Tchernobyl: à propos de la CIPR


Dr. Rosalie Bertell.*

Les problèmes de Tchernobyl sont enracinés très profondément dans notre société. Il s'agit vraiment de problèmes structurels. Nous devons identifier les mécanismes de répression structurelle qui sont à l'oeuvre ici. Nous devons également porter le problème de Tchernobyl devant l'opinion publique. On présente Tchernobyl comme un problème scientifique, mais c'est faux : Il s'agit de répression, de décisions politiques qui ont entraîné les conséquences dramatiques que nous observons.

Aujourd'hui, étant donné que la Conférence de l'Agence Internationale pour l'Énergie Atomique (AIEA) vient de réunir les auteurs du Rapport de 1991 sur Tchernobyl - ceux-là même qui ont déclaré que les problèmes ont été exagérés et que les maladies n'ont aucun lien avec la radioactivité - ces experts se trouvent au centre des critiques.

Cependant j'estime que les racines du problème sont plus profondes encore. Elles ont précédé ce qui s'est passé à l'AIEA. Cette organisation n'est qu'une force de police qui applique de manière irrationnelle des mécanismes préétablis. Actuellement, c'est l'AIEA qui est la plus critiquée. J'estime que sa manière d'appliquer le régime de protection contre les radiations a été très cruelle, mais ce n'est pas elle qui a créé ce régime.

Je travaille depuis 1968 comme chercheur sur les effets des radiations sur la santé et j'ai été surprise de découvrir dans la littérature que l'essentiel des recherches vraiment détaillées ont été menées avant 1951.

A partir de 1951, un mythe s'est établi, selon lequel il serait impossible de déceler les effets des faibles doses de radiations. 1951 est une date très importante, celle de l'ouverture du site des essais atomiques en atmosphère au Nevada, le premier site ouvert sur le continent américain. Les retombées de plus de 500 essais atomiques se sont répandues dans tout l'hémisphère Nord. A partir de cette époque, une propagande savamment orchestrée décréta que les faibles doses de radiations étaient sans danger, qu'il était impossible de leur attribuer aucun effet négatif.

Lorsque nous regardons ce qui s'est passé à Hiroshima et à Nagasaki, nous voyons qu'à partir de ce moment, la recherche s'est pratiquement limitée aux conséquences des scénarios de guerre. Il s'agissait de savoir combien de personnes seraient tuées rapidement, combien seraient hors d'état de combattre. Voilà quelles étaient désormais les préoccupations des chercheurs, et les calculs qu'ils ont effectués. Ils ne s'intéressaient ni aux fausses couches ou avortements, ni aux enfants mort-nés, ni aux enfants malades, ni aux conséquences pour le long terme. Leur recherche était très sélective et les dommages reconnus devaient demeurer minimes. [...]

J'estime que le nombre des victimes des radiations s'élève environ à 32 millions de personnes, ce qui est un chiffre prudent : travailleurs du nucléaire, population japonaise, victimes des essais nucléaires en atmosphère et victimes des divers accidents et incidents passés, Le plus grave d'entre eux est la catastrophe de Tchernobyl, qui reste un épouvantable désastre dont nous allons parler pendant ces deux prochains jours.

Nous devons aussi évoquer la définitions que donnent les bureaucrates de ce que l'on doit qualifier de "sérieux", un "sérieux" qu'ils définissent pour l'ensemble de la communauté. Cela ne concerne pas l'individu, le point de vue individuel étant très différent.

Pour moi, 1954 constitue un autre tournant historique. En 1954 a eu lieu la première explosion réussie - du point de vue des militaires - de la bombe à hydrogène. La bombe H a donné une puissance de feu illimitée à l'explosion atomique. La puissance de feu des bombes atomiques du type de celles qu'on a utilisées contre Hiroshima et Nagasaki reste limitée. Ce n'est plus le cas pour les bombes à hydrogène. C'est donc en 1954 que les Etats-Unis en particulier et les puissances occidentales ont décidé de placer la bombe au centre de leur doctrine stratégique.

