Quand commence la première série
d'expériences nucléaires du Nevada, en janvier 1951
[...] le système de contrôle installé tout
autour de l'aire est plus que rudimentaire. Sa mise en place a
été encore plus bâclée que celle du système d'Alamogordo en
1945. Des aspirateurs Electrolux reconvertis sont utilisés
pour prélever des échantillons d'air ambiant. Il
est donc certain que pendant les deux premières années
(1951 et 1952), on n'effectue que des contrôles de pure
forme. Or, au cours de cette période, deux cents kilotonnes
environ de puissance explosive (soit l'équivalent de dix
bombes d'Hiroshima) vont être libérés. Des
bombes encore plus puissantes exploseront au cours de la quatrième
série, au printemps de 1953. Dans ce dernier cas, cependant,
les équipes de contrôleurs, au sol et aériens,
sont soigneusement organisées, et le Service national de
santé publique est désormais intégré
au réseau de contrôle à distance. Ce nouveau
système, un peu plus efficace que les précédents,
sera le premier à susciter une véritable inquiétude.
Les prélèvements
au sol des retombées de la première bombe de cette
quatrième série, un engin de 16 kilotonnes, indiquent
un taux de rayonnement gamma inférieur à la norme
admissible de 3,9r. Lorsque la deuxième bombe de 24 kilotonnes
explose, la semaine suivante, le nuage radioactif s'éloigne
comme prévu vers le nord, mais les relevés sont
plus importants. A quatre vingts kilomètres de l'aire expérimentale,
la CEA [américaine] conseille à deux cents employés
de la mine Lincoln de ne pas sortir tant que le nuage ne se sera
pas éloigné. Ce sont 18 000 moutons paissant dans les environs qui vont
faire les frais de l'expérience ; plus de 4 000 d'entre
eux mourront des suites d'un empoisonnement radioactif. Les survivants
présentent sur le museau, le col et les oreilles des lésions
qui ressemblent à des brûlures.
La CEA envoie des experts faire une enquête dont les résultats
seront étouffés. L'un des experts confie à
un fonctionnaire agricole local que près des moutons morts,
les compteurs Geiger « crépitaient comme un
feu d'artifice », mais la CEA lui ordonne de réécrire
son rapport en supprimant toute référence aux effets
de l'irradiation.
C'est avec la septième bombe, nom de code : Simon,
que les choses vont se corser. Il s'agit d'un gros engin - 50
kilotonnes - soit deux fois et demie la taille de celui d'Hiroshima.
Le dernier bulletin météorologique avant l'expérience
prévoit comme zone de retombées maximales (avec
un taux de 8r) l'autoroute 93 qui mène à Las Vegas,
au nord-est. Cependant, lorsque les retombées touchent
effectivement l'autoroute, on relève un taux maximal de
16r, soit deux fois plus que prévu. Cette fois-ci, même
le compte rendu délibérément neutre de la
CEA parle « d'urgence ». On installe en
toute hâte des barrages routiers et des déviations
pour les voitures, les camions et les autocars.
Ultérieurement, le contrôleur de l'aire expérimentale
fait un exposé écrit des événements.
La CEA le reçoit en mai 1953 et le classe dans le fichier
des RENSEIGNEMENTS CONFIDENTIELS TOUCHANT A LA SÉCURITÉ
NATIONALE : il ne sera rendu public qu'en avril 1979, soit
près de vingt-six ans plus tard. Ce rapport précise
que la norme de 3,9r par trimestre imposée par la CEA pour
ses travailleurs a été dépassée dans
deux bourgades du Nevada, à cent soixante kilomètres
à l'est de l'aire expérimentale. On a relevé
par deux fois des chiffres équivalant à des taux
de 7r et 5,5r par trimestre. Au total deux cent quarante six personnes
ont été touchées. Les chiffres enregistrés
sont peu élevés, mais « Ici, le taux
d'irradiation est tel que s'il y avait des retombées sur
une zone peuplée jouxtant l'aire expérimentale,
les habitants souffriraient sûrement de brûlures dues
au rayonnement bêta. » (C'est bien ce qui est
arrivé aux moutons lors des premières expériences
de la série.) « La situation serait particulièrement
sérieuse, car ces brûlures peuvent provoquer des
chutes de cheveux et la formation de cloques ou d'ulcères.
