'est à dire que les uns étaient approvisionnés en denrées pures et les autres non, il en fut tellement bouleversé qu'il m'a demandé à trois reprises par l'intermédiaire de l'interprète de lui confirmer que les gens habitant sur le territoire où la radiation dépassait par endroits 100 curies au km2, n'étaient pas approvisionnés en denrées saines.

Y. Chtcherbak : Il existe, dans notre pays, un document intitulé « Les normes de sécurité contre la radiation », adopté notamment par le même Iline, qui prévoit une responsabilité pénale pour tout dépassement des normes d'irradiation tolérée. Le taux de 35 rem contredit entièrement ce document. On sait que le Comité international de protection contre les radiations atomiques baisse régulièrement le seuil de tolérance. Zhores Medvedev est intervenu dans notre pays aux lectures parlementaires sur l'accident de Tcheliabinsk et il a déclaré que pour le personnel des centrales le taux dc tolérance avait été réduit à 20 rem !

V. Kolinko : Plusieurs groupes de scientifiques, notamment à Kiev, étudient l'influence des petites doses d'irradiation sur le système immunitaire de l'homme. Par exemple, on a minutieusement observé les soldats qui sont intervenus à Tchernobyl et qui ont reçu une dose de 25 rem. On a constaté que 18 mois plus tard leur système immunitaire n'avait pas entièrement rétabli ses fonctions.

Y. Voronejtsev : Selon l'Académie des sciences de Biélorussie, « l'étude biologique a décelé des modifications des systèmes immunitaire et endocrinien de l'organisme, des troubles métaboliques et des aberrations chromosomiques. Sur le territoire pollué par les radio nucléides, on observe la tendance à l'aggravation du syndrome anémique, de la distonie vasovégétative, de l'hypertension et de l'hyperplasie de la glande thyroïde au premier et au deuxième degré ». A ce propos, l'académicien Iline affirme que la prophylaxie iodique a été effectuée sur tous les territoires contaminés. Or, il y a une semaine, à Narovlia, j'ai vu de mes propres yeux j'ai vérifié tout le fichier que pas un enfant n'en a été l'objet. Même chose dans le district de Vetka. J'ai peut être tort d'en parler ici car demain, on risque d'y trouver un fichier tout différent qui se serait mis à exister entre temps.

En ce qui concerne les fonds pour l'évacuation de la population, ils sont tout bonnement jetés par la fenêtre dans certains districts, on poursuit la construction de différents ouvrages fort coûteux en oubliant que la population de ces lieux devrait plutôt être évacuée. En Biélorussie, les gens estiment que le responsable en est G. Tarazevitch, le président de la commission aux politiques nationales du Soviet des nationalités et qui était alors président du soviet suprême de la république de Biélorussie.

Y. Chtcherbak : A l'heure actuelle, en Ukraine, on demande littéralement à chaque meeting que A. Romanenko, ministre de la Santé de la république d'Ukraine, réponde de ses actions. Le journal « Troudovaïa Vachta », édité dans la zone de Tchernobyl, publie en date du 20 juillet 1989 un compte rendu de la conférence du Parti fait par le groupement de production Combinat « On aura à réviser le problème de la tragédie de Tchernobyl et ce sera fait lorsque la société s'affranchira du poids de l'opinion officielle, lorsque Chtcherbina, Tchazov, Iline Loukonine, Izrael et leurs collègues de la Santé publique seront privés des moyens de pression. Quand le ministère de la Santé publique cessera t il d'émettre des déclarations rassurantes ? Il est temps de rendre publics les noms de ceux qui ont choisi l'endroit pour la construction de la ville de Slavoutitch et nous ont ainsi imposé de résoudre des problèmes psychologiques complexes et de supporter d'importantes dépenses supplémentaires. » Je précise que la ville de Slavoutitch est construite sur une « tache de césium radioactif » et que pour cette raison la plupart des personnels disposant d'instruments de contrôle dosimétriques refusent d'y travailler.

A. Adamovitch : Les effets du mensonge, c'est qu'au lieu de localiser la contamination on lui a permis de se propager d'abord jusqu'en Biélorussie. Si, en Ukraine, il y eut des postes de contrôle sur les routes, chez nous, soit il n'y en a jamais eu, soit on les a vite supprimés. De ce fait, la pollution radioactive s'est diffusée à travers tout le pays. Nous apprenons à présent qu'on refuse d'accepter la viande biélorusse dans le Nord, en Asie centrale et dans d'autres lieux. Or, nous continuons de produire beurre et viande dans les zones contaminées. C'est ainsi que fonctionne le mécanisme d'assassinat du peuple. Meurtre aveugle, qui est le résultat d'un fonctionnement « normal ».

