KIEV, 15 déc 2000 - La centrale de Tchernobyl,
théâtre du plus grave accident nucléaire de
tous les temps, fermera ses portes vendredi après une course
folle faite d'ordres, de contre-ordres et de controverses.
Kiev avait redémarré jeudi matin le seul réacteur
encore opérationnel de l'installation nucléaire,
en réparation depuis début décembre pour
colmater une fuite d'eau radioactive.
De nouveau stoppé en fin de matinée, le troisième
bloc devait être relancé symboliquement dans la soirée,
moins de 24 heures avant sa fermeture définitive, ont indiqué
les autorités nucléaires.
Il ne tournera alors qu'à 1% de sa capacité maximale
et ne produira pas d'électricité, a souligné
l'ingénieur de permanence Olexandre Ieltchichev.
Le président Koutchma s'est rendu jeudi à Tchernobyl,
accompagné du Premier ministre russe, pour assister à
cette lente agonie du monstre nucléaire, dont l'explosion
du quatrième réacteur en avril 1986 avait contaminé
les trois quarts de l'Europe.
Les officiels ont été accueilli par des ingénieurs
portant des brassards et des foulards noirs en signe de deuil.
La plupart des employés de la centrale sont opposés
à l'arrêt de Tchernobyl qui risque de les réduire
au chômage.
Les députés ukrainiens, en signe de soutien, ont
voté jeudi une résolution, non contraignante, appelant
à retarder la fermeture.
"Je vous promets qu'aucun employé de la centrale ne
restera sans travail. J'en réponds personnellement",
a déclaré le président après avoir
déposé une gerbe au pied d'un monument à
la mémoire des victimes de la catastrophe.
M. Koutchma a préparé avec soin la mise à
mort du monstre nucléaire vendredi pour en faire un événement
médiatique.
A cette occasion, plus de 2.000 responsables ukrainiens et occidentaux,
ainsi que près de 400 journalistes, se réuniront
dans une salle de spectacle de la capitale ukrainienne.
Le chef du gouvernement russe Mikhaïl Kassianov, le secrétaire
américain à l'Energie Bill Richardson et d'autres
responsables des pays du G7 seront parmi les invités.
M. Koutchma montera sur scène pour donner l'ordre -retransmis
en direct vers Tchernobyl par les télévisions- de
stopper la centrale "entre 13H16 et 13H18" locales (11H16
et 11H18 GMT).
Kiev n'a accepté de condamner la centrale qu'en échange
d'une aide de 2,3 milliards de dollars des sept pays les plus
industrialisés (G7).
Ces fonds serviront essentiellement à construire en Ukraine
deux nouveaux réacteurs visant à remplacer la production
de Tchernobyl, à financer des programmes sociaux et à
accroître la sécurité dans les quatre autres
installations nucléaires du pays (Rivne, Khmelnitsky, Pivdenno
Ukrainska et Zaporijia).
Pourtant, cette victoire n'est que partielle et Tchernobyl restera
une menace pendant encore des décennies.
Le problème le plus alarmant est le délabrement
accéléré de la chape de béton, baptisée
sarcophage, qui recouvre les ruines du quatrième réacteur.
Cette structure, montée à la va-vite en 1986, est
aujourd'hui fissurée et menacerait de s'écrouler,
exposant alors à l'air libre un magma radioactif de 160
tonnes.
Son renforcement est une opération délicate qui
prendra au moins dix ans. Grâce à des dons internationaux,
les 760 millions de dollars nécessaires ont été
presque entièrement réunis et les travaux ont pu
commencer.
Les experts n'excluent pas non plus la possibilité d'une
réaction en chaîne au sein du combustible nucléaire
fondu qui couve sous le sarcophage. Ce serait alors l'explosion.
Enfin, les déchets, accumulés au fond du quatrième
réacteur, pénètrent lentement les sols, menaçant
rivières et fleuves environnants qui, en aval, alimentent
en eau potable des millions de personnes.
