Je me trouvais à Minsk au moment
de la conférence organisée par le Département
de l'Énergie des Etats-Unis (DOE) et la Commission Européenne.
La page de garde du programme m'a choqué. La première
phrase qui frappait le regard était le titre : "Accidents
futurs", non pas au singulier, mais bien au pluriel.
Ces administrations estiment qu'il est important de se préparer
à des accidents futurs. A la conférence de l'AIEA,
il a même été déclaré qu'il
en va pour les centrales comme pour les guerres : on se prépare
toujours à la fausse guerre.
A Minsk, j'ai eu l'occasion de participer les 22 et 23 mars 1996,
à une autre conférence, celle des organisations
non-gouvernementales, en particulier par la "Fondation des
Enfants de Tchernobyl", dont a déjà parlé
le Dr. Groushevaya.
Le nombre des enfants nés
avec des malformations majeures a dramatiquement augmenté
dans les zones contaminées par les
retombées radioactives. L'incidence des malformations a
doublé à l'échelle nationale après
l'accident de Tchernobyl par rapport à la période
de 1982 à 1986. La forte augmentation observée dans
des territoires contaminés par 1-5 Curie/km2 confirme les
données du Professeur Bourlakova et d'autres sur l'effet
nocif des faibles doses. Le relogement de personnes dans des zones
plus contaminées serait criminel, si l'on pense aux enfants
qui y naîtront.
Nous avons également appris l'augmentation
statistiquement significative des cancers et des leucémies
chez les sujets les plus exposés, en particulier les liquidateurs
ayant travaillé plus de 30 jours dans la zone évacuée
autour de Tchernobyl, par rapport à l'incidence de ces
maladies chez les sujets qui y ont séjourné moins
longtemps. Par ailleurs, en Biélorussie, il n'y aura bientôt
plus de populations contrôles, étant donné
la contamination diffusée, en particulier par du Strontium
90 contenu dans les aliments, comme l'a montré le Professeur Nesterenko.
Lors de la conférence de Minsk, plusieurs résolutions
ont été votées. [...] Nous devons soutenir
ces résolutions qui soulignent l'importance des souffrances
de centaines de milliers de personnes. Le désastre de Tchernobyl
n'est pas derrière nous, mais devant nous, et la situation
s'aggrave de jour en jour. En effet, beaucoup de maladies, comme
les cancers qui se trouvent en période de latence, augmentent
maintenant et vont continuer à augmenter les prochaines
20, 30, voire 50 années.
L'une des recommandations du Congrès des ONG à Minsk
a été la nécessité de rechercher des
sources d'énergie alternatives, des économies d'énergie,
et de mettre fin à la construction et au développement
d'installations atomiques.
Ce congrès a aussi sollicité l'aide internationale,
pour permettre aux pays atteints de faire face aux conséquences
de la catastrophe. Les
atteintes à la santé et à l'environnement
sont irréversibles pour beaucoup de gens. Les atteintes
génétiques chez les personnes, les enfants, les
animaux, les plantes persisteront pendant de nombreuses générations.
Dans les congrès officiels, on entend parler d'études
réalisées par beaucoup d'équipes, très
souvent sur un même sujet. Des centaines de millions de
dollars sont par exemple dépensés pour étudier
la seule maladie cancéreuse qui ait été reconnue
comme étant une conséquence de Tchernobyl : le cancer
de la thyroïde chez l'enfant. Ces millions de dollars dépensés
pour des études répétitives servent davantage
aux carrières des chercheurs qu'à la santé
des victimes.
J'ai été consterné d'entendre ici le témoignage
de M. Mirnyi, qui a décrit le travail des liquidateurs. Il ne s'agissait pas de volontaires, mais de personnes envoyées
pour réaliser un travail à proximité du réacteur
qui avait explosé et brûlé. Ils ont dû
demeurer un mois ou davantage dans ce milieux radioactif. Ces appelés devaient recevoir
quotidiennement une dose considérable, à titre d'expérience
et non en fonction du travail à effectuer. Du sang veineux leur était prélevé,
à plusieurs reprises, sans explications.
Pourtant, depuis Nuremberg
et les conventions de Helsinki, l'expérimentation sur des
êtres humains doit être justifiée du point
de vue médical et scientifique.