V. Kolinko : J'ai des documents qui prouvent que l'on fait expédier dans différentes régions des céréales et des pommes de terre contaminées. Cela se fait d'une manière parfaitement officielle.

V. Boudko : Grâce à la presse, on s'intéresse enfin à notre problème. Mais quant passera t on des paroles aux actes ? Moi, je n'ai même plus accès au conseil des ministres ukrainien, avec ma réputation de contestataire ! Le président du comité à l'Hydrométéorologie, Y. Izrael, nous a déclaré, lorsqu'il nous a rendu visite, que la pollution moyenne chez nous était de 5 curies, et que donc nous pouvions continuer d'y vivre. Mais que veut dire « en moyenne » ? Il y a des villages où elle atteint 170 curies. Dans le village de Malyïe Menki, les enfants ont reçu 29 rem en trois ans !

Y. Chtcherbak : Comprend on ce que c'est, 20 rem ? Ce sont des leucoses, des leucémies, des cancers et des altérations génétiques.


V. Boudko : On nous a promis que, cette année, on ferait évacuer 338 familles avec leurs enfants. Mais, au mois de septembre, nous avons été obligés de rouvrir les jardins d'enfants et les écoles dans les villages où le niveau de radioactivité était de 170 curies. Les déménagements dans le district dureront quatre ans. Il est donc nécessaire que tout le district soit ravitaillé d'urgence en produits alimentaires sains. 1500 enfants mangent des aliments contaminés ! Autant que je sache, cette décision reste en attente pour « concertation » chez G. Sergueev, vice ministre de la Santé publique.

A. Adamovitch : Puisque nous en sommes à la fin de notre discussion, je voudrais faire une déclaration qu'il faudrait publier en gros caractères. Les responsables de cette tromperie ne peuvent plus rien changer au mal qui est fait. Pour cacher leur mensonge, il seront obligés de continuer à mentir. C'est pourquoi ceux qui ne sont pas encore mis à la retraite doivent être destitués de leurs postes. Nous avons organisé cette table ronde pour mettre au grand jour le mécanisme de la tromperie de Tchernobyl. Vous voyez que nous n'y sommes pas parvenus. En tout premier lieu parce que nous ignorons jusqu'à présent qui, guidé par quelles considérations ou quelles consignes, s'est efforcé de masquer l'envergure de la catastrophe. Il est impossible d'établir qui était parmi les initiateurs du crime et qui n'en était que l'exécutant. Or le crime non puni acquiert les propriétés d'une maladie infectieuse. Le blocage de l'information et sa défiguration sont des symptômes alarmants. Et il continue à se manifester. Il suffit de se rappeler ne serait ce que les premières informations sur la tragédie de Tbilissi.

Parmi les participants à la table ronde, rappelons qu'il y a quatre députés. L'ensemble des participants a décidé de former un conseil public auprès de la rédaction des « Nouvelles de Moscou ». Ils estiment qu'il est nécessaire de déterminer définitivement :
1. qui, nommément, est responsable de l'information mensongère sur les taux de contamination dans les régions polluées, immédiatement après l'accident et dans les trois ans qui ont suivi
2. qui est actuellement responsable de l'absence d'assistance médicale et de distribution de denrées alimentaires saines dans les zones contaminées
3. qui a donné des consignes pour accroître la production agricole dans les régions contaminées, et qui, nommément, est responsable de l'acheminement de cette production à travers le pays.

La rédaction des « NM » accepte l'aide de tous ceux qui se sentent concernés par la tragédie de Tchernobyl.

Table ronde et compte rendu par
Evguenia Albatz

 

 

Extrait du site "pripyat-city":

Le procès de Tchernobyl

La ville de Tchernobyl a été choisie comme lieu du procès des accusés de l'accident de Tchernobyl, car selon la législation en vigueur à l'époque soviétique, le procès devait avoir lieu à proximité du lieu du crime. La ville est située à 12 kilomètres de la centrale nucléaire, ses habitants ont donc été évacués dès les premiers jours de mai 1986. Par conséquent, personne n'a interféré avec la désignation du processus comme étant ouvert, dans une zone où l'entrée n'était possible qu'avec des laissez-passer.

Après l'accident, cette ville a été décontaminée à plusieurs reprises. Le centre a été repeint, le revêtement routier renouvelé [...] et, en juillet 1987, le centre administratif de la zone d'exclusion était complètement prêt pour l'événement : « Tribunal de Tchernobyl ».

La Maison de la Culture choisie pour son siège a été rénovée de manière exemplaire. L'apparence n'était gâchée que par des barreaux accrochés aux fenêtres [...]