L'extraction et le stockage en lieu sûr du magma nucléaire
ne sont toujours pas d'actualité. L'opération est
jugée trop difficile, trop dangereuse et surtout trop coûteuse.
Le deuxième réacteur
de Tchernobyl a été arrêté en 1991
à la suite d'un incendie et son
premier bloc a, lui, été mis hors service en 1996
dans le cadre d'un accord international.
TCHERNOBYL (Ukraine), 15 déc 2000
- La centrale maudite de Tchernobyl
a fermé ses portes vendredi sous les applaudissements internationaux,
plus de 14 ans après la plus grande catastrophe du nucléaire
civil.
Depuis Kiev, le président ukrainien Léonid Koutchma
a ordonné d'arrêter à 13H17 locales (11h17
GMT) le troisième réacteur de la centrale -- le
seul encore opérationnel sur les quatre d'origine.
A 120 kilomètres de là, Serguï Bachtovy, un
ingénieur âgé de 30 ans et vêtu d'une
blouse blanche, a tourné pour la dernière fois la
mannette noire du système d'arrêt d'urgence AZ-5.
Des cadrans ont immédiatement indiqué une chute
d'activité, selon les images diffusées par la télévision
ukrainienne.
Deux explosions ont fait voler en éclats en avril 1986
le quatrième réacteur de Tchernobyl, contaminant
les trois quarts de l'Europe et plus particulièrement l'Ukraine,
le Bélarus et la Russie. Un incendie a ravagé en
1991 le deuxième bloc de l'installation et son premier
réacteur a été mis hors service en 1996 dans
le cadre d'un accord international.
Héros presque malgré lui, M. Bachtovy a confié
avoir des "sentiments partagés" sur la décision
de condamner l'installation. "Bien sûr, c'est plutôt
flatteur de rentrer dans l'Histoire. Mais après ça,
j'aurai honte de regarder dans les yeux mes collègues dont
beaucoup vont perdre leur travail".
Dans une autre salle de la centrale, près de 300 employés
s'étaient réunis autour d'un téléviseur
et ne cachaient pas leur colère.
"Quelle absurdité! Koutchma est un idiot!", fulmine
l'un d'eux en se levant avec ses collègues dans un élan
d'indignation après l'arrêt du réacteur.
Sur les 12.000 employés de Tchernobyl, l'Etat n'en gardera
vraisemblablement pas plus de la moitié pour surveiller
et démanteler le site.
"Ici, tout le monde est contre la fermeture. Beaucoup d'argent
a été investi pour augmenter la sécurité
de l'installation. Franchement, arrêter Tchernobyl alors
que le pays manque d'électricité me paraît
plutôt absurde", explique Serguï Bachtovy.
La rancoeur des employés est d'autant plus forte que beaucoup
étaient venus à Tchernobyl, attirés par les
primes et les bons salaires -- trois à quatre fois supérieurs
à la moyenne.
"Je voudrais tout casser et tous les tuer", s'exclame
Nadia secouée par des sanglots.
L'atmosphère était plus feutrée et plus joyeuse
à Kiev où une cérémonie officielle
a rassemblé autour du président Koutchma de nombreuses
personnalités dont le secrétaire américain
à l'Energie, Bill Richardson, et le couturier français
Pierre Cardin.
L'Ukraine "a dit adieu à son passé soviétique
et bonjour à l'Occident", a commenté M. Richardson.
Des centaines de journalistes s'étaient déplacés
pour couvrir l'événement qui a également
donné lieu à un concert de musique classique et
à une messe à la mémoire des victimes.
L'impact des retombées nucléaires est aujourd'hui
encore l'objet de débats. Selon Kiev, la catastrophe aurait
fait près de 15.000 morts et plusieurs millions d'invalides.
