Les problèmes de Tchernobyl sont enracinés très profondément dans notre société. Il s'agit vraiment de problèmes structurels. Nous devons identifier les mécanismes de répression structurelle qui sont à l'oeuvre ici. Nous devons également porter le problème de Tchernobyl devant l'opinion publique. On présente Tchernobyl comme un problème scientifique, mais c'est faux : Il s'agit de répression, de décisions politiques qui ont entraîné les conséquences dramatiques que nous observons.
Aujourd'hui, étant donné que la Conférence de l'Agence Internationale pour l'Énergie Atomique (AIEA) vient de réunir les auteurs du Rapport de 1991 sur Tchernobyl - ceux-là même qui ont déclaré que les problèmes ont été exagérés et que les maladies n'ont aucun lien avec la radioactivité - ces experts se trouvent au centre des critiques.
Cependant j'estime que les racines du problème
sont plus profondes encore. Elles ont précédé
ce qui s'est passé à l'AIEA. Cette organisation
n'est qu'une force de police qui applique de manière irrationnelle
des mécanismes préétablis. Actuellement,
c'est l'AIEA qui est la plus critiquée. J'estime que sa
manière d'appliquer le régime de protection contre
les radiations a été très cruelle, mais ce
n'est pas elle qui a créé ce régime.
Je travaille depuis 1968 comme chercheur sur les effets des radiations
sur la santé et j'ai été surprise de découvrir
dans la littérature que l'essentiel des recherches vraiment
détaillées ont été menées avant
1951.
A partir de 1951, un mythe s'est établi, selon lequel il
serait impossible de déceler les effets des faibles doses de radiations.
1951 est une date très importante, celle de l'ouverture
du site des essais atomiques en atmosphère au Nevada, le
premier site ouvert sur le continent américain. Les retombées de plus de 500 essais
atomiques se sont répandues dans tout l'hémisphère
Nord. A partir de cette époque, une propagande savamment
orchestrée décréta que les faibles doses
de radiations étaient sans danger, qu'il était impossible
de leur attribuer aucun effet négatif.
Lorsque nous regardons ce qui s'est passé
à Hiroshima et à Nagasaki, nous voyons qu'à
partir de ce moment, la recherche s'est pratiquement limitée
aux conséquences des scénarios de guerre. Il s'agissait
de savoir combien de personnes seraient tuées rapidement,
combien seraient hors d'état de combattre. Voilà
quelles étaient désormais les préoccupations
des chercheurs, et les calculs qu'ils ont effectués. Ils
ne s'intéressaient ni aux fausses couches ou avortements,
ni aux enfants mort-nés, ni aux enfants malades, ni aux
conséquences pour le long terme. Leur recherche était
très sélective et les dommages reconnus devaient
demeurer minimes. [...]
J'estime que le nombre
des victimes des radiations s'élève environ
à 32 millions de personnes, ce qui est un chiffre prudent
: travailleurs du nucléaire, population japonaise, victimes des essais
nucléaires en atmosphère et victimes des divers
accidents et incidents passés, Le plus grave d'entre eux
est la catastrophe de Tchernobyl, qui reste un épouvantable
désastre dont nous allons parler pendant ces deux prochains
jours.
Nous devons aussi évoquer la définitions que donnent
les bureaucrates de ce que l'on doit qualifier de "sérieux",
un "sérieux" qu'ils définissent pour l'ensemble
de la communauté. Cela ne concerne pas l'individu, le point
de vue individuel étant très différent.
Pour moi, 1954 constitue un autre tournant historique. En 1954
a eu lieu la première explosion réussie - du point
de vue des militaires - de la bombe à hydrogène.
La bombe H a donné une puissance de feu illimitée
à l'explosion atomique. La puissance de feu des bombes
atomiques du type de celles qu'on a utilisées contre Hiroshima
et Nagasaki reste limitée. Ce n'est plus le cas pour les
bombes à hydrogène. C'est donc en 1954 que les Etats-Unis
en particulier et les puissances occidentales ont décidé
de placer la bombe au centre de leur doctrine stratégique.
