Pendant les quelques jours qui suivirent l'accident,
ce fut, en première page des journaux, l'horreur de la
mort par irradiation aiguë pour ces héros d'un type
nouveau qui avaient été envoyés en
intervention rapprochée. Leur ignorance des effets des
fortes doses de rayonnement a beaucoup facilité la tâche
de ceux qui eurent à gérer la situation. Il sera
probablement plus difficile de trouver des héros lors des
prochains accidents, et cela nécessitera certaines mesures
pour susciter ce genre de volontariat.
Pour les journaux, il fallait établir
le bilan avec précision, comme cela se fait habituellement
après chaque catastrophe. La discussion, pendant des jours,
porta sur 30 ou 32 morts. Ces morts, suite des effets aigus des
très fortes irradiations, étaient atroces, mais
le bilan bien rassurant. Plus faible qu'un accident d'avion. Quelques
héros pouvaient suffire à circonscrire le sinistre.
On n'imaginait pas qu'il faudrait par la suite des centaines de
milliers de « liquidateurs » pour nettoyer le site.
Personne ne peut encore prévoir s'il sera possible de terminer
cette liquidation. Le sarcophage devait mettre une fin au réacteur
en détresse en l'emprisonnant pour toujours. Moins de cinq
ans après, il donne de graves soucis. Tout serait à
recommencer, mais personne ne voit de solution définitive.
Aucune victime ne fut dénombrée parmi la population
qui, à aucun moment, nous a-t-on dit, ne courut un quelconque
danger. Il fallut, cependant, évacuer rapidement les 135 000
personnes qui vivaient sur 3 000 kilomètres carrés
autour du site nucléaire. La contradiction ne gêna
guère. Les médias, au lieu d'y consacrer un peu
d'attention, préférèrent s'extasier devant
l'efficacité des autorités soviétiques. Les
experts louèrent cette bureaucratie toute-puissante qui
pouvait mettre en oeuvre des solutions efficaces, sans être
gênée par des comportements « irrationnels
» du pouvoir politique ou des populations. Bien sûr,
il fallait aussi blâmer très fort cette bureaucratie
soviétique qui était à l'origine de la catastrophe
par ses multiples négligences. On pouvait croire qu'il
y avait là une attitude contradictoire de la part de nos
experts. En fait, ce n'était qu'une apparence. En France, nous n'avons pas à craindre
des négligences, que ce soit dans la conception, la
construction, ou la gestion [voir ci-contre "Des journaux
d'un optimisme rayonnant", Le Canard enchaîné,
21 mai 1986]. La compétence et le sérieux, chez
nous, sont hors de question, mais nos experts n'ont pas encore
ce pouvoir sans réserve dont jouit la techno-bureaucratie
soviétique et qui est si utile en cas de crise. Par ailleurs,
ces techniciens soviétiques, s'ils étaient mis à
l'école de nos experts pour parfaire leur formation, ne
poseraient plus de problèmes car ils disposent chez eux
d'une structure particulièrement efficace. C'était,
bien sûr, avant la déliquescence du pouvoir central
et la disparition de ses structures.
Les médias, plus
habitués à la réécriture des communiqués
officiels qu'aux analyses originales, ne
se soucièrent guère des contradictions. La population,
inquiète du développement de l'énergie nucléaire
française, ne voit pas comment il est possible d'y changer
quelque chose compte tenu du blocage des institutions (politiques,
syndicales, juridiques, etc.). Elle ne pouvait que désirer
être rassurée. L'enseignement de Tchernobyl qu'on
voulut lui faire accepter se résumait à quelques
idées simples :
1. La technique (science et technologie) n'était pas en
cause.
2. Les problèmes résultaient de mauvais choix faits
par une bureaucratie et des instances techniques subalternes insuffisamment
compétentes.
3. Grâce à l'intervention rapide et efficace des
dirigeants à haut niveau de compétence, à
qui on assura les pleins pouvoirs, la gestion fut remarquable.
4. Ce fut l'occasion de montrer combien le génie humain
peut être efficace quand cela est nécessaire.
5. C'est l'accident le plus grave que l'on peut imaginer et son
impact humain se résume à une trentaine de morts.
6. Pour arriver à ce résultat, il faut, bien sûr,
que la population soit docile et se plie sans discussion aux directives
des experts.
