Ce jour là, le 25 avril 1986, à
la centrale de Tchernobyl, on se prépare à arrêter
la quatrième
tranche pour des travaux d'entretien.
Le programme approuvé par Fomine, l'ingénieur en
chef de la centrale, prévoit, pendant l'arrêt de
la tranche, un essai «d'îlotage» durant lequel
les sécurités du réacteur seront mises hors
service. On utilisera l'énergie potentielle du rotor du
générateur (la puissance délivrée
durant son ralentissement sur inertie) pour produire de l'électricité.
De nombreuses centrales ont reçu des propositions pour
ce genre d'essais mais elles ont toutes reculé devant les
risques. La direction de Tchernobyl les prend.
Quel est le but de l'expérience ?
En cas de perte complète d'alimentation électrique
de la centrale, ce qui peut se produire en cours d'exploitation,
les mécanismes de refroidissement du coeur, et notamment
les pompes, s'arrêtent. Le coeur entre donc en fusion, ce
qui équivaut à un accident [très, très]
grave. L'essai durant lequel on devait utiliser l'énergie
mécanique du rotor vise à contourner ce danger en
mobilisant d'autres sources d'énergie que l'alimentation
par le réseau. En effet, tant qu'il tourne, le rotor du
générateur produit de l'électricité.
On peut et on doit l'utiliser dans les cas critiques.
D'autres centrales ont mené des essais de ce genre mais
elles ont toujours laissé le système de protection
du réacteur enclenché. Tout s'est toujours bien
passé et il m'est arrivé de prendre part à
de telles expériences.
Le programme de ces travaux est établi très longtemps
à l'avance. Il doit être approuvé par le constructeur
du réacteur, le concepteur de la centrale, le service d'inspection
et de surveillance des centrales nucléaires. Il prévoit
obligatoirement une alimentation électrique de secours,
pendant l'expérience, pour les matériels de première
catégorie. C'est-à-dire que l'on simule la perte
d'alimentation électrique de la centrale mais qu'elle n'a
pas réellement lieu. Les transformateurs principaux et
de réserve ainsi que deux groupes électrogènes
prennent alors la relève pour assurer l'alimentation électrique
en cas de perte d'alimentation des auxiliaires de la tranche.
Pour garantir la sûreté nucléaire pendant
l'expérience, le système de protection d'urgence
du coeur doit absolument être enclenché. Ce système
permet la chute d'urgence des barres absorbantes dans le coeur.
Il se met en marche lorsque certains seuils sont dépassés.
Par ailleurs, le système de refroidissement d'urgence du
coeur doit, lui aussi, être en service.
A condition que ces règles et d'autres consignes de sûreté
soient respectées, les essais d'utilisation de l'énergie
potentielle du rotor sont autorisés dans des réacteurs
en exploitation.
Il faut souligner que ces expériences ne doivent avoir
lieu que si le système de protection du réacteur
en cas d'accident ou système AU (arrêt d'urgence)
est enclenché, c'est-à-dire à partir du moment
où l'on a appuyé sur le bouton AU. Auparavant, le
réacteur doit être en régime stable, contrôlé,
et sa réserve de réactivité doit correspondre
aux normes réglementaires.
Le programme approuvé par Fomine ne respectait aucune de
ces prescriptions.
Rendons ici hommage à Youri Edouardovitch Bagdassarov.
Au moment de l'accident, il travaille dans la salle de commande
de la tranche voisine. Il a à sa disposition des masques
«pétales» et des comprimés d'iodure
de potassium. Voyant que la situation radiologique s'aggrave,
il donne l'ordre à tous ses hommes de mettre les masques
et de prendre les comprimés d'iodure de potassium.
Lorsque Bagdassarov comprend que toute l'eau des réservoirs
des condensats propres et du système d'épuration
chimique des eaux a été branchée sur le réacteur
accidenté, il contacte sur le champ Fomine qui se trouve
dans le bunker pour l'avertir qu'il va arrêter le réacteur.
Fomine le lui interdit. Le matin, Bagdassarov décidera
donc seul d'arrêter le troisième réacteur,
le faisant passer en régime de refroidissement à
l'arrêt et alimentant le système de circulation avec
l'eau du bac de condensation. Par son courage et son professionnalisme,
il a évité que le coeur du troisième réacteur
ne fonde à son tour...
Quelques renseignements sur la centrale. La quatrième
tranche de la centrale de Tchernobyl est entrée en exploitation
en décembre 1983. Le 25 avril 1986, alors que l'on s'apprêtait
à arrêter le réacteur pour des opérations
préventives d'entretien programmées, le coeur contenait
1 659 assemblages combustibles (près de 200 tonnes de dioxyde
d'uranium), un absorbeur supplémentaire, et un tube de
force non chargé. 75 pour cent des assemblages combustibles
avaient été chargés lors de la mise en exploitation
du réacteur et avaient encore un taux de combustion proche
de la valeur maximale. Cela en dit long sur le nombre de radionucléides
de longue durée de vie que contenait le coeur...