"Le destin a voulu que notre Etat porte la croix de Tchernobyl",
a relevé M. Koutchma lors d'un discours. "J'espère
que le monde apprécie l'importance et l'humanisme de nos
choix", a-t-il ajouté.
L'Ukraine n'a accepté de condamner Tchernobyl qu'en échange
d'une aide internationale de 2,3 milliards de dollars.
Ces fonds serviront essentiellement à construire en Ukraine
deux nouveaux réacteurs visant à remplacer la production
de Tchernobyl, à financer des programmes sociaux et à
accroître la sécurité dans les quatre autres
installations nucléaires du pays.
Pourtant, cette victoire n'est que partielle et Tchernobyl restera
une menace pendant encore des décennies.
Le problème le plus alarmant est le délabrement
accéléré de la chape de béton, baptisée
sarcophage, qui recouvre les ruines du quatrième réacteur.
Cette structure, montée à la va-vite en 1986, menace
de s'écrouler et d'exposer un magma radioactif de 160 tonnes.
Au lendemain de l'explosion, des milliers de «liquidateurs» se relayent sur le toit du réacteur pour en «nettoyer» la surface. |
Quelle a été l'ampleur réelle de la plus grande catastrophe nucléaire de l'Histoire? A quelques semaines de la fermeture totale de Tchernobyl, la polémique est loin d'être enterrée.
Ouf! L'Europe ne cache pas son soulagement:
les ingénieurs s'activent à préparer la fermeture,
prévue pour le 15 décembre 2000, de la très
redoutée centrale nucléaire de Tchernobyl. Les autorités
ukrainiennes peuvent enfin se féliciter d'avoir obtenu
des bailleurs de fonds occidentaux les quelque deux milliards
de dollars nécessaires afin de neutraliser et d'enterrer
les réacteurs. Mais pour de nombreux citoyens ordinaires,
le cauchemar continue.
Il y a quelques mois, le 26 avril, des milliers de personnes ont
défilé dans des villes de Biélorussie, d'Ukraine
et de Russie orientale pour commémorer le martyre des victimes
de Tchernobyl. A 1h26 tapantes, les cloches se sont mises à
sonner. A cette même heure, 14 ans plus tôt, l'un
des réacteurs de la centrale avait explosé, libérant
un gros nuage radioactif.
Au-delà du deuil, les marcheurs manifestaient leur peur.
Peur des radiations qui sont toujours là, et qui menaceraient
de semer des milliers de morts supplémentaires. Et peur
de parler. La nuit du 26 avril 2000, Youri Bandajevski, recteur de l'Institut médical
de Gomel (Biélorussie) jusqu'à son arrestation en
1999, se trouvait en exil intérieur à Minsk, capitale
du pays. Il compte parmi les nombreux chercheurs clamant que leurs
travaux sont censurés ou ignorés par les autorités.
Les estimations concernant le nombre de victimes de la catastrophe
vont de 32, pour certains experts des Nations unies, à
15 000, selon des scientifiques ukrainiens. En juin, des chercheurs
du Comité scientifique sur les effets des radiations nucléaires
de l'ONU (UNSCEAR) estimaient que «rien ne prouve que les
radiations aient eu un impact majeur sur la santé publique,
en dehors du taux élevé de cancers de la thyroïde
constaté chez les enfants, [dont] peu devraient mourir».
Peu de temps avant, le secrétaire général
des Nations unies, Kofi Annan, avait pourtant déclaré:
«La catastrophe est loin d'avoir cessé. Elle continue
à produire des effets dévastateurs non seulement
sur la santé des populations mais aussi sur tous les aspects
de la vie sociale». Alors, qui dit vrai? Et d'où viennent ces
énormes divergences?
L'accident de la centrale de Tchernobyl a transformé son
réacteur n°4 en un chaudron infernal qui a craché
un nuage radioactif pendant 10 jours. Ces radiations représentaient
100 fois celles émises par les bombes atomiques d'Hiroshima
et de Nagasaki cumulées. Passés plusieurs jours
de silence absolu, les autorités ont procédé
à l'évacuation précipitée de quelque
116 000 personnes après avoir défini une zone d'exclusion
de 30 km autour de la centrale.
