Extrait de « La propulsion nucléaire navale. Enjeux techniques et stratégiques d'une technologie confidentielle »,
Héloïse Fayet et Jean-Louis Lozier,
Proliferation Papers, n° 66, Ifri, novembre 2023.
(les liens ont été rajoutés par Infonucléaire)

Un programme soviétique chaotique

Les premiers projets de l'époque stalinienne
Le développement de la propulsion nucléaire en Union soviétique se fit en réaction aux avancées observées aux États-Unis. Pourtant, les recherches scientifiques conduites dans les laboratoires européens et publiées jusqu'en 1939 dans les revues scientifiques, étaient connues en Union soviétique par quelques physiciens. À la suite des découvertes d'Hanh et Strassman, un scientifique russe, Igor Tamm, suggéra dès 1939 qu'une bombe à uranium pouvait détruire à elle seule la totalité d'une ville(8). Cependant, dans le contexte de la terreur régnant en URSS à cette époque, peu de scientifiques osèrent poursuivre dans cette voie jugée inutile par Staline, car n'ayant pas d'utilité militaire immédiate. Après le début de l'opération Barbarossa, les scientifiques spécialistes de physique nucléaire travaillèrent sur d'autres projets jusqu'en 1942.

Selon l'historiographie officielle soviétique, c'est à la suite d'un courrier adressé en mai 1942 à Staline par un jeune scientifique, Georgi N. Fliorov, que des recherches furent relancées dans le domaine atomique. Fliorov, constatant l'absence depuis 1939 de résultats de recherches de physique nucléaire dans les revues scientifiques de renom, en déduisit qu'elles étaient couvertes désormais par le secret, témoignant ainsi de l'existence d'une probable application militaire à ces études(9). Plus prosaïquement, l'espionnage soviétique, tant en Grande-Bretagne qu'aux États-Unis, avait été à l'origine du nouvel intérêt pour ces recherches.

Les ressources dédiées à ce programme restèrent cependant faibles jusqu'en juillet 1945. Au retour de la conférence de Potsdam, où Truman lui avait révélé l'existence d'une bombe ayant une puissance destructrice inédite, Staline ordonna au directeur du programme nucléaire, Igor V. Kourtchatov, d'accélérer les recherches, sans limitation de ressources, pour que l'URSS acquière une bombe atomique le plus tôt possible. Beria fut nommé responsable politique du programme. La première explosion nucléaire eut lieu à Semipalatinsk le 29 août 1949. L'effort fut ensuite maintenu plusieurs années sur le développement de l'armement nucléaire(10).

L'idée de propulser un sous-marin grâce à un réacteur nucléaire émergea pour la première fois en 1946 dans un institut de physique dirigé par Piotr Kapitsa. Apprenant la nouvelle, le directeur du Commissariat du peuple aux Affaires intérieures (NKVD), Lavrenti Beria, fit promptement remplacer ce directeur, qui contrevenait à la priorité absolue accordée au développement d'une arme atomique. Son remplaçant, Anatoli A. Aleksandrov, réexamina le programme de propulsion nucléaire en 1948, pour le refermer rapidement sur ordre de Beria. L'attitude de ce dernier évolua en 1952. Une fois la maîtrise de la bombe à hydrogène acquise, le problème majeur fut de trouver des vecteurs pour l'amener sur des cibles aux États-Unis. Les programmes de bombardiers et de missiles furent lancés. Parmi les idées nouvelles émergea également celle d'une « super-torpille », porteuse d'une arme nucléaire pouvant atteindre les agglomérations portuaires américaines, et qui serait lancée depuis un sous-marin à propulsion nucléaire. Le lancement du projet de sous-marin à propulsion nucléaire (« code 627 ») fut ainsi décidé le 9 septembre 1952 et confié au Bureau central 143 de Leningrad. Le chef d'état-major de la marine soviétique, l'amiral Nikolaï G. Kouznetsov, qui avait été tenu initialement à l'écart du projet, s'opposa au concept de super-torpille, compte tenu des risques qu'elle faisait courir au sous-marin porteur. Celle-ci fut abandonnée, mais le Projet 627 (baptisé « November » dans la classification de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord [OTAN]) de sous-marin continua.

L'évolution vers les sous-marins à propulsion nucléaire
Ce projet commença par la réalisation d'un prototype à terre, réalisé à Obninsk, première « cité scientifique » soviétique, située dans la région de Moscou. La première divergence eut lieu le 8 mars 1956. Ce prototype servit également à la formation du premier équipage de sous-marin du Projet 627(11).