C'est de cette époque que date le lancement du programme
de l'atome commercial, soi-disant "pacifique", qui a
permis d'organiser toute l'Amérique du Nord en une grande
usine à bombes, y compris les mines d'uranium, les usines
d'enrichissement, mais aussi l'implication des universités
chargées d'enseigner la physique et les technologies nucléaires
etc. Il fallait s'assurer de la coopération des civils
et c'est de cette époque que date l'organisation de la
Commission Internationale pour la Protection contre les Radiations
(CIPR).
Née dans le secret des armes atomiques, cette organisation
a, dès sa création, baigné dans le secret
de la sécurité nationale. Il s'agit d'une commission
composée de 13 hommes** (jusqu'à l'arrivée
de la première femme en 1990), qui élabore toutes
les définitions et prend toutes les décisions. Ses
membres se remplacent par cooptation et s'auto-perpétuent.
Ce sont eux qui élaborent les recommandations pour les normes de radioprotection
qui sont ensuite adoptées par tous les pays et sur lesquelles
se basent en particulier les règlements appliqués
par l'AIEA. L'AIEA les a appliqués d'une façon très
cruelle, à Tchernobyl et dans tant d'autres occasions.
Il est très important d'étudier les documents de
la CIPR. J'ai été très choquée de
lire dans leur édition de 1990 qu'ils parlaient d'effets
"transitoires" des radiations, effets qu'ils estimaient
ne pas être assez graves pour être indemnisés
ou reconnus. Or il s'agit précisément des problèmes
dont souffrent les populations et qu'il faudrait faire connaître
au monde entier. L'existence de ces problèmes est niée
de manière constante par l'AIEA, alors qu'en réalité
elle est admise par la CIPR. La CIPR reste très discrète,
en retrait, en effet sa crédibilité professionnelle
est en jeu. Ces 13 "experts" ne peuvent se permettre
d'affirmer malhonnêtement que ces effets n'existent pas,
qu'ils n'ont aucun lien avec les radiations. Ils laissent aux
ingénieurs et aux physiciens de l'AIEA le soin de parler
des conséquences des radiations sur la santé. Ceci
est un aspect déterminant du problème.
Il y a plusieurs manières d'utiliser des définitions,
ce que l'Université de Harvard qualifie de "dysreprésentation".
Il y a des manières très habiles de mentir, si l'on
veut éviter d'être traîné en justice.
L'une est de définir "l'accident". Je ne connais
pas bien la définition exacte de l'accident de Tchernobyl,
mais je me souviens que pour Three
Mile Island, leur définition de "l'accident"
ne prend en compte que les 7 premiers jours : Tout ce qui s'est
passé par la suite tombe sous la définition de "décontamination".
Lorsqu'ils parlent des doses que les personnes ont reçues
suite à l'accident, ils les limitent en conséquence
aux 7 premiers jours. En outre, ils en soustraient la dose que
les gens auraient reçu en travaillant dans une centrale
nucléaire en fonctionnement normal, plus le rayonnement
de fond, plus les retombées des essais nucléaires
chinois (en atmosphère à cette époque), étant
donné que tout ceci était possible. La dose reçue
suite à l'accident comprend en conséquence ce qu'ils
ont effectivement reçu les 7 premiers jours seulement,
moins tout ce qu'ils auraient pu recevoir par ailleurs mais n'ont
pas reçu effectivement. Ceci constitue en soi une tromperie.
J'aimerais souligner la différence entre les conséquences
de l'accident de Tchernobyl et celles de l'accident de Bhopal
: à Bhopal, la plupart des effets étaient visibles
immédiatement. Il y avait des atteintes directes aux personnes
exposées, et ces atteintes étaient flagrantes, tant
pour ces personnes que pour le public. Les lésions dues
aux radiations quant à elles, se produisent au niveau de
la cellule et un certain temps de latence s'écoule avant
que la personne ne tombe malade. On ne fait donc pas immédiatement
le lien entre la maladie et l'exposition aux radiations. Lorsque
cette lésion affecte un spermatozoïde ou un ovocyte,
le résultat n'apparaît que dans les générations
suivantes. Il se perpétue et c'est précisément
cela que l'industrie atomique essaie de nier.