Extrait de La vérité sur Tchernobyl,
Grigori Medvedev, 1990.
"Les murs se sont mis à trembler
et le béton à grincer. J'ai alors compris que quelque
chose de terrible était arrivé", raconte Boris
Stoliartchouk, un ancien ingénieur de la centrale de Tchernobyl
présent sur les lieux du drame le 26 avril 1986.
A 01h23 ce matin-là, deux explosions font voler en éclats
le coeur du quatrième réacteur. Dans la salle de
contrôle jouxtant le bâtiment dévasté,
les hommes chargés de piloter le réacteur sont immédiatement
aveuglés par un épais nuage de poussière
radioactive.
"Refroidissez! Ouvrez toutes les vannes d'eau, hurla l'adjoint
de l'ingénieur en chef", se souvient Stoliartchouk.
"Les voyants de contrôle clignotaient, s'affolaient.
Les commandes ne répondaient plus", poursuit-il. "En
me penchant par une fenêtre, j'ai vu l'ampleur des dégâts.
Le réacteur n'était plus qu'un trou béant".
Les rares dosimètres disponibles, permettant de mesurer
la radioactivité, étaient bloqués au maximum.
Pourtant, personne n'ordonna l'évacuation immédiate
des quelque 500 personnes travaillant à la centrale. Stoliartchouk
resta ainsi pendant près de trois heures en compagnie de
son chef d'équipe dans la salle de contrôle "grillée"
par les mortels rayons. "Techniquement, il n'y avait plus
rien à faire. Chaque minute dura une éternité",
lance-t-il dépité.
Les deux hommes furent pris de violents vomissements et ils eurent
de terribles maux de tête. Leur peau rougie les brûlait.
Stoliartchouk survécut. Son collègue, plus âgé,
succomba.
A l'extérieur, une étrange luminescence montait
toute droite des profondeurs du cratère incandescent, éclairant
la centrale plongée dans la nuit. Le toit du bâtiment
des turbines non loin de là était en feu, raconte
le sergent Léonid Shavrey.
A peine protégés, Shavrey et une trentaine d'autres pompiers
montèrent à l'assaut des flammes qui menaçaient
de ravager les trois autres réacteurs encore intacts. Six
de ces hommes périrent d'irradiations aiguës dans
les semaines qui suivirent.
Les
pompiers, Viktor Kibenok et sa
femme Tatiana, à droite Vasiliy Ignatenko et
sa femme Lyudmila (la photo a été prise environ
deux mois avant l'accident). Kibenok, 23 ans, et Ignatenko, 25
ans, se sont battus "en première ligne" - juste
sur le toit entre les 3e et 4e blocs et autour de la cheminée.
Après quelques heures de lutte contre les incendies, leur
sort était scellé. En plus des brûlures causées
par la combustion du bitume (couverture du toit), ils ont reçu
de fortes doses de radiations. Kibenok est décédé
le 11 mai 1986, Ignatenko 2 jours plus tard. Ils ont reçu
à titre posthume divers titres tels que Héros de
l'Union soviétique.
La veille du drame, les responsables de
la centrale avaient décidé d'effectuer un test dans
le quatrième réacteur - sans l'accord des autorités
soviétiques de l'époque - reconnaît aujourd'hui
l'ancien directeur de Tchernobyl Viktor Brioukhanov. [Ce test a pourtant été refait
une dizaine de fois depuis l'explosion de Tchernobyl]
Même si toute la lumière sur
l'accident n'est toujours pas faite, il semblerait que la négligence
du personnel combinée à des défauts de conception
des réacteurs soit à l'origine de l'explosion. [Les responsables du nucléaire en occident
accordaient pourtant
toute leur confiance au nucléaire soviétique jusqu'à cette catastrophe]
Le combustible brûla pendant dix
jours et les fumées radioactives contaminèrent les
trois-quarts de l'Europe.
Pourtant, l'accident n'aurait fait que 31 morts et 237 blessés
selon un bilan auquel plus personne ne croit [hormis
le lobby pro-nucléaire international].
Kiev a fait récemment état de 15 000 morts et de
millions d'invalides .
Les autorités soviétiques tentèrent de cacher
puis de minimiser la catastrophe, aggravant ainsi ses conséquences.
La ville de Tchernobyl, située à seulement 20 kilomètres
de l'épicentre ne fut évacuée que le 5 mai,
soit 10 jours après le drame.
Pire encore: On laissa 800 enfants participer à un "marathon"
dans les environs de la centrale le jour même de la tragédie,
selon des témoins. Un
million de personnes défilent dans la capitale ukrainienne
pour les festivités du 1er mai alors que la radioactivité
y atteint son pic. Une épidémie de cancers de la thyroïde
- due à l'iode radioactif craché par le réacteur
- frappe aujourd'hui des milliers d'enfants et d'adolescents en
Ukraine, au Bélarus et en Russie.