Deux ans plus tard, le 4 juillet 1958, le sous-marin nucléaire d'attaque K3 Leninsky Komsomol commença ses premiers essais à la mer. Premier d'une série de 13, il était équipé de deux réacteurs de type VM-A, à eau pressurisée, d'une puissance de 70 MW chacun. Dotées du même type de réacteurs, deux autres classes de sous-marins furent lancées à la fin des années 1950 et au début des années 1960 : une de sous-marins lanceurs de missiles de croisière (Projet 659/Echo 1 et Projet 675/Echo 2, avec respectivement cinq et 29 unités construites), et une de sous-marin nucléaire lanceurs d'engins, le Projet 658 (Hotel en dénomination OTAN).

À l'instar des sous-marins lanceurs d'engins à propulsion classique de la classe Golf, les SNLE de la classe Hotel disposaient de trois missiles stockés dans le kiosque du sous-marin. Ils devaient faire surface pour procéder à leur lancement, les rendant ainsi très vulnérables durant cette phase, ce qui limitait leur intérêt stratégique. Contrairement aux premiers sous-marins nucléaires américains, les versions soviétiques étaient dotées de deux réacteurs pour assurer une redondance, leur développement accéléré pour répondre à l'avance américaine dans ce domaine n'ayant pas permis aux Soviétiques de fiabiliser et de rendre sûre cette génération de réacteurs(12). Celle-ci connut ainsi de nombreux accidents nucléaires, allant d'accidents de criticité(13) (à deux reprises en 1965 sur un November et en 1985 sur un Echo 2, tous deux à quai(14)) à des fuites du circuit primaire entraînant une dégradation du coeur (
en 1961 à bord d'un Hotel 1 en mer et en 1989 à bord d'un Echo 2 en mer).

Simultanément à la réalisation de réacteurs pour des sous-marins, l'URSS développa un réacteur pour équiper un brise-glace, le Lenin. Introduit en septembre 1959, il fut à la fois le premier navire de surface et le premier navire civil au monde à être équipé d'une propulsion atomique. Le Lenin était doté de trois REP OK-150 de 90 MW environ, tous trois situés dans un même compartiment. Ces réacteurs furent également l'objet de deux accidents graves, l'un conduisant à une fusion partielle d'un coeur suite à une erreur humaine entraînant une fuite du réfrigérant primaire (1965), l'autre étant la conséquence des dommages engendrés sur la protection neutronique et sur l'un des réacteurs pour localiser une fuite primaire (1967). À la suite de ce dernier accident, l'ensemble du compartiment réacteurs fut remplacé en 1970 avec deux nouveaux réacteurs de seconde génération, OK-900, de 159 MW chacun, qui équipèrent également, dans une version modifiée (OK 900A de 171 MW) une nouvelle série de six brise-glace de la classe Artika.

De nouvelles générations plus opérationnelles
La première génération de sous-marins soviétiques fut rapidement suivie d'une deuxième à partir du début de 1964, équipée de nouveaux REP VM-4, plus puissants et plus compacts. Constituée des SNA Victor I, II et III, des SSGN Charlie I et II, des SNLE Yankee, et de leurs dérivés les (SNLE Delta I, II, III et IV), cette deuxième génération constitua le coeur des forces sous- marines russes durant la deuxième partie de la guerre froide. Ces réacteurs VM-4 eurent plusieurs versions, allant d'une puissance de 72 MW (Victor) à 90 MW environ (Charlie, Yankee, Delta). Les SNLE de classe Yankee, dont le premier a été mis en service en 1967, furent les premiers vrais SNLE soviétiques, capables de rester durablement en plongée et de lancer des missiles en immersion, à l'instar des SNLE dotés des missiles Polaris américains.

En parallèle à ces séries de sous-marins nucléaires équipés de REP et utilisant de l'uranium faiblement enrichi (20 % maximum) furent également construits des sous-marins utilisant des réacteurs à neutrons rapides. Le premier d'entre eux, le K27, utilisant la coque d'un SNA November, était doté de deux réacteurs RM-1 refroidis par un mélange de métal liquide plomb- bismuth, et utilisant de l'uranium à enrichissement élevé. Ce sous-marin, entré en service en 1963,
connut en 1968 un accident grave de réacteur. La présence d'impuretés dans le métal liquide entraîna une obturation du circuit primaire de l'un des deux réacteurs, la perte de la réfrigération et la fusion partielle du coeur(15). Le niveau élevé des radiations et la prise tardive de mesures par le commandant entraînèrent le décès de neuf hommes et la contamination de 89 autres. Ayant pu rentrer à son port, le K27 ne put être réparé. Finalement retiré du service actif en 1979, il fut immergé par faibles fonds dans la baie de Stepovogo, au nord de la Nouvelle-Zemble en 1981, après que le compartiment endommagé a été rempli de bitume. Il s'y trouve toujours. Une autre classe de sous-marins utilisa également des réacteurs rapides, la classe Alpha. Construits avec une coque en titane leur permettant de plonger opérationnellement à 600 mètres et équipés chacun d'un réacteur refroidi au métal liquide (mélange plomb-bismuth) de 155 MW, ces sous- marins connurent de nombreux déboires. Quatre d'entre eux furent ainsi retirés de façon prématurée du service actif, notamment après des fuites du réfrigérant primaire dans le compartiment réacteur dans lequel il se solidifiait.