Les "boucs émissaires" habituels sont apparus sur le banc des accusés : le directeur de la centrale nucléaire Bryukhanov, l'ingénieur en chef Fomin, Dyatlov (direction, ZHIZ-E), Rogozhkin (ODU NZS), Kovalenko (RC-4, chef) et Laushkin (GAEN, inspecteur).

Voir la vidéo.

Il y avait des invités à la cour - 60 journalistes soviétiques et étrangers. Le reste des sièges était occupé par le personnel de la centrale nucléaire de Tchernobyl, de la zone des 30 km et des participants au tribunal.

Le début de la première réunion était prévu pour le 7 juillet 1987. Les journalistes n'étaient autorisés à accéder qu'à la première et à la dernière séance, que pour entendre uniquement l'acte d'accusation (le premier jour) et le verdict. Les peines prononcées par le tribunal étaient les suivantes : 10 ans de prison dans une colonie pénitentiaire de travail sous régime général (10 ans pour le directeur, l'ingénieur en chef et son adjoint), et pour les trois autres, la peine a été allégée, Rogozhkin a été condamné à 5 ans, Kovalenko 3 et Laushkin 2. Les détails et les circonstances de l'accident ont été discutés lors de réunions de travail dont l'entrée n'était pas ouverte à tout le monde. [...]

 

 

Les Nouvelles de Moscou n°42, du 13 au 19 octobre 1989:

Manifestation anti Tchernobyl à Minsk


Sur ces banderoles brandies lors de la manifestation de Minsk, sont inscrits le nom des districts (à gauche celui de Vetkaouski, à droite celui de Mogilev) et
les taux relevés de césium 137 et de strontium.

DES MANIFESTANTS originaires de douze régions de Biélorussie, contaminés par les rejets radioactifs de Tchernobyl ont défilé, le 30 septembre [1989], dans les rues de Minsk.

Le Front populaire de Biélorussie a annoncé la marche des sinistrés de Tchernobyl. Les autorités officielles ont immédiatement décidé d'organiser ce jour même un « samedi communiste » et d'y envoyer le plus de monde possible, pour empêcher les habitants de Minsk d'entrer en contact avec leurs compatriotes de la zone irradiée.

Les organes officiels ont tenté de dissuader certains habitants de la « zone » de manifester en les citant à comparaître devant la justice. D'autre part, la police routière était chargée de bloquer les autocars venant de régions contaminées. Malgré tout, 30 000 personnes sont parvenues à se réunir à Minsk. Les manifestants brandissaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « District de Khoïniki : césium 60 curies/km2 , strontium 70,9 curies/km2 ; District de Klimovitchi : césium 47 curies/km2; District de Kostukovitchi 71 curies/km2. »

Un tiers du territoire de la Biélorussie est devenu dangereux. Pourtant, des centaines de milliers de personnes y ont vécu ces quarante derniers mois et continuent d'y vivre. D'autre part, les « Izvestia » ont récemment écrit que l'argent réuni par la population en faveur des victimes de Tchernobyl (il s'agit de millions de roubles !) avait servi, pour une grande part, à rembourser les dépenses du ministère de l'Electronucléaire. L'assassin se trouve donc récompensé par sa victime.

Les manifestants se sont arrêtés devant la Maison du gouvernement pour inviter à leur meeting les responsables qui auraient pu leur fournir des explications à ce sujet. S'ils avaient pris la parole, ils auraient pu dire combien de millions de roubles avaient été dépensés pour sauver non pas des vies, mais la réputations de ceux qui refusaient, en 1986, de voir et de dire la vérité.

Aucun responsable officiel n'est venu rencontrer les 30 000 manifestants, qui se sont entretenus avec des historiens, des écrivains, des chercheurs (Evgueni Velikhov est même spécialement venu de Moscou).

Ils ont adopté à l'unanimité une résolution qui réclame l'ouverture d'une enquête sur l'activité des fonctionnaires et des organisations responsables de la situation créée en Biélorussie à la suite de l'accident de Tchernobyl. Ils demandent en outre assistance aux organisations internationales.

L'irresponsabilité, la tendance à embellir la réalité, la sous estimation voire la falsification délibérée des conséquences du sinistre, ont laissé les radiations se répandre et commettre des ravages. Pour réduire l'étendue de la catastrophe, il faut des moyens et des mesures que la république n'est pas à même d'assurer à elle seule.

 


Actualité Soviétique 24/01/1990:

Biélorussie: L'opinion d'Ales Adamovitch

Nous reproduisons ci-dessous une intervention d'Ales Adamovitch, député biélorusse au Soviet Suprême de l'URSS, où il évoque, notamment, la manifestation du 30 septembre dernier, la situation radiative en Biélorussie et la réaction des autorités.