C'est de cette époque que date le lancement du programme de l'atome commercial, soi-disant "pacifique", qui a permis d'organiser toute l'Amérique du Nord en une grande usine à bombes, y compris les mines d'uranium, les usines d'enrichissement, mais aussi l'implication des universités chargées d'enseigner la physique et les technologies nucléaires etc. Il fallait s'assurer de la coopération des civils et c'est de cette époque que date l'organisation de la Commission Internationale pour la Protection contre les Radiations (CIPR).

Née dans le secret des armes atomiques, cette organisation a, dès sa création, baigné dans le secret de la sécurité nationale. Il s'agit d'une commission composée de 13 hommes** (jusqu'à l'arrivée de la première femme en 1990), qui élabore toutes les définitions et prend toutes les décisions. Ses membres se remplacent par cooptation et s'auto-perpétuent. Ce sont eux qui élaborent les recommandations pour les normes de radioprotection qui sont ensuite adoptées par tous les pays et sur lesquelles se basent en particulier les règlements appliqués par l'AIEA. L'AIEA les a appliqués d'une façon très cruelle, à Tchernobyl et dans tant d'autres occasions.

Il est très important d'étudier les documents de la CIPR. J'ai été très choquée de lire dans leur édition de 1990 qu'ils parlaient d'effets "transitoires" des radiations, effets qu'ils estimaient ne pas être assez graves pour être indemnisés ou reconnus. Or il s'agit précisément des problèmes dont souffrent les populations et qu'il faudrait faire connaître au monde entier. L'existence de ces problèmes est niée de manière constante par l'AIEA, alors qu'en réalité elle est admise par la CIPR. La CIPR reste très discrète, en retrait, en effet sa crédibilité professionnelle est en jeu. Ces 13 "experts" ne peuvent se permettre d'affirmer malhonnêtement que ces effets n'existent pas, qu'ils n'ont aucun lien avec les radiations. Ils laissent aux ingénieurs et aux physiciens de l'AIEA le soin de parler des conséquences des radiations sur la santé. Ceci est un aspect déterminant du problème.

Il y a plusieurs manières d'utiliser des définitions, ce que l'Université de Harvard qualifie de "dysreprésentation". Il y a des manières très habiles de mentir, si l'on veut éviter d'être traîné en justice. L'une est de définir "l'accident". Je ne connais pas bien la définition exacte de l'accident de Tchernobyl, mais je me souviens que pour Three Mile Island, leur définition de "l'accident" ne prend en compte que les 7 premiers jours : Tout ce qui s'est passé par la suite tombe sous la définition de "décontamination". Lorsqu'ils parlent des doses que les personnes ont reçues suite à l'accident, ils les limitent en conséquence aux 7 premiers jours. En outre, ils en soustraient la dose que les gens auraient reçu en travaillant dans une centrale nucléaire en fonctionnement normal, plus le rayonnement de fond, plus les retombées des essais nucléaires chinois (en atmosphère à cette époque), étant donné que tout ceci était possible. La dose reçue suite à l'accident comprend en conséquence ce qu'ils ont effectivement reçu les 7 premiers jours seulement, moins tout ce qu'ils auraient pu recevoir par ailleurs mais n'ont pas reçu effectivement. Ceci constitue en soi une tromperie.

J'aimerais souligner la différence entre les conséquences de l'accident de Tchernobyl et celles de l'accident de Bhopal : à Bhopal, la plupart des effets étaient visibles immédiatement. Il y avait des atteintes directes aux personnes exposées, et ces atteintes étaient flagrantes, tant pour ces personnes que pour le public. Les lésions dues aux radiations quant à elles, se produisent au niveau de la cellule et un certain temps de latence s'écoule avant que la personne ne tombe malade. On ne fait donc pas immédiatement le lien entre la maladie et l'exposition aux radiations. Lorsque cette lésion affecte un spermatozoïde ou un ovocyte, le résultat n'apparaît que dans les générations suivantes. Il se perpétue et c'est précisément cela que l'industrie atomique essaie de nier.