Il a fallu attendre des années avant que la population
ne découvre qu'une région beaucoup plus vaste, s'étendant
à 150 km de Tchernobyl jusqu'en Biélorussie et en
Russie, avait subi d'importantes retombées radioactives.
En 1989, on établit qu'un cinquième de la Biélorussie
était contaminé; 400 000 habitants furent déplacées.
Aujourd'hui, quatre millions de personnes vivent toujours dans
des régions reconnues contaminées.
Le secret qu'ont gardé les gouvernements de la région
sur l'étendue de la contamination continue à nuire
à la santé publique, affirme Tobias Muenchmeyer,
spécialiste de Tchernobyl pour l'ONG Greenpeace. Des chercheurs
de différents pays partagent la même opinion. «La
loi du secret a été décrétée
dans notre pays dès les premières minutes de la
catastrophe», estime Vladimir Tchernousenko, le scientifique
ukrainien qui a coordonné les opérations de nettoyage.
Selon Tobias Muenchmeyer, ce black-out a contribué à
ce que les Nations unies sous-évaluent gravement le nombre
de victimes. Des personnalités critiques à l'égard
du nucléaire, comme Rosalie
Bertell, présidente de l'International Institute of
Concern for Public Health (Institut international pour la santé
publique) de Toronto, estiment
que des considérations politiques ont également
joué. Elles dénoncent l'accord de 1959 entre
l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et
l'Organisation mondiale de la santé (OMS), stipulant que
«l'AIEA est chargée au premier chef d'encourager,
d'aider et de coordonner les recherches sur l'énergie atomique
ainsi que le développement et les applications pratiques
de celle-ci». Pour résumer, selon Bertell, «l'AIEA
se considère depuis cette date comme la sentinelle chargée
de veiller sur l'information livrée au public concernant
les effets sanitaires des radiations». Cette année,
son institut et d'autres organisations ont demandé à
l'OMS de réviser l'accord de 1959.
Les cancers sont la première cause
d'inquiétude
L'iode et le césium sont les principaux isotopes radioactifs
libérés dans l'atmosphère par le réacteur
de Tchernobyl. L'iode 131 a une demi-vie ou période (temps
nécessaire pour que la moitié des atomes d'un isotope
radioactif se désintègre) de huit jours. Il a surtout
été inhalé et ingéré dans des
aliments. Quant au césium 137, il a une demi-vie d'environ
30 ans. Toujours présent dans les sols et la végétation,
il continue à contaminer la population par le biais des
produits alimentaires.
Qui a souffert de ces radiations? D'abord les «liquidateurs»:
selon les estimations, 600 000 à 800 000 soldats et fonctionnaires
ont été expédiés sur place juste après
l'explosion pour neutraliser le réacteur et enterrer les
déchets contaminés. Sur les 50 000 de ces «liquidateurs»
qui ont travaillé sur le toit du réacteur, 237 ont
été hospitalisés et 32 sont décédés.
Depuis, l'Union soviétique et ses héritiers n'ont
pas su ou pas voulu suivre ce groupe à risques. Selon le
Russe Leonid Ilyin, ancien membre de la Commission internationale
de protection radiologique, «aucun de ces hommes n'a été
enregistré nominalement. Ils n'ont pas fait l'objet de
contrôles réguliers et sont rentrés chez eux».
Cette «négligence» constitue sans doute la
première cause de divergence sur le bilan de la catastrophe.
En avril 2000, Viacheslav Grishin, président de la Ligue
de Tchernobyl, une organisation basée à Kiev qui
dit représenter les «liquidateurs», déclarait
que depuis 1986, 15 000 d'entre eux étaient morts et 50
000 devenus invalides. Il s'appuyait sur une estimation controversée
de Tchernousenko basée sur le taux de cancers lié
aux quantités de radiations auxquelles le chercheur ukrainien
supposait que les «liquidateurs» avaient été
exposés.