Il est certain que le public réclamerait aussitôt
la fermeture de l'aire. » Le rapport se termine sur
une rubrique intitulée : « Effet sur la
population civile » : « Il y a encore
tant d'inconnues sur les effets biologiques de l'irradiation que
l'on ne saurait exactement les définir. M. Failla, membre
du sous-comité sur l'irradiation externe du Comité
national de protection contre les radiations (la branche américaine
de la Commission internationale), spécialiste éminemment
reconnu, va publier un livre où il déclare que le
taux de 0,3r par semaine (3,9r par trimestre) est admissible mais
qu'il doit être réduit [d'un] facteur dix pour les
enfants mineurs, ceci en raison de son action sur la formation
des os et des tissus qui se fait de façon si rapide pendant
la croissance. D'autre part, l'Armée autorise pour ses
soldats une dose maximale de l0r [elle est parfois supérieure
pour les officiers volontaires] dans le cadre de l'opération
Desert
Rock [pour observer la réaction des troupes face aux
expériences nucléaires]. Elle part sans doute du
principe que le risque de blessures dues au rayonnement, même
à un taux relativement élevé, peut être
considéré comme moindre que le risque de blessures
dues à des causes plus habituelles en cours de manoeuvres
ou d'action. »
Bref, la CEA ne dispose encore d'aucune base pour établir
quel sera l'effet des retombées sur les populations habitant
près de l'aire expérimentale, ni même s'il
y en aura un.
Le paragraphe final du rapport que nous venons de citer précise :
« Il ressort de ce qui a été dit plus
haut que les organisateurs des expériences doivent fixer
une limite supérieure à la taille de leurs bombes,
dans l'intention de les maintenir si possible en deçà
d'un certain maximum qui pourrait être de 25 kilotonnes.
Sinon, il y aura certainement une surexposition des populations
voisines, qui mènerait éventuellement à la
fermeture forcée de l'aire expérimentale . »
Une semaine après que ce rapport a été reçu
au quartier général de la CEA à Washington,
la neuvième bombe (nom de code : Harry) de cette quatrième
série explose à 5 h 5 du matin, le 9 mai 1953. D'une
puissance de 32 kilotonnes environ, Harry a été
ajusté au sommet d'une tour de cent mètres de haut.
Les produits de fission, formant une masse de vapeur épaisse
de plus de cinq mille mètres, sont entraînés
vers le haut ; à mesure qu'il s'éloigne vers
l'ouest, le bas du nuage se trouve à neuf mille mètres
du sol et son sommet à quatorze mille.
Harry est ce que les savants appellent une « sale bombe »
- en raison de sa taille, mais aussi parce qu'elle a été
placée à cent mètres de haut pour l'explosion.
Voici ce qu'on peut lire dans le rapport du contrôleur de
la CEA pour la ville de Saint-George (5 000 habitants) à
deux cent quarante kilomètres à l'ouest de l'aire :
« A environ 8 h 45 du matin, le 19 mai 1953, nous avons
noté que le nombre de véhicules ayant besoin d'être
décontaminés augmentait, ainsi que le niveau des
relevés. En conséquence, il s'est révélé
nécessaire d'organiser des stations de décontamination
supplémentaires. A 9 h 10 environ, on obtenait des relevés
de 0,3 à 0,32r à l'heure à l'intérieur
et à l'extérieur des véhicules. Il est alors
devenu évident qu'il se passait quelque chose d'anormal
[...] A 9 h 25, on a conseillé aux habitants de Saint-George
de s'abriter, avant d'avertir le shérif pour éviter
que les enfants des écoles ne soient envoyés dehors
pour leur récréation. A 9 h 40 la majeure partie
de la population de la ville était à l'abri. Nous
avions alors deux cents véhicules environ arrêtés
au barrage routier, une centaine dans chaque sens, plus environ
vingt cinq véhicules et trois camions que l'on était
occupé à laver dans les garages de Saint-George.
Pendant que toute activité était ainsi suspendue,
les contrôles ont continué dans toute la région.
A 10 h 15, on a obtenu le relevé assez considérable
de 0,32r à l'heure. »
Inquiets, les fonctionnaires de l'aire expérimentale conseillent
à leur équipe de rester à Saint-George. L'un
des contrôleurs achète du lait produit dans la région,
mais avec prudence pour ne pas « déclencher
les rumeurs les plus exagérées ».
D'après les rapports
des contrôleurs, on estimera plus tard que la dose externe
de rayonnement gamma à laquelle ont été exposés
les 10 000 habitants du comté de Washington, dans
l'Utah (dont la moitié habitent Saint-George) oscillait
entre 2,5 et 5r.
Si cela s'était passé dans l'une des centrales atomiques
de la CEA, on aurait soumis les travailleurs concernés
à un examen précis et détaillé, afin
de calculer les doses effectivement reçues et les éventuelles
quantités de matières radioactives avalées
en respirant ou en mangeant. En outre, les travailleurs en question
auraient été protégés de toute nouvelle
exposition pendant un certain laps de temps. Rien de tel pour
les populations du Nevada car il est impossible d'agir sans révéler
au public que la CEA n'a pris que les précautions minimales
pour préserver la santé des civils de la région.