Autour d'une troisième génération de réacteur nucléaire, l'OK 650B (190 MW), furent construites à partir des années 1980 de nouvelles classes de sous-marins, les SNA Projets 971 (classe OTAN Akula, un réacteur), 945 (Sierra, un réacteur), les SSGN Projet 949 (Oscar 1 et 2, deux réacteurs) et enfin la classe de sous-marins de la taille la plus importante au monde, les SNLE Projet 941 (Typhoon, deux réacteurs).

Les années 1970-1980 virent également la construction de quatre croiseurs à propulsion nucléaire (classe Kirov), équipés chacun de deux réacteurs à eau pressurisée KN3 de 300 MW, ainsi que d'un bâtiment de commandement équipé de deux réacteurs OK-900, le Kaputsa. S'agissant des navires civils, le brise-glace Lenin fut suivi d'une série de six brise-glace de classe Arktika, d'une puissance de 159 MW, puis par la série des brise-glace classe Taymyr pourvus d'une nouvelle génération de réacteurs, KLT-40 de 171 MW, comme le fut l'unique cargo conçu en URSS, le Sevmorput.

Au moment de sa dislocation,
l'URSS avait construit environ 220 sous- marins à propulsion nucléaire, ainsi que huit brise-glace, quatre croiseurs et un bâtiment de commandement.

Outre les accidents à caractère nucléaire mentionnés, la marine soviétique connut de nombreux autres accidents, à quai ou en mer, non directement liés à la propulsion(17). En particulier, plusieurs sous-marins nucléaires soviétiques ont coulé :

- Le K8 (classe November) a coulé le 11 avril 1970, à la suite d'un incendie, au large du golfe de Gascogne, par 4 600 mètres (m) de fond.

- Le K429 (classe Charlie 1) a fait naufrage en juin 1983 au sud de la presqu'île du Kamtchatka par 50 m de fond. Il a été renfloué en août 1983.

- Le K219 (classe Yankee) marin a coulé à 800 kilomètres (km) environ au large des Bermudes à la suite d'un incendie du propergol liquide du missile SS-N-6, le 6 octobre 1986.

- Le sous-marin expérimental K278 Komsomolets a fait naufrage le 1er avril 1989 en mer de Norvège à la suite d'un incendie.

- Après la fin de la guerre froide, il faut enfin mentionner le naufrage du SSGN Koursk le 12 août 2000 en mer de Barents.

Au final, les Soviétiques réalisèrent, avec un retard de quelques années par rapport aux Américains, une redoutable flotte à propulsion nucléaire, comprenant les plus gros sous-marins jamais construits. Ce retard devait, pour des raisons idéologiques, être comblé le plus rapidement possible, fût- ce au détriment de la sûreté nucléaire. Les nombreux accidents, aux conséquences humaines et environnementales importantes, restent attachés à ces premières décennies de l'utilisation de cette technologie en URSS.

 

7. J. B. Hattendorf et P. M. Swartz (dir.), « U.S. Naval Strategy in the 1980's », The Newport Papers, n° 33, Naval War College, 2008.
8. S. Zalorga, Target America: The Soviet Union and the Strategic Arms Race, 1945-1964, Novato (CA), Presidio Press, 1993, p. 4.
9. Ibid., p. 10.
10. Ibid.
11. L. Gilstov, N. Mormoul et L. Ossipenko, La Dramatique histoire des sous-marins soviétiques, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 82.
12. O. Reistad et P. L. Olgaard, « Russian Nuclear Power Plants for Marine Applications » in Nordic Nuclear Safety Research, NKS-138, avril 2006, p. 11.
13. Un accident de criticité survient lorsqu'une fission d'un atome de matière fissile crée, de façon durable et non contrôlée, un nombre supérieur de fissions, se traduisant par un emballement de la réaction en chaîne.
14. O. Reistad et P. L. Olgaard, « Russian Nuclear Power Plants for Marine Applications », op. cit., p. 29.
15. Ibid. p. 37.
16. Ibid., p. 10.
17. Pour une recension des accidents et incidents concernant les sous-marins russes, voir : L. Gilstov, N. Mormoul et L. Ossipenko, La Dramatique histoire des sous-marins soviétiques, op. cit. Pour une recension plus générale des accidents et incidents impliquant des navires à propulsion nucléaire, voir : P. L. Olgaard, « Accidents in Nuclear Ships » in Nordic Nuclear Safety Research, n° 2, 1996