Les cancers sont la première cause d'inquiétude.
Dès 1991, les médecins signalaient de nombreux cas
de cancers de la thyroïde chez les enfants de moins de quatre
ans à l'époque du drame. En 1992, un groupe de chercheurs
occidentaux, dont Keith Baverstock de l'OMS, admettait que Tchernobyl
était probablement à l'origine de ces pathologies.
Toutefois, les Nations unies ne l'ont officiellement reconnu qu'en
1995, après que 800 cas ont été recensés.
Ce retard a eu de graves conséquences sur le dépistage
et le traitement de la maladie, qui n'est pas fatale si elle est
prise à ses débuts.
Plusieurs chercheurs de l'OMS sont sceptiques
Les réticences onusiennes s'expliquent en partie par les
données sur Hiroshima et Nagasaki qui servent de référence,
et laissaient présager un nombre de cas très inférieur.
Mais des facteurs politiques ont aussi joué. «Si
le danger a bien été sous-estimé ou minimisé,
expliquait l'hebdomadaire britannique The Economist, le gouvernement
américain risque de nouveaux procès sur tous les
fronts, depuis les essais [nucléaires] dans le Nevada jusqu'à
l'accident nucléaire de Three Mile Island en 1979».
Quoi qu'il en soit, 1 800 cas de cancer de la thyroïde attribués
à Tchernobyl ont aujourd'hui été recensés.
Dans les régions les plus contaminées, comme à
Gomel, cette pathologie est 200 fois plus courante chez les enfants
qu'en Europe
de l'Ouest. Les prévisions sur le nombre de cas à
venir vont de «quelques milliers», selon l'AIEA, à
66 000 pour les seuls enfants biélorusses âgés
de moins de quatre ans en 1986, selon Elisabeth Cardis, une scientifique
de l'OMS qui qualifie néanmoins cette estimation de «très
incertaine».
Qu'en est-il d'autres cancers qui se développent beaucoup
plus lentement? Officiellement, l'OMS s'en tient à sa position
de 1996: «si des rapports font état d'une augmentation
de l'incidence de certaines pathologies malignes [...], ils manquent
de cohérence et pourraient ne refléter que des différences
méthodologiques dans le suivi des populations». Mais
plusieurs chercheurs de l'OMS sont sceptiques.
A partir des données sur Hiroshima et Nagasaki, Baverstock
pronostique un «excès» de 6 600 cancers mortels,
dont 470 leucémies. Pire, une équipe de médecins
biélorusses annonce qu'elle a découvert des taux
de leucémie quatre fois supérieurs à la moyenne
nationale au sein des liquidateurs les plus exposés. Et
certains craignent que, comme dans le cas du cancer de la thyroïde,
la réalité ne dépasse largement les prévisions.
Les incertitudes scientifiques ne doivent pas masquer les considérations
politiques, affirme Tobias Muenchmeyer: les gouvernements, qui filtrent la plupart des
statistiques dont se servent les Nations unies, ont leurs objectifs
propres. L'Ukraine dispose de 14 réacteurs nucléaires
et en construit quatre autres, selon l'AIEA. D'un côté,
le pays «ne veut pas nuire à son image de puissance
nucléaire, explique-t-il, mais de l'autre, il a intérêt
à faire état de ses difficultés pour obtenir
de l'aide. C'est pourquoi les autorités se contredisent
parfois à quelques jours de distance».
Quant aux responsables biélorusses, ils ont invariablement
minimisé la catastrophe, bien que le pays ait reçu
70% des retombées radioactives. «Ils partent du principe
qu'ils ne peuvent pas résoudre le problème car les
zones et le nombre de gens contaminés sont trop importants,
et le gouvernement trop pauvre. Ils ont décidé de
faire taire toutes les voix dissidentes», estime Muenchmeyer.