Plutôt que de révéler la vérité,
la CEA préfère étouffer toute l'affaire -
manoeuvre qu'elle désigne par un savoureux euphémisme :
« Judicieux maniement du programme d'information du
public. »
A chaque fois que le réseau
de contrôle, pourtant bien limité, indique que les
« normes » ont été dépassées,
on ne prend que les dispositions les plus rudimentaires, en conseillant
aux habitants de rester chez eux et de se doucher fréquemment.
Après le passage du nuage et la fin des retombées,
on les engage aussi à laver leurs voitures recouvertes
de poussière radioactive. Il n'existe aucun programme de
visites médicales pour les personnes exposées aux
retombées - pas même pour les jeunes enfants dont
on sait qu'ils sont particulièrement vulnérables.
La désinvolture avec laquelle on
s'est efforcé de réunir quelques échantillons
de lait dans la région de Saint-George, après l'explosion
de Harry, est bien dans la note de l'incroyable insouciance avec
laquelle la CEA envisage les effets éventuels d'une ingestion
de matières radioactives. Il faudra attendre plusieurs
années pour qu'elle daigne les prendre un peu plus au sérieux.
* En effet les employés de l'aire expérimentale ont découvert que les bombes les plus puissantes explosant à une centaine de mètres du sol ou plus produisent les plus fortes retombées. Les isotopes radioactifs créés pendant la fission sont emportés sur les millions de particules de poussière que le nuage atomique aspire du sol.
Extrait de "Les barons de
l'atome",
Peter Pringle - James Spigelman, Le Seuil, 1982.
A lire : American Ground
Zero - La guerre nucléaire secrète de Carole Gallagher, 1993.
(Ce livre paru aux Etats-Unis fut proposé en France à
divers éditeurs, grands, comme petits. Tous ont renoncé
à le publier, essentiellement semble t-il pour des raisons
financières. C'est pourquoi ce livre est maintenant diffusé
par Infonucléaire en PDF sur Internet.)
Extrait de Sciences et Avenir n°181, mars 1962.
Extrait du journal Le Monde.
Extrait de Atomes n°156, juin 1959.
"La proportion de strontium a augmenté de 7 fois
depuis sa découverte en 1954 dans le sol de New York. Au
cours de l'année passée il a augmenté de
5 fois à Seattle et à Pittspurg. A l'automne dernier,
le taux de strontium 90 dans le lait est monté à
Saint Louis par exemple, au quart du niveau admis. Les rapports
sur le blé du Minnesota seraient encore plus inquiétants."
A voir : "Operation Cue",
presentation of the Federal Civil Defense Administration 1955
(révision 1964).
Le Monde, début 1980:
New-York. - L'un
des procès les plus embarrassants pour le gouvernement
fédéral vient de s'ouvrir à Salt-Lake-City
(Utah) : mille cent quatre-vingt-douze plaignants accusent l'administration
centrale d'être responsable des drames familiaux et financiers
qui les accablent depuis la grande vague d'essais nucléaires
en plein air des années 60. Entre 1951 et 1962, plus de
cent engins atomiques ont, en effet, été testés
dans le désert du Nevada. Ce n'est qu'en 1963, à
la suite d'un accord américano-soviétique, que les
expériences devinrent souterraines.
Tout a commencé en 1953 lorsque onze éleveurs de
moutons de la région de Cedar-City, dont les troupeaux
paissaient à des distances variant de 60 kilomètres
au nord à 280 kilomètres à l'est du centre
d'essais, virent leurs bêtes mourir. Quelque quatre mille
moutons sur un total de onze mille passèrent ainsi de vie
à trépas au printemps de 1953, exhibant de mystérieuses
blessures au museau et dans les oreilles. De surcroît, les
agneaux nés ce printemps-là étaient particulièrement
nerveux et chétifs.
A l'époque, la plainte des éleveurs fut déclarée
irrecevable, les avocats du gouvernement fédéral
faisant valoir que les moutons avaient, en fait, été
victimes d'un hiver particulièrement rigoureux et de maladies
infectieuses,
La " mystérieuse affaire du Nevada " resurgissait,
cependant, périodiquement dans l'actualité : des
cancérologues faisaient état d'un nombre particulièrement
élevé de cas dans la région. Hollywood s'en
mêlait en rappelant la mort prématurée, à
la suite de tumeurs malignes, d'acteurs comme Susan Hayward, qui
avaient tourné des westerns** au Nevada, à l'époque
des essais nucléaires en plein air.