Les conventions signées exigent le "consentement éclairé"
des sujets incorporés dans l'étude, sans qu'aucune
contrainte ne soit exercée sur eux. Il n'y a eu ni information
ni consentement d'aucune sorte, ni trace de communication de résultats
à tous ces liquidateurs. Les
conditions de travail étaient inadmissibles, souvent ils
devaient attendre leur intervention pendant des heures, en plein
air devant la centrale, sans protection, afin d'arriver à
la dose prévue par l'étude.
J'ai assisté à la Conférence de l'Agence
Internationale pour l'Énergie Atomique (AIEA) cette semaine
à Vienne. Il ne s'agissait visiblement pas d'une conférence
scientifique mais d'une réunion qui devait déboucher
sur de nouvelles
possibilités de propagande pour les promoteurs des centrales
atomiques commerciales. Pour m'inscrire, j'ai dû obtenir
un visa du Ministère des Affaires Extérieures ainsi
que du Ministère de l'Industrie, avec copie à la
Société Suisse pour l'Énergie Atomique. En
tant que membre du Bureau et ancien Président de la Section
Suisse de l'Association Internationale des Médecins pour la Prévention de la
Guerre Nucléaire, j'ai finalement été
admis comme membre de la délégation suisse. Le Ministère
de l'Environnement et celui de l'Intérieur, qui en Suisse
est chargé de la santé publique, n'étaient
pas consultés.
En 1996, l'AIEA reconnaît essentiellement trois atteintes
à la santé comme causées par l'accident de
Tchernobyl : le syndrome d'irradiation aiguë avec environ
140 cas dont 31 ou 32 sont décédés des suites
immédiates de l'irradiation. Ceux qui sont décédés
dans les mois ou années suivantes, seraient décédés
de "mort naturelle", de l'avis des experts de l'AIEA.
L'infarctus du myocarde a été cité comme
une cause de mort fréquente, ce qui leur paraissait tout
à fait normal pour des jeunes hommes auparavant en excellente
santé. La septicémie ou la tuberculose ont causé
la mort d'autres sujets. Je me suis levé et j'ai dit :
"En tant qu'infectiologiste, je considère ces infections,
survenant chez des hommes jeunes, comme devant évoquer
le SIDA."
Le diabète sucré
a été évoqué au nombre des causes
de mort considérées comme n'ayant aucun rapport
avec l'exposition du sujet, sans lien avec l'accident. Cependant
le Ministre de la Santé de l'Ukraine avait, lors de la
Conférence de l'OMS à Genève en novembre
1995, signalé une augmentation de 25% de l'incidence de
cette maladie. Elle aurait également augmenté de
28% en Biélorussie. A Gomel, le nombre des cas de diabète
sucré de l'enfant a doublé par rapport à
la période qui précède l'accident.
Il s'agit en réalité d'une maladie nouvelle du petit
enfant, d'une maladie maligne qui prend une forme épidémique
dans ces régions. Les enfants sont admis comateux à
l'hôpital et la glycémie est très difficile
à équilibrer. Ils resteront dépendants de
l'insuline, donc de piqûres quotidiennes, toute leur vie.
Une vie difficile les attend, vu le coût des tests de glycémie
et de l'insuline, et la gravité des complications qu'on
est en droit d'attendre : cécité, gangrène
des extrémités, insuffisance rénale, hypertension.
J'ai posé au conférencier une question sur un lien
possible entre le diabète et les radiations ionisantes.
Le président de
séance a souhaité répondre lui-même:
"Je ne puis vous répondre, mais faisons appel à
tous les spécialistes du monde des effets des radiations
ionisantes qui sont réunis dans cet auditoire, et nous
saurons s'il existe un lien possible." Après un très
bref silence, il ajouta : "Aucune main s'est levée.
Vous voyez que cette relation n'existe pas." C'est ainsi
que furent conduites les discussions lors de la conférence
de l'AIEA.
La thyroïdite de Hashimoto est apparue dans une population
jeune après la catastrophe de Tchernobyl, une maladie qui
a été observée au Japon suite à la
bombe atomique. Il s'agit d'une maladie auto-immune, comme le
diabète sucré insulino-dépendant. Les lymphocytes
chargés de protéger les patients, se mettent à
détruire leur thyroïde ou leurs cellules productrices
d'insuline. Les Professeurs Bourlakova, Titov et Pelevina ont
montré les troubles du système immunitaire induits
par les radiations.