Cette attitude a entravé la recherche et, semble-t-il,
empêché les études des chercheurs biélorusses
de parvenir jusqu'aux Nations unies.
Il y a deux ans, Rosa
Goncharova, de l'Institut de génétique et de
cytologie de Minsk, a indiqué dans une communication que
depuis 1985, les bébés nés avec des becs-de-lièvre,
des trisomies et d'autres anomalies avaient augmenté de
83% dans les zones les plus contaminées, de 30% dans les
zones modérément contaminées et de 24% dans
les zones dites «propres».
De vastes zones de Biélorussie restent lourdement contaminées
Questionnée pour les besoins de la présente enquête,
Elizabeth Cardis de l'OMS a affirmé «ne pas avoir
reçu copie de ce document». Elle n'avait pas non
plus eu les travaux du Biélorusse Vassili Nesterenko, directeur
du Belrad, un institut indépendant de radioprotection.
Rappelons également le sort de Youri Bandajevski, aujourd'hui
entre les mains d'Amnesty International. Lorsqu'il était
encore recteur de l'Institut médical de Gomel, il avait
pratiqué des autopsies sur des cadavres de gens dont le
décès, prétendait-on, n'était pas
lié à Tchernobyl. En comparant leurs organes avec
ceux de rats nourris de céréales contenant du césium
radioactif, il avait fait une troublante découverte: «les
altérations pathologiques des reins, du coeur, du foie
et des poumons étaient identiques à celles constatées
chez les cobayes». Conclusion, le césium avait bien
rendu ces gens malades et provoqué leur mort.
Les publications du chercheur se sont heurtées à
un mur de silence. Puis après avoir critiqué la
façon dont le ministère de la Santé avait
mené les recherches sur l'après-Tchernobyl, il s'est
vu arrêté à l'été 1999 sous
un vague chef d'inculpation de corruption, et emprisonné
pendant six mois. Son ordinateur et ses dossiers ont été
confisqués et il est toujours assigné à résidence
à Minsk.
Tandis que de vastes zones de Biélorussie demeurent lourdement
contaminées, l'OMS admet que «certains aliments produits
par le secteur privé dépassent [les normes en matière
de radioactivité]». En revanche, grâce à
un labourage en profondeur et aux engrais, «les aliments
produits par les fermes collectives ne dépassent pas les
normes». Mais dans un contexte économique difficile,
des milliers de gens dépendent justement des petites productions
privées, affirme Vassili Nesterenko. Pour lui, un quart des cultures issues des zones contaminées
dépassent les normes et que plus de 500 villages boivent
du lait contaminé. Enfin, rappelle Keith Baverstock
de l'OMS, de nombreuses personnes pratiquent la cueillette de
champignons et de baies sauvages ou la chasse, alors que le gibier
est l'aliment le plus dangereux.
Il y a bien sûr aussi ceux qui retournent vivre dans le
périmètre interdit, pour la plupart des vieilles
femmes qui jugent qu'à leur âge, la radioactivité
ne peut plus leur faire de mal. Mais un bébé serait
également né dans la zone récemment, selon
des sources non confirmées. Comme le disait Kofi Annan,
la tragédie continue.
Fred Pearce,
journaliste spécialiste de l'environnement,
conseiller auprès de l'hebdomadaire anglais The New
Scientist.
La première réserve
écologique radioactive du monde
Dans les semaines qui ont suivi
la catastrophe, les conifères et les mammifères
friands de végétaux ont reçu les doses de
radiations les plus élevées. Des arbres sont morts,
de même que les vaches qui broutaient l'herbe hautement
contaminée entourant la centrale. La plupart des souris
de la zone interdite ont aussi disparu.