** Pas des westerns, mais "Le Conquérant" (The Conqueror) un film de Dick Powell sorti en 1956, portant sur l'histoire de l'avènement de Gengis Khan. Le tournage est marqué par la contamination de l'équipe du film en raison de la proximité d'un site d'essais nucléaire de l'armée américaine. En 1980 un journaliste enquête sur le sort des acteurs et de l'équipe du film, sur 220 personnes 91 ont développé un cancer et 46 sont morts dont John Wayne (72 ans, cancer des poumons, de la gorge et de l'estomac), Susan Hayward (56 ans, cancer du sein, de l'utérus et du cerveau), Lee Van Cleef (64 ans, cancer de la gorge), Agnes Moorehead (73 ans, cancer de l'utérus) et le réalisateur Dick Powell (53 ans, cancer des glandes lymphatiques), lire le témoignage d'Elmer Pickett de St George (Utah), dont 16 membres de la famille ont eu des cancers. Cette statistique n'inclut pas les figurant amérindiens, des centaines de figurants de la tribu Païute (Piute) qui jouent les mongoles dans le film. Un des derniers figurants indien encore en vie témoigne, voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=voEd-fEt4Eo ]
Une première enquête truquée
En janvier dernier, les éleveurs de
moutons revenaient à la charge, leur avocat, Mr Dan Bushnell,
apportant la preuve qu'en 1956 le gouvernement fédéral
avait dissimulé certains éléments de l'enquête.
En mai dernier, le même juge, M. Sherman Christensen, qui
avait rendu l'arrêt favorable au gouvernement il y a vingt-six
ans, admettait que l'enquête avait été truquée
et déclarait la plainte des " ranchers "
recevable.
Entre-temps, les éleveurs de moutons ont trouvé
de nouveaux alliés quelque neuf cents habitants de la région
dont les familles ont pâti plus ou moins gravement des retombées
nucléaires et plusieurs centaines de soldats qui étaient
cantonnés aux abords du site des essais et qui demandent
des réparations au Congrès. En 1953, les éleveurs
demandaient 226 000 dollars de dommages-intérêts
pour la mort de leurs bêtes. Aujourd'hui, ce sont des centaines
de particuliers qui demandent justice pour des faits infiniment
plus graves.
Des familles entières affirment avoir été
décimées par les retombées nucléaires.
Elles font valoir qu'à l'époque, le gouvernement
fédéral ayant assuré que les risques étaient
minimes, elles allaient
volontiers contempler, au petit matin, le merveilleux feu d'artifice
des essais sur le désert.
Les plaignants déclarent avoir alors éprouvé
de vives démangeaisons. Certains ont eu, " même
sous leurs vêtements, des coups de soleil qui se transformaient
en ampoules ".
Peggy Orton, une écolière rousse, vive et intelligente,
qui habitait la petite ville de Parowan, est tombée malade
en novembre 1959 et est morte de leucémie aiguë en
mars.
Mme Jo Ann Workman raconte que, étant au collège
de Saint-George, en 1953, elle s'est aperçue, un matin,
en se coiffant, qu'elle perdait en abondance non seulement ses
cheveux, mais aussi la peau de son crâne. Elle a continué
à perdre ses cheveux pendant vingt ans et, aujourd'hui,
elle est. atteinte d'un cancer.
Mme Martha Bordoli Laird
rapporte que son fils, Martin, est mort de leucémie à
sept ans, en 1956. Sa soeur, son beau-frère et sa belle-soeur
sont morts d'un cancer ; son mari en est atteint. Parmi ses sept
enfants, il y a eu plusieurs cas de fausses couches, d'enfants
morts-nés et de maladies atteignant le système circulatoire
et musculaire. Il y e eu trente-huit cas de cancer, dont quatorze
mortels, parmi ses voisins immédiats.
En 1977, un cancérologue de l'université de l'Utah,
le docteur Joseph Lyon, avait commencé une enquête
sur les incidences possibles des essais des années 50 au
Nevada. Il avait, alors, été accusé d' "
hystérie écologiques ". En 1979, il
publiait ses conclusions dans le très respecté New
England Journal of Medecine chez
les enfants nés dans l'Utah entre 1951 et 1958, les cas
de leucémie s'étaient accrus de 40 %. Parmi les
enfants nés dans la région frontière avec
le Nevada, les cas avaient plus que triplé.
Le procès de Salt-Lake-City pourrait durer plusieurs mois,
avec de nombreuses batailles d' " experts ", et être
le " procès nucléaire du siècle ",
ne serait-ce que par le nombre des plaignants.
Nicole BernheimI