Par ailleurs, dans les zones contaminées, les maladies infectieuses
augmentent de gravité, le rhume se complique de sinusite
qui dégénère en abcès du cerveau, évolution autrefois excessivement rare. La même chose se produit avec
les bronchites qui, chez l'enfant, entraînent une pneumonie
qui évolue vers des pneumonies nécrosantes. Ces maladies exceptionnelles dans le service universitaire
de pédiatrie à Minsk, deviennent communes et elle
entraînent des séquelles irréversibles. D'autres
maladies encore, comme l'asthme bronchique et des allergies, prouvent
que le système immunitaire de ces enfants est atteint.
A la conférence de l'AIEA, j'ai compris que la science
pouvait être utilisée pour éviter de trouver
un lien entre une maladie et un accident. La technique à
utiliser pour ce type de recherche "négative"
a été décrite par le Professeur J.F. Viel. Il faut tout d'abord choisir de
mauvais indicateurs dans les protocoles de recherche. Par exemple,
si l'on étudie les cancers, on choisira la mortalité
au lieu de la morbidité, sachant qu'il faut beaucoup d'années
avant que l'on ne meure d'un cancer.
On choisira ensuite la fausse pathologie, par exemple on recherchera
la cirrhose plutôt que le diabète sucré.
Il est aussi important de choisir un délai inapproprié,
pour que l'étude soit terminée avant la fin de la
période de latence des tumeurs malignes, ce qui permet
de conclure à l'absence de cancers radio-induits.
Le protocole exclura également de l'étude les groupes
à risque comme les femmes enceintes ou les enfants.
Sur ces bases, l'expert ne trouvera - comme souhaité -
aucune différence statistiquement significative. C'est
ainsi que les experts ne montrent pas la difficulté qu'il
y a à trouver des relations de cause à effet pour
des maladies peu fréquentes, mais prétendent avoir
démontré l'absence de lien entre Tchernobyl et la
pathologie étudiée. Ils concluent à l'absence
de risque, ce qui leur donne bonne conscience pour continuer à
promouvoir les centrales atomiques commerciales.
Viel cite Théodore Adorno : "Le scepticisme face à
ce qui n'a pas été prouvé peut rapidement
devenir interdiction de penser". Pendant toute la conférence
de l'AIEA à Vienne, j'ai senti que nous n'étions
pas autorisés à envisager d'autres conséquences,
que celles qui avaient été officiellement dictées.
Le cancer de la thyroïde, longuement nié les premières années,
est devenu
tellement évident, qu'il n'était plus possible de
ne pas l'admettre. Le Lancet, après avoir refusé
plusieurs manuscrits sur ce sujet, a enfin publié des études
montrant le lien entre ce cancer et le degré de contamination
radioactive dans différentes régions. Le porte-parole
des experts à l'AIEA sur ce sujet, le Professeur Williams
de Cambridge, un chercheur de grande renommée, confirme
l'existence de ce cancer.
C'est une maladie du petit enfant qui n'existait pratiquement
pas autrefois, une affection très maligne, contrairement
au cancer de la thyroïde plus commun chez nous. Dans 80% des cas, au moment du diagnostic
il y a déjà des métastases dans les ganglions
lymphatiques voire dans le poumon. Pourtant
l'orateur de l'AIEA conclut, comme le firent d'autres experts
pro-nucléaire que j'ai entendus, en disant: "Il s'agit
d'un bon cancer". Voulant dire qu'avec une bonne chirurgie
et des médicaments, le patient avait un fort pourcentage
de chances de survie. Ma voisine, membre d'une délégation
officielle, m'a dit : "Je préfère que mes deux
filles ne soient pas atteintes de ce bon cancer".
En réalité, ce cancer très
malin a des conséquences dramatiques pour le malade et
pour toute sa famille, dès le jour où il est dépisté.
Même bien opéré et traité, l'enfant
ne sera pas sain. Le pronostic du néoplasme après
opération et traitement par l'Iode 131 n'est pas connu,
car on manque de recul. S'agissant d'une maladie endocrinienne,
ces enfants devront suivre un traitement de substitution toute
leur vie. Ces enfants malades ne sont pas inconscients des risques
pour leur avenir. Selon une enquête réalisée
dans les hôpitaux de Biélorussie et analysée
à l'Hôpital Pédiatrique de Minsk, leur première
préoccupation est: "Pourrai-je avoir des enfants quand
je serai grande ?" Deux tiers de ces malades sont des fillettes.