Les experts ont constamment minimisé les conséquences génétiques et les conséquences pour les générations futures. Comme une personne de Tchernobyl me l'a expliqué, il s'agit d'un accident qui commence à petite échelle et s'aggrave avec le temps. C'est l'inverse de ce qui se passe après la rupture d'un barrage ou autres terribles catastrophes, épouvantables au début, mais dont les effets s'atténuent avec le temps. Tchernobyl au contraire s'aggrave sans cesse. D'un point de vue psychologique, cet aspect est essentiel, car la crainte de transmettre des lésions aux générations futures augmente dans la population.

Je voudrais énoncer ici, [...] d'une part les atteintes à la santé attribuées aux radiations reconnues par l'AIEA, et d'autre part les atteintes réelles qu'elle refuse de reconnaître. L'AIEA a créé deux catégories, trois depuis qu'elle a été obligée de reconnaître la leucémie.

Les experts reconnaissent tout d'abord les "cancers mortels radio-induits", chaque mot étant essentiel. Ils reconnaissent donc les cancers mortels, mais sont très réticents pour admettre des cancers qui ne seraient pas mortels ou les tumeurs bénignes. Par ailleurs ils ne considèrent que les cancers "radio-induits", refusant d'admettre que les radiations favorisent des cancers induits par d'autres causes. C'est pourquoi ils imposent une limite de 10 ans et ne reconnaissent aucun autre cancer comme ayant été radio-induit, en particulier des cancers ayant été favorisés par les radiations. Cette catégorie n'est pas indemnisée.

L'autre catégorie est constituée par "les maladies génétiques graves chez des enfants nés vivants". Ici aussi chaque mot a son importance. Il faut qu'il s'agisse d'une "maladie génétique grave", c'est à dire une maladie classique, codifiée, "maladie très rare et très grave". Les atteintes les plus courantes comme l'asthme ne sont pas reconnues. Il faut par ailleurs qu'il s'agisse d"'enfants nés vivants", c'est à dire qu'ils ne reconnaissent pas la mortalité périnatale, ni les avortements causés par des malformations congénitales du foetus.

En ce qui concerne les effets tératogènes, lésions du foetus in utero, ils n'acceptent à présent que "le retard mental grave" et ils limitent l'exposition à 8 - 15 semaines de grossesse. Pour l'industrie atomique, "le retard mental grave" implique l'incapacité d'une personne à répondre à un salut, ou l'incapacité de se nourrir elle-même. Rien d'autre n'est retenu. Il s'agit visiblement d'états limites, alors que les habitants des régions contaminées souffrent d'une quantité d'autres maladies [...]. La plupart de ces souffrances ne sont pas reconnues.

Nous devons comprendre que ce déni est d'ordre structurel, inhérent à la situation politique. On a souvent dit que la plupart des problèmes de Tchernobyl venaient de ce qu'il s'agissait d'un régime communiste, et que les structures politiques d'alors étaient responsables. Pourtant le même degré de secret existe en Occident. J'aimerais citer à titre d'exemple l'accident de Three Mile Island qui s'est produit en 1979 aux Etats-Unis.

2000 victimes de Three Mile Island n'ont toujours pas encore été entendues par les tribunaux. En effet, l'industrie atomique est intervenue en appel jusqu'à la Cour Suprême, pour faire admettre que le niveau de radiations auquel les habitants ont été exposés à Three Mile Island était incapable de causer des atteintes à la santé et qu'en conséquent aucun cas ne pouvait être recevable. Ceci a été rejeté il y a un mois seulement (mars 1996), et la procédure vient enfin d'être ouverte pour des cas datant de 1979. Les 11 premiers cas seront jugés en juin 1996 au Tribunal Fédéral de Harrisbourg.