Mais Mona Dreicer, une chercheuse américaine qui a participé
à la conférence internationale de Vienne sur l'après-Tchernobyl
en 1996, explique que le niveau de radioactivité à
la surface du sol a été divisé par 100 dès
l'automne 1986 et qu' «en 1989, l'environnement avait commencé
à récupérer». Les conifères
abîmés produisaient à nouveau des pommes de
pin et la population de rongeurs augmentait rapidement.
Aujourd'hui, la région abrite des sangliers, des élans,
des cerfs, des renards et environ 200 loups. La liste des animaux
qui ne sont pas revenus est assez courte. Il s'agit des pigeons
et des rats, qui vivent des déchets produits par l'homme,
et des hirondelles, qui auraient succombé à
des problèmes génétiques.
Toutefois, la région reste contaminée, notamment
ses sols, sa végétation et la couche de feuilles
et de branchages qui tapisse ses forêts. La zone d'exclusion
tracée autour de Tchernobyl est ainsi devenue la première «réserve radioactive»
du monde. Nikolai Voronetsky,
le directeur de la réserve, constate toutefois que très
peu de scientifiques s'y aventurent. Ce qui n'a rien d'étonnant
lorsqu'on sait que trois des dix botanistes qui y ont travaillé
en 1986 sont décédés. Quant à l'équipe
de la réserve, elle a montré que les organes internes
des loups et de la plupart des animaux sont toujours radioactifs.
La chercheuse de l'Institut de génétique et de cytologie
de Minsk, Rosa Goncharova, a pour sa part détecté
une augmentation des «anomalies génétiques»
chez les rongeurs et les poissons. Mais Mona Dreicer relativise:
«On a montré que la fréquence de ces problèmes
était similaire dans des régions non contaminées
[], ce qui permet de conclure qu'elles ne sont pas dues aux radiations».
Certains scientifiques reconnaissent néanmoins dans ces
déclarations une pirouette d'expert international.
Ils rappellent qu'il est très difficile d'établir une stricte corrélation
entre les anomalies génétiques et le niveau de contamination
globale d'une zone.
En effet, comme le souligne Mona Dreicer elle-même, des
ruminants broutant dans des zones ayant subi peu de retombées
radioactives directes peuvent être génétiquement
atteints, notamment du fait de la migration de substances radioactives
par les sols.
Ces substances peuvent s'infiltrer de maintes façons en
dehors de la zone contaminée. Début 2000, on redoutait
par exemple que les incendies de tourbière qui faisaient
rage dans les zones contaminées libèrent des nuages
de fumée radioactifs. Mais l'équipe envoyée
sur place par l'ambassade américaine n'a semble-t-il rien
pu prouver. En revanche, l'eau s'est avérée la principale
menace écologique de l'après-Tchernobyl, comme le
note un rapport de la Commission européenne. Après
les inondations de printemps, les concentrations de substances
nocives dans les cours d'eau sont parfois multipliées par
quatre.
La zone contaminée a été inondée six
fois depuis la catastrophe. A chaque fois, des substances radioactives
ont été emportées en aval, en particulier
le long du Pripiat, un affluent du Dniepr qui termine sa course
dans la mer Noire. Or, neuf millions d'Ukrainiens boivent de l'eau
provenant de réservoirs artificiels construits sur le Dniepr;
ils sont plus nombreux encore à consommer des produits
agricoles cultivés grâce à ses eaux.
Quatorze ans après l'explosion, les substances radioactives
continuent de circuler dans les sols et les écosystèmes,
s'avérant beaucoup plus mobiles que les scientifiques ne
l'avaient d'abord supposé. Jim Smith du Centre for Ecology
and Hydrology, un organisme public anglais, a reconnu en mai 2000
que «l'environnement ne se débarrasse pas de la pollution
aussi vite que nous l'avions pensé». A certains endroits,
a-t-il précisé, le césium «se rediffuse
à nouveau dans l'écosystème». Comme
si l'héritage de Tchernobyl lançait un nouvel assaut.
F.P.