On insista beaucoup sur les erreurs fantastiques que les opérateurs
commirent et qui, plus que les erreurs de conception, expliqueraient
l'origine de l'accident. À cette occasion, on put s'apercevoir
de l'évolution qui venait d'avoir lieu en URSS. À
aucun moment le sabotage ne fut invoqué. L'erreur humaine
fut mise en avant. L'erreur humaine est pour nos sociétés
libérales ce que le sabotage fut pour les sociétés
totalitaires ! Mais l'héroïsme, le dévouement,
l'esprit d'initiative des premiers liquidateurs, encadrés,
bien sûr, par des chefs compétents, ont permis de
limiter considérablement les conséquences possibles
des erreurs humaines. Ces thèmes ont été
largement utilisés par les autorités scientifiques,
du moins au début. On les trouve bien développés
dans le film "Tchernobyl.
Chronique des semaines difficiles", monté
par la télévision de Kiev à partir des images
prises pendant l'accident : en somme, un hymne au travail
et l'occasion pour des hommes véritables de se réaliser,
version pérestroïkiste du vieil hymne au travail
de la période stalinienne !
Un mois après l'accident, la presse française faisait
le bilan de l'accident. Le Monde du 31 mai 1986 le résumait
ainsi : « Plus de trente morts, environ 7 000 irradiés,
plus de 150 000 personnes évacuées. [...] Le
bilan de Tchernobyl ne s'oubliera pas de sitôt. »
En somme, un bilan relativement modeste pour un événement
inoubliable. Évidemment on ne signalait ni ce qui attendait
les 7 000 irradiés, ni que les évacués
ne reviendraient plus chez eux. Avec un tel bilan, le terme de
catastrophe ne semblait pas des plus appropriés.
En éditorial dans Le Monde du 20
juin 1986. L'accident de Tchernobyl n'a pas été
une terrifiante catastrophe...
Après l'été 1986, les commentaires s'espacèrent.
Le point final concluant
les enseignements de Tchernobyl peut se trouver dans Le Monde
du 28 août 1986 citant M. Rosen, le directeur de la sûreté
nucléaire de l'AIEA
(Agence internationale de l'énergie atomique), qui déclare
à la conférence de Vienne d'août 1986 : «
Même s'il y avait un accident de ce type tous les ans, je
considérerais le nucléaire comme une source d'énergie
intéressante. » Signalons
que l'AIEA est une agence issue de l'Organisation des Nations
Unies, après la guerre (donc dans les perspectives ouvertes
par Hiroshima), pour promouvoir l'énergie nucléaire
dans le monde. Il ne faut donc pas oublier que chaque fois que
cette Agence intervient dans les questions nucléaires,
c'est à un promoteur qu'on a affaire !
Un bref rappel historique : le 31 mars 1979, quelques jours après le début
de l'accident de Three Mile Island aux États-Unis, au moment
où les techniciens se demandaient comment la situation
du réacteur en détresse allait évoluer, si
la bulle d'hydrogène qu'ils avaient détectée
allait exploser, au moment où le gouverneur de l'État
de Pennsylvanie s'interrogeait pour savoir s'il devait faire évacuer
la population, Le
Monde titrait son éditorial «
Le
pépin ». Dans un raccourci saisissant, l'éditorialiste
du Monde plaçait cet accident nucléaire dans
la lignée des accidents occasionnés par les sources
d'énergie : « Les moulins à vent ont bien
dû emporter quelques têtes... » Mais : «
Avec le nucléaire, il s'agit d'autre chose. Née
avec la guerre dans le creuset affreux d'Hiroshima, la force atomique
continue d'être entourée du halo psychologique le
plus inquiétant. » On a vu comment Le Monde du
8 août 1945 traita sans guère
d'inquiétude Hiroshima. Quant à Three Mile Island,
la liquidation du réacteur, plus de dix ans après
l'accident, est loin d'être terminée et les experts
ont bien du mal à trouver un endroit pour y déposer
ce qu'il en reste. On apprit, plusieurs années après,
que l'accident de Three Mile Island fut un « mishap »,
comme disent les Américains, un raté. À
moins d'une heure près, la fusion du coeur aurait pu être
totale. Tchernobyl n'aurait alors été qu'un remake !
Revenons à Tchernobyl. Pendant longtemps les journalistes
focalisèrent leur attention sur le site interdit, sur le sarcophage, symbole de l'efficacité
gestionnaire de la bureaucratie nucléaire. Pour les Soviétiques,
c'était dédramatisant. Si des étrangers se
déplaçaient dans la « zone interdite »,
le danger ne devait pas être extraordinaire. Pour les journalistes,
c'était le reportage dangereux. Et puis on a eu des photos
de délégations étrangères dégustant
des concombres produits (en serre) sur une terre très fortement
contaminée, suivant des techniques sophistiquées
dont les Soviétiques avaient le secret. On aurait pu se
croire revenu au temps des prouesses lyssenkistes et des tomates
dans le grand Nord ! Mais, sur les visiteurs, cela semblait
marcher. Il aurait dû être évident que, dans
une zone vidée de ses habitants, les problèmes sanitaires
devaient être relativement mineurs ! Ils se posaient
pour ceux qui travaillaient à « nettoyer »
le site, les «
liquidateurs », mais leurs conditions de travail n'excitaient
guère la curiosité des visiteurs. Aucun journaliste
ne s'intéressa à leur sort : seraient-ils suivis
médicalement, comment seraient-ils éventuellement
pris en charge, quelles doses de rayonnement recevaient-ils, quels
critères étaient retenus pour la radioprotection,
était-il tenu compte correctement de la contamination interne
qu'ils devaient subir, etc. ?