L'industrie atomique est intervenue une seconde fois, invoquant une loi qui réglemente l'audition des experts. Ils plaident qu'un expert ne peut témoigner que si sa méthodologie et ses résultats concordent avec ceux de ses pairs dans le domaine des atteintes à la santé radioinduites. Ils se sont auto-proclamés pairs dans ce domaine. En conséquence, 11 sur 12 des experts viennent d'être révoqués par la Cour. A présent les victimes en seront réduits à plaider sans l'assistance de leurs experts, ce qui représente un déni structurel du droit d'expression et de la justice légale.

J'aimerais attirer l'attention [...] sur ce que j'appellerai les dangers atomiques imminents qui nous menacent tous, étant donné que l'industrie atomique se prépare au prochain accident nucléaire. Je pense que les dangers inhérents à cette technologie ne sont pas seulement les accidents statistiquement prévisibles, inhérents à toute industrie, mais également les émissions routinières de matières radioactives au cours du fonctionnement normal.

J'estime que [...] (l'on) devrait se prononcer sur la définition extrêmement limitative des dommages radio-induits que donne la CIPR.

J'estime que [...] (l'on) devrait condamner l'absence de toute agence internationale chargée de la protection des travailleurs et des communautés menacées par cette industrie. La CIPR fait des compromis tenant compte des "impératifs" économiques. Elle ne parle pas en faveur de la protection contre les radiations. Aucun membre de la CIPR n'a jamais eu de formation spécifique dans le domaine de la santé publique ou de la médecine du travail. Plus de 50% d'entre eux sont des physiciens, ils défendent le compromis, car ils sont pratiquement tous liés à cette industrie.

J'estime que nous devrions reconnaître publiquement les souffrances humaines niées par l'AIEA. La revictimisation des victimes par cette administration doit être condamnée. Nous devons condamner le conflit d'intérêts qui existe au sein de l'AIEA, chargée de la promotion de l'industrie atomique dans les pays en développement. Les Nations-Unies donnent une crédibilité pseudo-scientifique à cette agence.

Mais j'estime que la question la plus importante est l'atteinte au milieu naturel, aux bases mêmes de la vie sur terre. Je recommande l'abolition de la CIPR et de l'AIEA, mesure essentielle pour un avenir viable. [...]

Dr. Bertell,
Tchernobyl, conséquences sur l'environnement, la santé, et les droits de la personnes,
Vienne, 12-15 avril 1996,
Tribunal Permanent des Peuples,
Commission Médicale International de Tchernobyl.

* Rosalie Bertell est présidente de l'International Institute of Concern for Public Health (Institut international pour la santé publique) de Toronto.

** En 1990, la CIPR était composée des personnes suivantes : Président : Dr. J. Beninson; Comision Nacional de Energia Atomica, Argentine, Vice-Président : Dr. H. Jammet, Directeur du Centre d'Etudes Nucléaires de Fontenay aux Roses, France, Secrétaire scientifique : Dr. H. Smith, Grande-Bretagne Membres : Professeur R.J. Berry et M. H.J. Dunster, Grande Bretagne, Prof. W. Jacobi, Allemagne, Dr. Li Deping, Chine, Prof. J. Liniecki, Pologne, M. C.B. Meinhold, Prof. A.K. Poznanski, Dr. W.K. Sinclair, USA, Prof P.V. Ramzaev, URSS, Dr. G. Silini, Autriche, Dr. E. Tajima, Japon. Au cours de 1990, les Dr. Tajima, Ramzaev, Poznanski et Berry ont été remplacés par les Dr. R.H. Clarke, le Professeur A.K. Guskova (la première femme, russe, spécialiste du syndrome d'irradiation aigüe) le Prof. F. Mettler (rédacteur de l'étude de l'AIEA en 1991 sur les conséquences de Tchernobyl sur la santé) et le Dr. S. Shigematsu.