Il n'y a pas de "bonne" réponse à cette
question.
Le Congrès de l'AIEA a été douloureux à
suivre. L'attitude arrogante y était fréquente.
Un orateur a par exemple déclaré que "la seule
différence statistiquement significative trouvée
- par lui, et peut-être d'une façon générale
- entre les gens qui vivent dans les zones contaminées
et les autres, c'est que les premiers boivent davantage de vodka
que les seconds". L'arrogance était également
présente lorsqu'il a été dit que, plutôt
que d'évacuer tant de gens, ce qui a coûté
des millions de dollars, il aurait été préférable
d'accepter une certaine augmentation de l'incidence des cancers
et de mieux utiliser cet argent ailleurs. Les mêmes critiques
ont été adressées aux Suédois qui
ont interdit aux Lapons de consommer la viande des rennes.
Lorsque les gens discutaient des "niveaux de radiations soi-disant
acceptables", il s'agissait essentiellement de réduire
les coûts de l'accident actuel, et surtout les coûts
des prochains accidents. Ainsi, il leur semblait préférable
d'éviter l'évacuation des populations exposées
à des retombées radioactives même très
élevées. On a également discuté de
la possibilité de réinstaller des gens dans les
zones contaminées plus proches de Tchernobyl. Certains
experts y étaient favorables, à condition d'en étudier
les coûts.
Le vice-directeur de l'AIEA, M. Rosen, me disait que les quelques cancers
supplémentaires causés par l'accident, ne représentaient
qu'un nombre infime par rapport aux millions de cancers attendus.
Ma réponse est que je ne crois pas à ce pronostic
optimiste de 10 ou 20 000 cancers supplémentaires, qui
peut facilement être multiplié par 10, ce qui représenterait
au moins 200 000 cancers supplémentaires, et que surtout,
il est faux de comparer des situations fondamentalement différentes
: Le cancer chez un enfant de 4 ans ou chez un adulte jeune, ne
représente pas le même drame que chez une personne
âgée de 80 ans, qui a sa vie derrière elle.
Un journaliste a demandé au vice-directeur de l'AIEA, pourquoi
M. Blix avait dit en été 1986, que "vu l'importance
de l'industrie atomique, un nouvel accident de l'ampleur de celui
de Tchernobyl par année serait acceptable". Le vice-directeur
a répondu que sans doute M. Blix, directeur de l'AIEA,
ne pouvait être, en été 1986, totalement informé
des conséquences de Tchernobyl. Dix ans après l'accident,
les responsables ne sont toujours pas vraiment informés.
Par exemple, l'AIEA ne tient aucun compte des études japonaises
qui ont été présentées [...] aujourd'hui,
et qui montrent la longue liste de maladies associées aux
radiations ionisantes, allant de l'hypertension aux névralgies,
y compris une pathologie comportant anémie, leucopénie,
gastrites, ulcères gastro-duodénaux et bien d'autres
affections encore, dont le diabète sucré, les maladies
du foie, du pancréas, etc. Rien de tout cela n'a été
évoqué, encore moins admis à l'AIEA.
Il a été question de mensonges. Il est toujours
délicat d'affirmer que des experts mentent. Lorsqu'au sujet
de la tératologie, l'orateur désigné de l'AIEA
a affirmé qu'il n'existait aucun registre antérieur
des malformations ou anomalies génétiques, et qu'en
conséquence, on ne pouvait conclure à aucune augmentation
de l'incidence des malformations congénitales dans les
région autour de Tchernobyl, il s'agissait d'un mensonge caractérisé, qui débouchait
sur des conclusions biaisées.
A côté de la tératologie, la réduction
de 30 % du nombre des naissances en Biélorussie peut être
partiellement due à la crise sociale, aux difficultés
de la vie. Elle peut dans une certaine proportion être une
conséquence de la stérilité fréquente
chez les hommes et les femmes jeunes exposés aux radiations.
Les études présentées dans cette salle sur les
carpes élevées en Biélorussie, montrent
que 70 % des oeufs fécondés n'éclosent pas
en raison de mutations létales, et que 70 % des poissons
survivants présentent de graves mutations récessives.
Professeur Michel Fernex,
Tchernobyl, conséquences sur l'environnement, la santé,
et les droits de la personnes,
Viennes, 12-15 avril 1996,
Tribunal Permanent des Peuples,
Commission Médicale International de Tchernobyl.