En 1990, pour le quatrième anniversaire, la presse française
découvrit que les problèmes les plus graves n'étaient
pas sur le site, mais à des distances allant jusqu'à
des centaines de kilomètres du réacteur, et concernaient
des centaines de milliers de personnes. Pourtant, cela faisait
longtemps que la presse soviétique avait révélé
une situation alarmante en Ukraine et en Biélorussie. Dans
le monde de la modernité, les informations circulent vite
lorsqu'elles ne sont pas verrouillées. Le verrouillage
s'impose naturellement lorsque les informations sont importantes.
Lorsqu'elles sont vides de contenu informatif, elles bénéficient
des techniques modernes de la communication. Si, dans le cas de
la catastrophe de Tchernobyl, il y a eu manifestement rétention
d'information (pour ne pas dire désinformation), ce fut
bien plus le fait de la censure exercée par le monde occidental
que d'une volonté délibérée des Soviétiques
d'escamoter les problèmes. Malgré le pouvoir central,
les journalistes soviétiques ont publié des informations,
en particulier les Nouvelles
de Moscou, informations qui n'ont pas été
reprises ou commentées par leurs collègues français.
Progressivement, les nouvelles finirent par se propager et les
visites se multiplièrent, d'abord en Ukraine puis en Biélorussie.
Mais les territoires contaminés de la République
fédérative de Russie n'ont guère attiré
l'attention des professionnels de l'information.
Le témoignage de
Michel Chevalet*, chef du service scientifique à TF 1,
est intéressant à signaler. Il explique comment
l'événement Tchernobyl a pris les journalistes au
dépourvu, incapables qu'ils étaient de « traiter
» les informations qu'ils recevaient. « Dans ce cas-là
toutes les lignes téléphoniques sont saturées
et les responsables sont pratiquement impossibles à joindre.
Heureusement en l'occurrence, l'un d'entre eux a eu l'excellent
réflexe de prendre les devants et de m'appeler lui-même,
c'est François Cogné, le directeur de l'IPSN. Nous
avons travaillé ensemble afin d'essayer d'échafauder
notre information. Et, pendant plusieurs jours, à propos
de Tchernobyl, notre collaboration a été permanente.
» L'IPSN (Institut de protection et de sûreté
nucléaire) faisait partie du Commissariat à l'énergie
atomique. Ainsi ce chef du service scientifique d'une chaîne
de télévision nous apprend que toutes les informations
que cette chaîne diffusa pendant la crise de Tchernobyl
furent en fait élaborées, contrôlées
par les autorités. Une situation
analogue s'est retrouvée quelques années plus tard,
pendant la guerre du Golfe. Toutes les informations diffusées
sur la guerre provenaient des services de l'armée, les
journalistes se bornant à réécrire les communiqués
suivant le style des organes qui les employaient. Devant les conséquences
désastreuses pour la crédibilité de leur
activité, certains journalistes finirent par protester.
Pour Tchernobyl, c'est
volontairement et spontanément que la plupart des journalistes
se sont tournés vers les autorités officielles.
Certains responsables qui avaient en charge la promotion de l'énergie
nucléaire en France avaient déjà réfléchi
à cette question de l'information. Ainsi, on trouve, dans
une intervention d'André Giraud, ministre de l'Industrie
(il avait été auparavant administrateur général
du CEA, il fut ensuite ministre des Armées), à l'Académie
des sciences, le lundi 15 octobre 1979, « A propos
de l'Information Nucléaire, une préoccupation constante
: l'information », quelques indications précises.