"Toutes les régions de la Biélorussie contaminées par les rejets radioactifs n'ont pu envoyer leurs habitants défiler le 30 septembre dernier à Minsk. Douze d'entre elles, seulement, ont pu le faire. Quelle absurdité, direz-vous ! Qu'est-ce qui pouvait bien empêcher les habitants de ces régions de se rendre tranquillement dans la capitale de leur république ? Et pourquoi, pouvons-nous demander à notre tour, un grand nombre de ces territoires ne figuraient pas sur la liste des régions sinistrées? Au début (et durant très longtemps), on n'en citait que trois...

Quand, à l'appel des "groupes d'initiative" locaux, le Front populaire de Biélorussie a annoncé la marche "Tchernobylski chliakh", les autorités de Minsk ont immédiatement décidé d'organiser ce jour-là un "samedi communiste" à la campagne et d'y envoyer le plus de monde possible. Ce "samedi" mal préparé, improvisé, avait pour seul but d'empêcher les habitants de Minsk de rencontrer leurs compatriotes des régions sinistrées.

Pendant le meeting organisé devant la maison du gouvernement lors de la conférence de presse, les gens venus de la "zone" ont montré les citations en justice et les convocations du ministère public qu'ils avaient reçues en réponse à leur souhait de participer à la marche. La police routière avait reçu l'ordre d'arrêter les cars "suspects" en provenance des régions contaminées de Narovlia, Khoïniki, Moguiliev, etc.

Quand, vers deux heures de l'après-midi, le nombre des manifestants a dépassé les 30 000, les autorités ont été contraintes d'ouvrir l'avenue Lénine au défilé. Sous une pluie glacée,
les manifestants portaient des drapeaux noirs où l'on pouvait lire: région de Khoïniki: césium 60 curies/km2, strontium 70,9 curies/km2, région de Vetkovo, région de Klimovitchi, région de Kostioukovitchi... On n'en voyait pas la fin.

La Biélorussie est une vaste contrée, mais le désastre l'a rendue toute petite. Des centaines de milliers de personnes vivent depuis plus de 40 mois sur des territoires contaminés. Et, voyez-vous, personne ne se sent coupable de cette situation.

Les chercheurs, les médecins ? Ils ne disposaient pas de suffisamment d'informations, et celles en leur possession n'étaient pas prises en considération par les responsables officiels. De plus, il était strictement interdit de les diffuser.

Les autorités ? Elles ont été induites en erreur par les spécialistes, mais maintenant qu'elles sont au courant du danger, tout doit changer.

Le ministère chargé du nucléaire ? Nous avons été bien étonnés d'appendre que c'est lui qui a subi le plus gros préjudice. Et l'on a pu lire récemment dans les "Izvestia" que l'argent collecté auprès de la population pour les personnes sinistrées (il s'agit pourtant de millions de roubles !) a servi dans une large mesure à rembourser les pertes de cet organisme. L'assassin a obtenu une compensation de sa victime !

Peut-on aller plus loin dans la voie de l'absurdité bureaucratique ?

Les manifestants se sont arrêtés devant la Maison du gouvernement pout inviter à leur meeting des responsables susceptibles de leur fournir des explications. Si ces derniers avaient pris la parole, ils auraient dit combien de millions de roubles avaient été engagés pour sauver... non pas les hommes, mais la réputation de ceux qui ne voulaient, en 1986, ni voir le malheur qui a frappé la Biélorussie, ni dire la vérité sur son étendue.

Combien de maisons et de villages, aujourd'hui abandonnés, et de routes asphaltées ont été construits pour empêcher les gens de s'interroger sur la quantité de "curies" et de "rems" se trouvant dans leur chambre à coucher et dans les cheveux de leurs enfants ! Pour les empêcher de se poser cette question jusqu'à ce que tel ou tel fonctionnaire ne soit promu à un poste plus important ou n'obtienne une pension personnelle...

Personne n'est venu rencontrer les 30 000 manifestants, qui ont pu néanmoins s'entretenir avec des historiens, des écrivains ou des chercheurs (Evguéni Vélikhov avait fait spécialement le déplacement de Moscou pour participer au meeting !).

La résolution adoptée à l'unanimité recèle une double exigence, l'ouverture d'une enquête sur les actions des fonctionnaires et des établissements responsables de la situation qui s'est créée en Biélorussie à la suite de l'accident de Tchernobyl et une demande d'assistance aux organisations internationales. Aujourd'hui, il faut sauver un peuple entier, l'irresponsabilité, la tendance à embellir la vérité, la sous-estimation, voire la falsification délibérée de l'ampleur du désastre ont entraîné une prolifération envahissante de la radiation. Les gens attendent une enquête. Mais ils attendent également des mesures et des moyens que leur république n'est pas à même de leur assurer seule.

(APN)