Les experts ont constamment minimisé les conséquences
génétiques et les conséquences pour les générations
futures. Comme une personne de Tchernobyl me l'a expliqué,
il s'agit d'un accident qui commence à petite échelle
et s'aggrave avec le temps. C'est l'inverse de ce qui se passe
après la rupture d'un barrage ou autres terribles catastrophes,
épouvantables au début, mais dont les effets s'atténuent
avec le temps. Tchernobyl au contraire s'aggrave sans cesse. D'un
point de vue psychologique, cet aspect est essentiel, car la crainte
de transmettre des lésions aux générations
futures augmente dans la population.
Je voudrais énoncer ici, [...] d'une
part les atteintes à la santé attribuées
aux radiations reconnues par l'AIEA, et d'autre part les atteintes
réelles qu'elle refuse de reconnaître. L'AIEA a créé
deux catégories, trois depuis qu'elle a été
obligée de reconnaître la leucémie.
Les experts reconnaissent tout d'abord les "cancers mortels
radio-induits", chaque mot étant essentiel. Ils reconnaissent
donc les cancers mortels, mais sont très réticents
pour admettre des cancers qui ne seraient pas mortels ou les tumeurs
bénignes. Par ailleurs ils ne considèrent que les
cancers "radio-induits", refusant d'admettre que les
radiations favorisent des cancers induits par d'autres causes.
C'est pourquoi ils imposent une limite de 10 ans et ne reconnaissent
aucun autre cancer comme ayant été radio-induit,
en particulier des cancers ayant été favorisés
par les radiations. Cette catégorie n'est pas indemnisée.
L'autre catégorie est constituée par "les maladies
génétiques graves chez des enfants nés vivants".
Ici aussi chaque mot a son importance. Il faut qu'il s'agisse
d'une "maladie génétique grave", c'est
à dire une maladie classique, codifiée, "maladie
très rare et très grave". Les atteintes les
plus courantes comme l'asthme ne sont pas reconnues. Il faut par
ailleurs qu'il s'agisse d"'enfants nés vivants",
c'est à dire qu'ils ne reconnaissent pas la mortalité
périnatale, ni les avortements causés par des malformations
congénitales du foetus.
En ce qui concerne les effets tératogènes, lésions
du foetus in utero, ils n'acceptent à présent
que "le retard mental grave" et ils limitent l'exposition
à 8 - 15 semaines de grossesse. Pour l'industrie atomique,
"le retard mental grave" implique l'incapacité
d'une personne à répondre à un salut, ou
l'incapacité de se nourrir elle-même. Rien d'autre
n'est retenu. Il s'agit visiblement d'états limites, alors
que les habitants des régions contaminées souffrent
d'une quantité d'autres maladies [...]. La plupart de ces
souffrances ne sont pas reconnues.
Nous devons comprendre que ce déni est d'ordre structurel,
inhérent à la situation politique. On a souvent
dit que la plupart des problèmes de Tchernobyl venaient
de ce qu'il s'agissait d'un régime communiste, et que les
structures politiques d'alors étaient responsables. Pourtant
le même degré de secret existe en Occident. J'aimerais
citer à titre d'exemple l'accident de Three Mile Island
qui s'est produit en 1979 aux Etats-Unis.
2000 victimes de Three Mile Island n'ont toujours pas encore
été entendues par les tribunaux. En effet, l'industrie atomique
est intervenue en appel jusqu'à la Cour Suprême,
pour faire admettre que le niveau de radiations auquel les habitants
ont été exposés à Three Mile Island
était incapable de causer des atteintes à la santé
et qu'en conséquent aucun cas ne pouvait être recevable.
Ceci a été rejeté il y a un mois seulement
(mars 1996), et la procédure vient enfin d'être ouverte
pour des cas datant de 1979. Les 11 premiers cas seront jugés
en juin 1996 au Tribunal Fédéral de Harrisbourg.