Ce qu'il appelle « la bonne méthode », c'est
qu'« il faut que ce soient les responsables eux-mêmes
qui, le moment voulu, donnent les informations nécessaires
». Pour « l'information accessible au grand public,
l'objectif c'est dans ce cas que le grand public non spécialiste
soit à même de se faire une opinion à partir
d'informations relativement digérées et élaborées
[souligné par nous] ». Il fait remarquer que
« le problème est difficile, et compliqué
encore par le climat passionnel et les frayeurs irrationnelles
qui entourent la question nucléaire ». On voit qu'à
l'occasion d'un problème grave posé par l'énergie
nucléaire le « responsable » et le «
journaliste » ont trouvé spontanément «
la bonne méthode ». Pour ceux qui doivent participer
à la gestion des crises nucléaires, il est clair
qu'un accident majeur se définit non pas par ses conséquences
objectives (sur lesquelles il y a peu de prise), mais par ses
conséquences médiatiques. Ainsi, gérer un
accident majeur, c'est essentiellement gérer ses conséquences
médiatiques. Beaucoup d'efforts sont consacrés à
ces problèmes, ce qui ouvre des débouchés
intéressants pour des chercheurs en sciences sociales,
en communication, en psychologie des masses, etc.
Il est curieux de constater que la catastrophe de Tchernobyl a
permis à l'Occident de découvrir que la pollution
chimique avait atteint un niveau invraisemblable en Union soviétique
et dans les pays de l'Est. Cela relativise les conséquences
de Tchernobyl. Les images et les descriptions dramatiques de la
situation écologique sont beaucoup plus spectaculaires.
La pollution radioactive ne peut pas produire de belles images
et un cancer radio-induit qui ne s'exprimera que dans 10 à
30 ans sur une personne non identifiable n'a rien de spectaculaire.
Comment se fait-il qu'une situation écologique aussi lamentable,
aussi variée, aussi étendue n'ait attiré
l'attention d'aucun maître de l'information avant avril
1986 ? Pourtant de nombreux journalistes occidentaux voyageaient
bien en URSS et dans les pays de l'Est. Il est certain que la
situation écologique est particulièrement lamentable
en de nombreuses régions. Y remédier demande d'énormes
moyens qui n'existent pas. Ceux qui ont à gérer
les Républiques doivent en tenir compte et ces pollutions
chimiques ont des effets immédiatement visibles. Elles
risquent d'occulter la pollution radioactive, beaucoup plus perverse
avec ses effets essentiels à long terme. Là encore
il y a une forte résonance entre des intérêts
politiques locaux ou centraux en URSS et les intérêts
des Occidentaux heureux de montrer que la mauvaise gestion de
l'industrie nucléaire soviétique n'est pas un hasard,
mais procède d'une indifférence de la bureaucratie
à l'égard de l'environnement. Depuis Tchernobyl,
les médias occidentaux nous dressent un inventaire complet
des désastres écologiques en URSS, désastres
qui bien souvent ont leur origine dans un passé lointain.
Ce n'est que récemment que nos médias ont découvert
la catastrophe de Kychtym (rebaptisé Tchéliabinsk)
survenue dans l'Oural en 1957. Pourtant c'est en 1979 que
le biologiste dissident soviétique Jaurès Medvedev
fait paraître en Angleterre Nuclear Disaster in the Urals
(Ed. Angus et Robertson). Il y analyse en détail tous
les documents scientifiques disponibles mettant en évidence
ce désastre et son livre est traduit partout dès
sa parution, sauf en France. La traduction française a été
publiée en 1988 (Editions Isoète, Cherbourg).
Lorsque dans la presse française le désastre de
Kychtym est évoqué il n'est jamais fait référence
à cet ouvrage et aucune interview de Jaurès Medvedev
n'a été faite. Il a fallu que les autorités
russes reconnaissent officiellement que l'événement
avait eu lieu pour que celui-ci existe pour la presse malgré
les preuves disponibles depuis longtemps. En somme la réalité
n'existe que lorsqu'elle a été reconnue officiellement
comme telle !
Nos responsables sont à l'école de Tchernobyl. Ce
qui se passe dans les régions contaminées est bien
plus instructif que toutes les simulations effectuées sur
ordinateur. Nos dirigeants doivent suivre avec intérêt
le résultat des tentatives qui sont faites pour calmer
la population. Cela doit pouvoir les aider à déterminer
leur stratégie de gestion des crises auxquelles ils peuvent
avoir à faire face dans le futur. Les experts soviétiques,
en faisant ouvertement appel à l'aide occidentale en matière
de sûreté, ont beaucoup facilité la tâche
des experts occidentaux. Il s'agissait là d'une assistance
mutuelle. Reconnaître comme référence la sûreté
occidentale, c'était reconnaître que l'industrie
nucléaire occidentale ne présentait pas de danger
et que la compétence des experts occidentaux pouvait rendre
l'industrie soviétique sans danger, en espérant
ainsi mettre le nucléaire soviétique à l'abri
des critiques populaires.
* « Les difficultés de l'information à chaud », in Revue Générale Nucléaire, n° 3, mai-juin, 1986.
Extrait de Tchernobyl une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch,
Edition Allia, 1993.