Lors d'un
procès à huis clos en 1987, Moscou accabla la
direction de la centrale: six des responsables de Tchernobyl furent
condamnés à des peines allant de 2 à 10 ans
de prison. Les plus hauts dirigeants soviétiques ont eux
échappé à toute poursuite.
"Il faut toujours avoir en tête l'énorme concentration de cette puissance nucléaire qui peut se conjuguer avec des événements imprévisibles. Par exemple, l'Europe et le monde ne savent pas que deux personnes, deux pompiers qui étaient sur le toit, et avec qui j'ai parlé, ont évité un incendie à l'ensemble de cette énorme construction dénommée centrale atomique de Tchernobyl [aux trois autres réacteurs...]. Car sur le toit de la salle des machines, là où se trouvent les turbines, le bitume avait pris feu. Et ils l'ont éteint. Deux personnes. Si ce revêtement avait continué à brûler, les turbines auraient explosé. Il y avait beaucoup d'huile et de l'hydrogène. Il est difficile d'imaginer quelles auraient été les conséquences pour le monde entier."
Youri Chtcherbak,
président de la commission à la sécurité
nucléaire du comité à l'Ecologie de Kiev.
« Sur les 5 500 employés de la
centrale, 4 000 ont pris la fuite dès le premier jour...
»
Le 26 avril 1986 à 1h23 du matin, une
explosion retourne la dalle de béton du réacteur
numéro 4 de la centrale ukrainienne de Tchernobyl.
La gravité de l'accident, mais aussi et surtout l'incurie
des autorités soviétiques à tous les niveaux,
ont fait de Tchernobyl la plus grande catastrophe du nucléaire
civil, un désastre humanitaire et écologique qui
frappe les trois-quarts de l'Europe. [voir
le reportage "Tchernobyl cette herbe amère" de
la NHK 1er
partie 52 mn ..... 2e partie
46 mn.... Viméo, basse définition]
Dans un livre basé pour l'essentiel
sur des témoignages, "Tchernobyl après l'apocalypse",
Philippe Coumarianos, correspondant de l'AFP à Kiev depuis
quatre ans, raconte l'enfer de ceux dont la vie a basculé
ce jour-là.
Lorsque l'accident survient, en pleine
nuit, "aucune mesure n'est immédiatement prise pour
mettre le personnel à l'abri", raconte l'auteur. "En
fait, tout manquait: vêtements de protection, respirateurs
et dosimètres". Dans l'incertitude et la confusion,
le directeur de la centrale, Viktor Brioukhanov, qui écopera
de dix ans de camp de travail, n'a pas le courage de donner l'ordre
qui s'imposait: évacuer le personnel et arrêter les
trois réacteurs encore en fonctionnement.
Toujours à partir de témoignages de survivants,
Coumarianos raconte la lutte dérisoire des pompiers qui
plongent dans la fournaise sans la moindre protection: pantalon
et veste de grosse toile, gants, bottes et casques en plastique.
Aucune équipement anti-radiations, aucun dosimètre.
"Nous ignorions à peu près tout des radiations
et comment s'en protéger", témoigne un pompier.
[Voir le documentaire Le
désastre de Tchernobyl]
A tous les niveaux, c'est l'improvisation
et le mensonge. "Tout le monde était pris de court.
Personne ne savait comment refroidir le magma nucléaire
et stopper les émissions d'isotopes. On improvisa",
explique l'auteur, qui raconte comment les autorités ont
tenté de cacher puis de minimiser la castrophe, aggravant
ainsi les conséqnences. Le chef de l'Etat, Mikhaïl
Gorbatchev, n'interviendra à la télévision
que dix-neuf jours après le drame [voir
texte de
son intervention, d'après les
Izvestia n°135 du 15/5/1986].
Philippe Coumarianos décrit également l'exode de
ceux qui ont évacué Pripiat, cité modèle
de l'URSS, une ville de 45 000 habitants désertée
en quelques heures. "C'était le chaos. Il fallait
loger chez l'habitant des milliers de personnes, dont beaucoup
souffraient de diarrhées et de nausées", raconte
un témoin, qui se retrouve finalement dans une zone aussi
fortement contanminée.
Tchernobyl, c'est aussi le combat et l'esprit de sacrifice des
"liquidateurs", ces 650 000 hommes qui pendant près
de deux ans participent aux opérations d'évacuation
et de décontamination. [Voir
le documentaire "très soviétique" Le
tocsin de Tchernobyl]
Mais Tchernobyl, ce sont également
les revenants, ceux qu'on appelle les "samasiolis" (colons): âgés
pour la plupart, ils n'ont pas supporté la vie précaire
dans les banlieues de Kiev ou d'ailleurs et sont revenus sur leur
coin de terre, même dans la zone contaminée de 30
kilomètres autour de la centrale qui reste théoriquement
interdite.
Extrait de "Tchernobyl, après
l'apocalypse"
de Philippe Coumarianos.