L'industrie atomique est intervenue une seconde fois, invoquant
une loi qui réglemente l'audition des experts. Ils plaident
qu'un expert ne peut témoigner que si sa méthodologie
et ses résultats concordent avec ceux de ses pairs dans
le domaine des atteintes à la santé radioinduites.
Ils se sont auto-proclamés pairs dans ce domaine. En conséquence,
11 sur 12 des experts viennent d'être révoqués
par la Cour. A présent les victimes en seront réduits
à plaider sans l'assistance de leurs experts, ce qui représente
un déni structurel du droit d'expression et de la justice
légale.
J'aimerais attirer l'attention [...] sur ce que j'appellerai les
dangers atomiques imminents qui nous menacent tous, étant
donné que l'industrie atomique se prépare au prochain
accident nucléaire. Je pense que les dangers inhérents
à cette technologie ne sont pas seulement les accidents
statistiquement prévisibles, inhérents à
toute industrie, mais également les émissions routinières de
matières radioactives au cours du fonctionnement normal.
J'estime que [...] (l'on) devrait se prononcer sur la définition
extrêmement limitative des dommages radio-induits que donne
la CIPR.
J'estime que [...] (l'on) devrait condamner l'absence de toute
agence internationale chargée de la protection des travailleurs
et des communautés menacées par cette industrie.
La CIPR fait des compromis tenant compte des "impératifs"
économiques. Elle ne parle pas en faveur de la protection
contre les radiations. Aucun membre de la CIPR n'a jamais eu de
formation spécifique dans le domaine de la santé
publique ou de la médecine du travail. Plus de 50% d'entre
eux sont des physiciens, ils défendent le compromis, car
ils sont pratiquement tous liés à cette industrie.
J'estime que nous devrions reconnaître publiquement les
souffrances humaines niées par l'AIEA. La revictimisation
des victimes par cette administration doit être condamnée.
Nous devons condamner le conflit d'intérêts qui existe
au sein de l'AIEA, chargée de la promotion de l'industrie
atomique dans les pays en développement. Les Nations-Unies
donnent une crédibilité pseudo-scientifique à
cette agence.
Mais j'estime que la question la plus importante est l'atteinte
au milieu naturel, aux bases mêmes de la vie sur terre.
Je recommande l'abolition de la CIPR et de l'AIEA, mesure essentielle
pour un avenir viable. [...]
Dr. Bertell,
Tchernobyl, conséquences
sur l'environnement, la santé, et les droits de la personnes,
Vienne, 12-15 avril 1996,
Tribunal Permanent des Peuples,
Commission Médicale International de Tchernobyl.
* Rosalie Bertell est présidente de l'International Institute of Concern for Public Health (Institut international pour la santé publique) de Toronto.
** En 1990, la CIPR était composée des personnes suivantes : Président : Dr. J. Beninson; Comision Nacional de Energia Atomica, Argentine, Vice-Président : Dr. H. Jammet, Directeur du Centre d'Etudes Nucléaires de Fontenay aux Roses, France, Secrétaire scientifique : Dr. H. Smith, Grande-Bretagne Membres : Professeur R.J. Berry et M. H.J. Dunster, Grande Bretagne, Prof. W. Jacobi, Allemagne, Dr. Li Deping, Chine, Prof. J. Liniecki, Pologne, M. C.B. Meinhold, Prof. A.K. Poznanski, Dr. W.K. Sinclair, USA, Prof P.V. Ramzaev, URSS, Dr. G. Silini, Autriche, Dr. E. Tajima, Japon. Au cours de 1990, les Dr. Tajima, Ramzaev, Poznanski et Berry ont été remplacés par les Dr. R.H. Clarke, le Professeur A.K. Guskova (la première femme, russe, spécialiste du syndrome d'irradiation aigüe) le Prof. F. Mettler (rédacteur de l'étude de l'AIEA en 1991 sur les conséquences de Tchernobyl sur la santé) et le Dr. S. Shigematsu.